Transhumance

David Frèche

Vue de la ville, la vie pastorale dans les Hautes-Pyrénées peut sembler folklorique. Elle a pourtant tous les traits d’un sacerdoce dont la solidarité est un pilier fondamental.

 

À l’ombre d’un figuier, je colle ma tête contre ce grillage comme si cela devait hâter sa venue. Tout ce que je vois est à travers ce losange de fer. C’est un petit rituel: attente paisible, excitation silencieuse et puis enfin, j’entends au loin les cloches. Je comprendrai bien plus tard que ce fut l’une des plus belles mélodies chantées à l’oreille du monde.

Comme tous les après-midis de ces étés bénis, mon berger arrive et je marche avec lui et ses brebis jusqu’au coucher du soleil.

Il a fallu presque quarante ans pour que cet enfant que j’avais laissé au fond de ma mémoire se rappelle à moi. La crise des agriculteurs grondait jour après jour; je voyais sur les chaînes d’information en continu ces hommes et femmes dignes lutter pour leur survie avec peu de mots. Face à leur détresse, c’est à lui, le berger de mes 6 ans, que je pensais. J’ai alors arpenté en vain le Var pour le retrouver, puis je me suis mis en tête de revivre l’essence de ces premiers jours.

C’était devenu une obsession, je posais cette question incongrue à toutes les personnes de mon entourage, parfois même des taxis ou des caissiers de cinéma: « connaîtriez-vous un berger ? » Le salut est venu du compagnon de l’une de mes plus chères amies, heureux maire d’une belle ville d’Occitanie, que je retrouvais un soir de début de printemps à Paris. Il fut touché par ma quête, nous nous sommes quittés sur sa promesse de « me trouver un berger ». L’édile tint parole et m’envoya quelques jours plus tard le numéro d’une certaine Océane. Je l’appelai, la conversation fut brève. Un nom aux senteurs d’écume pour passer de la vallée à la montagne, ça serait elle. Je devais la retrouver sur les hauteurs du petit village de Jézeau.

 
Je pénétrai le quotidien de débrouille d’un berger, cette litanie d’obstacles pour juste exercer son métier.
 

Au fond d’un petit sentier, elle s’affairait avec son compagnon dans cette salle sans douche, ancien relais de chasse qui avait été prêté pour la nuit par la commune. Trois chaises en plastique, une vieille table en bois, un matelas à même le sol, des skis… j’étais à l’heure pour un déjeuner improvisé sous le regard d’une large tête de sanglier empaillée.

Je pénétrai immédiatement le quotidien de débrouille d’un berger, cette litanie d’obstacles pour simplement exercer un métier qui suit pourtant les cycles de la vie. Au cours de ces premières agapes, j’apprendrai en vrac qu’un mouton est un bélier castré, qu’une brebis est une femelle reproductrice et que lorsqu’elle a moins d’un an, elle s’appelle agnelle et antenaise si elle a plus et qu’elle n’a pas mis bas.

Ma bergère se mérite, elle est bien plus loquace qu’au téléphone. Entre deux bouchées de tourte aux myrtilles, elle me détaille les étapes de ce cycle mortifère qui a conduit à la séparation des métiers de bergers et d’éleveurs. Au commencement, le loup obligeait à protéger le bétail en montagne, puis sa disparition pendant un temps a permis aux éleveurs de se concentrer sur leurs exploitations tandis que leurs bêtes pâturaient.

Parallèlement à cela, la réglementation et les marges rognées par la grande distribution ont contraint les paysans à augmenter leur taille de leurs exploitations pour survivre, les rendant esclaves des traites. Les métiers se sont ainsi éloignés.

Océane, elle aussi, a subi cette évolution. Bergère employée un temps, elle a eu le courage de se lancer, en ne faisant que « de la vente directe en colis ». Elle me donne les chiffres, les coûts, le prix de vente de 7 euros le kilo. J’ai beau les tourner dans tous les sens, l’activité ne peut être rentable. Elle comprend mes petits calculs mentaux et me dit simplement: « Je voulais travailler avec les brebis. » En discutant, elle me donne des bribes de son histoire. Elle ne vient pas d’une famille de paysans; adolescente, elle rêvait d’une vie sur la route, « en camion ». Il n’y a pas aujourd’hui de poids lourds, mais un ancrage nomade, une sédentarité bohémienne.

Elle me tend sa tasse pour que je puisse boire du café.

— En fait, les gens sont fainéants.

— Comment ça ?

— “Ce que j’aimerais être à votre place.” J’en peux plus d’entendre cette phrase. Après le covid, ils disaient tous qu’ils voulaient arrêter d’acheter en grande distribution, mais ils ne veulent pas faire l’effort. Ils aiment l’idée de nous aimer, ça leur fait du bien, mais ça ne va jamais plus loin. C’est la même chose là-haut: maintenant tout le monde veut du plein air, des expériences authentiques dans nos forêts et nos montagnes.

Elle insiste sur le « nos ».

— Mais dès qu’ils voient un chien de berger, ils portent plainte ou les tasent. Lorsque l’on monte en estive, c’est le choc des mondes.

Cette confrontation culturelle reviendra souvent. La géolocalisation a remplacé la géologie, la signalétique, les signes; le monde du relief est attaqué par la maladie du plat. Rien que dans cet anglicisme, outdoor, tout est dit : domination du globish, la norme est l’intérieur, la nature est finalement définie comme l’extérieur de la porte.

Je réalise que les éleveurs sont en réalité sous la pression de forces opposées: ceux qui les écrasent par le pouvoir et l’argent, ceux qui aiment les aimer mais finalement ne les souhaitent qu’en carte postale, enfin ceux des villes qui veulent leur donner des leçons d’environnement.

Après un petit tour au village d’Arreau, deux kilomètres plus bas, nous croisons Romain, autre éleveur et voisin de la nuit. Visage clair, regard bienveillant, sans préambule, ce sont les galères qui viennent. Machine en panne, agneau faible élevé au biberon qui ne survit pas, brebis qui boitent… J’ai l’impression que c’est un miracle quand les choses se passent bien. Devant la porte, Océane me confesse que ces conversations lui font du bien. Il n’y a pas chez elle de satisfaction malsaine des problèmes des autres, mais plutôt le confort de savoir qu’ils sont ensemble face à la fatalité. Une tribu de gens bien élevés qui parlent le premier dialecte des hommes.

Le lendemain à l’aube, nous retrouvons Jacques, le berger qui gardera cet été les 50 brebis d’Océane. Il y a plusieurs troupeaux: celui de Romain et également de Gilbert qui, à chaque fois qu’il crie de sa voix rocailleuse en occitan «Ven», me fait penser, avec sa cigarette en suspension sur ses lèvres, au berger de mon enfance.

Les gouttes de pluie restent rondes sur l’herbe, peignent la plaine d’argent.

Je suis face à la vallée: bandes jaunes en haut, tant de boutons d’or, du vert en bas, et soudain une coulée blanche avance vers nous. C’est Jacques qui guide les brebis.

Nous pouvons démarrer notre marche à ce moment précis, remplis de la beauté des choses. Le soleil naissant lave les esprits de tous les obstacles, tous les efforts. 

Comme pour Kerouac, mañana est ce matin synonyme de paradis. 

Oui, l’homme a besoin de cette transhumance qui redessine le relief de la carte postale pour guérir des convulsions d’une civilisation suffocante qui transforme l’héritage des pré-temps de l’homme en attraction pour touristes. ...

Vue de la ville, la vie pastorale dans les Hautes-Pyrénées peut sembler folklorique. Elle a pourtant tous les traits d’un sacerdoce dont la solidarité est un pilier fondamental.   À l’ombre d’un figuier, je colle ma tête contre ce grillage comme si cela devait hâter sa venue. Tout ce que je vois est à travers ce losange de fer. C’est un petit rituel: attente paisible, excitation silencieuse et puis enfin, j’entends au loin les cloches. Je comprendrai bien plus tard que ce fut l’une des plus belles mélodies chantées à l’oreille du monde. Comme tous les après-midis de ces étés bénis, mon berger arrive et je marche avec lui et ses brebis jusqu’au coucher du soleil. Il a fallu presque quarante ans pour que cet enfant que j’avais laissé au fond de ma mémoire se rappelle à moi. La crise des agriculteurs grondait jour après jour; je voyais sur les chaînes d’information en continu ces hommes et femmes dignes lutter pour leur survie avec peu de mots. Face à leur détresse, c’est à lui, le berger de mes 6 ans, que je pensais. J’ai alors arpenté en vain le Var pour le retrouver, puis je me suis mis en tête de revivre l’essence de ces premiers jours. C’était devenu une obsession, je posais cette question incongrue à toutes les personnes de mon entourage, parfois même des taxis ou des caissiers de cinéma: « connaîtriez-vous un berger ? » Le salut est venu du compagnon de l’une de mes plus chères amies,…

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