Respirations

RÉGIS JAUFFRET

 

Saison des pluies. 13h20. Dans le train qui me ramène de Rouen, un contrôleur me persécute jusqu’à ce que je lui verse 80 euros. Le billet en ma possession n’est pas valide.
– Il vous donne droit uniquement à l’accès au train de 14h01.
Ce qui fait de moi un passager clandestin. Je venais pourtant — dans les salons d’honneur de l’Historial Jeanne-d’Arc — de prêcher Flaubert et protester contre la raréfaction du langage qui depuis une quinzaine d’années entraîne la dégringolade du quotient intellectuel de tout l’Occident, mais Gustave moqua jadis la modernité, le télégraphe, ainsi que l’extension du chemin de fer et, aujourd’hui encore, la SNCF lui en garde rancune et le hait. D’ailleurs — oyant le nom de l’écrivain — le contrôleur baissa son masque chirurgical pour mieux me ricaner à la gueule.
– Mais je vous écris depuis Paris.

À l’heure où je frappe ces lignes, l’air est certes pollué mais il est respirable. En tout cas, ne suis-je pas essoufflé à l’excès en nageant à la piscine Armand-Massard et en me débattant contre l’insomnie. Chaque soir, de ma fenêtre, je peux voir la joie des clients aux terrasses des restaurants et compter les visages épanouis des spectateurs sortant des cinémas en causant.
– L’air n’est pas le même dans toute la capitale.

Plus vous vivez proche du périphérique plus vos chances de mourir d’un AVC dans l’année sont grandes. Les enfants des malheureux qui travaillent dans des immeubles de bureaux à ras de ce torrent de voi- tures porteront plainte dans quelques années contre les employeurs de leurs parents décédés à la fleur de l’âge. Dans d’autres lieux, la délinquance fout en l’air l’existence de la population, celle des honnêtes rasant les murs, celle des délinquants qui se feront violer dans les prisons françaises avec la bénédiction des juges et des patrons de geôle. Je me demande pourquoi, en buvant un café debout à la cuisine face au grand frigo gris, je me souviens de la mort de Jean-Paul Belmondo. Toutes ces imbécillités proférées par des gens qui ne le connaissaient pas et prétendaient avoir perdu un père, un frère ou leur meilleur copain.
– J’ai perdu quelques semaines plus tôt un ami de jeunesse.

Ce fut comme si un pan de ma vie s’effondrait. J’ai pensé à la banquise quand on voit soudain plusieurs tonnes de glace se détacher et s’en aller jouer les icebergs dans l’océan. L’hommage rendu à cet acteur par les corps constitués a atteint les sommets du ridicule. Ne manquait plus que la phrase de Georges Pompidou à la mort du général de Gaulle.
– La France est veuve.

Maudits soyez d’avoir ridiculisé pareil artiste sous prétexte qu’il n’était plus assez ingambe pour — d’une triomphante érection — faire sauter le couvercle du cercueil et s’évader de la sinistre cour d’honneur des Invalides accroché à la queue d’un drone. Partout dans la ville, des pauvrissimes irriguent rues et avenues d’une marée de marchandises. Provisions ménagères, repas chauds, livres, objets technologiques et tout ce qui peut tenir dans un sac à dos. Des vélocipédistes écologiques dont les coups de pédale ne produisent pas de CO2 mais qui, en pleine hyperventilation, gavent leurs poumons de gaz issus de pots d’échappement ainsi que d’autres substances qui leur vaudront un cancer des bronches dès la trentaine.
– L’air du temps ?

L’air que je respire à Montparnasse est plus proche de celui que respirait ici même un écrivain de mon âge en 1921 que celui d’un sans-abri d’aujourd’hui, qui d’ailleurs aurait toutes les chances d’être mort avant de l’avoir atteint. Mais je ne suis pas un doloriste et, comme vous, j’essaie de tirer profit du privilège d’être en vie. Je me promène le long du temps, passerelle, fil tendu entre le berceau et les spéculations métaphysiques. Seulement, je ne peux m’empêcher d’essayer de comprendre, de prévoir, de chercher sur quelle pente dégringole notre époque, de prédire demain. Ainsi ce monde d’après la covid auquel l’humanité aspire, ce monde amélioré, boosté, apaisé, doux comme le cashmere, je ne le vois pas poindre.
Pour avoir fait des millions de morts, cette pandémie ne fut pas pour autant une guerre mondiale, mais
– faute d’avoir isolé les plus vieux afin qu’ils puissent continuer à occuper les postes de pouvoir et déblatérer dans les médias – la jeunesse a été sacrifiée. On lui a infligé claustration et oisiveté. On l’a condamnée à n’être plus reliée au monde que par une connexion. L’épreuve a duré assez longtemps pour modifier ses fondamentaux inté- rieurs, pour l’endommager, pour qu’en définitive elle devienne autre qu’elle n’aurait été.

Je ne peux m’empêcher de sauter dans les têtes des gens que je croise. Le climat qui règne dans les cerveaux contemporains ne rappelle que de loin celui dont nous parlent les commentateurs qui nous décrivent chaque jour la réalité dans laquelle nous nous ébrouons. D’après mes incursions, les électeurs se soucient peu de l’immigration, de l’identité française, et ne recherchent ni l’amour ni le bonheur. Ils ont peur que soit compromise leur subsistance, de n’avoir plus assez d’euros pour faire avancer leur famille et en être réduits à la pousser sous les risées comme une guimbarde — les enfants affolés secouant leur iPhone de l’an passé, les vieux effarés de voir leur retraite absorbée par l’entraide familiale comme une louchée d’eau par le Sahara, et leur conjoint déchiffrant tête basse les prix dans les allées des hypermarchés en cherchant promos et rabais.

Je respire l’air du temps contenu entre les murs où se déroule le plus clair de ma vie. Mon bureau donne sur un toit recouvert de gazon synthétique et de buissons artificiels pour donner aux hélicoptères une impression de canopée. Je n’arrive pas à me départir de ce sentiment d’angoisse qui m’enrobe comme une combinaison de plongée. Mon âme comprimée fait peine à voir. Quand elle descend l’escalier, certains voisins se plaignent qu’elle effraie les enfants. Je vais acheter un petit chien joyeux pour faire diversion. Je fais tous mes efforts pour me fondre dans la gaieté générale. Vous verrez, je passerai l’hiver et, au printemps, on me prendra pour l’incarnation du bonheur....

  Saison des pluies. 13h20. Dans le train qui me ramène de Rouen, un contrôleur me persécute jusqu’à ce que je lui verse 80 euros. Le billet en ma possession n’est pas valide. – Il vous donne droit uniquement à l’accès au train de 14h01. Ce qui fait de moi un passager clandestin. Je venais pourtant — dans les salons d’honneur de l’Historial Jeanne-d’Arc — de prêcher Flaubert et protester contre la raréfaction du langage qui depuis une quinzaine d’années entraîne la dégringolade du quotient intellectuel de tout l’Occident, mais Gustave moqua jadis la modernité, le télégraphe, ainsi que l’extension du chemin de fer et, aujourd’hui encore, la SNCF lui en garde rancune et le hait. D’ailleurs — oyant le nom de l’écrivain — le contrôleur baissa son masque chirurgical pour mieux me ricaner à la gueule. – Mais je vous écris depuis Paris. À l’heure où je frappe ces lignes, l’air est certes pollué mais il est respirable. En tout cas, ne suis-je pas essoufflé à l’excès en nageant à la piscine Armand-Massard et en me débattant contre l’insomnie. Chaque soir, de ma fenêtre, je peux voir la joie des clients aux terrasses des restaurants et compter les visages épanouis des spectateurs sortant des cinémas en causant. – L’air n’est pas le même dans toute la capitale. Plus vous vivez proche du périphérique plus vos chances de mourir d’un AVC dans l’année sont grandes. Les enfants des malheureux qui travaillent dans des immeubles de bureaux à ras de ce torrent…

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