LEÇONS D’AMAZONIE

Pascale Desclos

À 60 ans, l’archéologue Stéphen Rostain est le meilleur spécialiste français de l’histoire de l’Amazonie. Il nous parle de son expérience et du mode de vie des Amérindiens avant l’arrivée des conquistadors, une source d’inspiration pour nos sociétés dramatiquement déconnectées de la nature.

 

En 2001, quand j’ai été nommé chercheur au laboratoire Archéologie des Amériques, rattaché au CNRS et à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, j’ai dû remplir une fiche sur mes états de service. Pour renseigner la case “Santé”, j’ai griffonné une page entière. Mes collègues l’ont gardée tellement elle les faisait marrer : balafré au visage par une liane rouge de la forêt vierge, terrassé en Équateur par une fièvre typhoïde, dévoré aux jambes par une colonie de fourmis rouges sur laquelle j’avais uriné par mégarde, la main gonflée comme un ballon de foot à la suite d’une piqûre de palmier vénéneux, bouffé au sang par les tiques et les moustiques, des vers en veux-tu en voilà... J’ai eu droit à tout, et je vous passe les tarentules, assez agressives, ces petites bêtes-là, quand on les déloge de leur terrier. Mais j’ai survécu. Et après tout, j’ai eu ce que je voulais. Que suis-je allé chercher en Amazonie quand j’ai débuté ma carrière d’archéologue, au milieu des années 1980 ? Certainement pas la gloire, ni la richesse. Évidemment, l’aventure. Mais surtout, à l’époque, une réponse à une énigme née quelque cinq cents ans auparavant, après la découverte de l’Amérique : pourquoi les peuples d’Amazonie n’ont-ils pas de passé, pas de culture, pas d’histoire ? Depuis, les recherches et les fouilles ont apporté des réponses : avant l’arrivée des conquistadors, les Amérindiens vivaient nombreux et prospères dans la plus grande forêt du monde. Ils ont géré les ressources de cet environnement a priori hostile durant des siècles, comme l’Occident n’aurait jamais su le faire. Comment ? En pratiquant la symbiose entre l’homme et la nature. Et dans la période de désordre écologique que l’on traverse aujourd’hui, leurs savoirs disparus pourraient s’avérer plus que précieux pour l’humanité.

Quand j’étais gamin, Brest n’était pas une ville très gaie. Détruite par les bombardements de la Seconde Guerre mondiale, elle a été reconstruite à la va-vite. Il y avait des marins en goguette, beaucoup de bars, peu de musées. Mais, après la pointe de la Bretagne, c’était l’océan et l’Amérique... En 1970, j’ai 8 ans et je dévore Le Temple du Soleil. Je sors de l’album d’Hergé fasciné par la civilisation des Incas, les lamas qui crachent, la cordillère des Andes. Je dessine beaucoup, je m’invente des aventures sur les criques et les falaises de la presqu’île de Crozon, où ma mère et mon beau-père médecin possèdent une drôle de maison de vacances en métal démontable, la « villa Eiffel » de Morgat. Mon goût des voyages et de l’histoire vient d’un peu tout cela... Très tôt, ma décision est prise : je veux devenir archéologue, c’est mon Pérou à moi.

Arrivé en 5ème , je m’ouvre de ce projet audacieux à la conseillère d’orientation du lycée-collège de L’Harteloire, à Brest. Elle cherche un moment dans ses fiches et m’annonce officiellement : « Je ne trouve aucune filière pour ça, il vaudrait mieux que tu réfléchisses à un vrai métier. » Mais moi, peu de temps après, j’entends parler de l’association Rempart, qui engage des bénévoles pour sauvegarder des monuments dans toute la France. À 16 ans, j’ai l’âge requis pour m’inscrire sur un chantier de fouilles. Pendant les vacances d’été, en pays catalan, je connais mes premiers émois archéologiques au château de Rodès, une austère forteresse en ruine du xie siècle, perchée au-dessus de la vallée de la Têt. Les années suivantes, je rejoins le chantier de l’abbaye médiévale de Marcillac, près d’Angoulême, en Charente. Ça se confirme : retailler des pierres, consolider des murs branlants, j’adore ça ! Bac en poche (section B, économie, les mystères de l’orientation), je quitte ma Bretagne natale et je “monte” à Paris poursuivre mes études.

Centralisme oblige, au début des années 1980, la Sorbonne est la seule université en France à proposer un enseignement d’archéologie de la Méso-Amérique, l’aire culturelle autrefois occupée par les civilisations précolombiennes. Et encore ! On n’a pas 40 000 choix pour se spécialiser : c’est les Aztèques, ou les Mayas. J’opte pour les Mayas et j’engage un mémoire de maîtrise sur les vases de l’époque protoclassique. Pour m’imprégner du terrain, je pars en Amérique latine en mode routard, je bourlingue du Bélize, à la veille de son indépendance du Royaume-Uni, au Guatemala, en pleine guerre civile sanglante, avant d’atterrir au Mexique. Là, coup de chance, je rencontre Roman Pina Chan, le pape de l’archéologie mexicaine. À cette époque, c’est déjà un monsieur d’un certain âge, mais on sympathise et il me prend sous son. aile. Grâce à lui, je participe bénévolement pendant quelque temps aux fouilles du site de Teotihuacan, dans la vallée de Mexico ; pour gagner ma vie, je joue au poker avec les ouvriers de mon équipe. C’est là-bas que je tombe vraiment amoureux du monde
Àamérindien.

 

 

23 ans, fort d’autres expériences de fouilles à droite à gauche, je pars faire mon service civil en Guyane française comme VAT – volontaire d’aide technique – dans une association d’archéologie et d’ethnologie locale. Soyons francs : on y passe surtout notre temps à chasser en forêt le tapir ou le tatou, qui étaient servis dans les gargotes du cru en ce temps-là. Qu’importe, je découvre un nouveau monde... À cette époque, la Guyane, à 700 kilomètres au nord de la bouche de l’Amazone, est encore une terra incognita archeologica. Quasiment rien n’a été publié sur son histoire ancienne, si ce n’est quelques articles dans le Journal de la Société des américanistes. Tous les objets retrouvés sur cette terre d’orpaillage – poteries, papillons exotiques, bois tropicaux, tête de bagnard condamné à la guillotine conservée dans un bocal – remplissent le musée Alexandre- Franconie, installé dans une vieille maison créole de Cayenne. Ce qui me motive d’emblée, c’est d’extraire de l’information du foisonnement végétal de la forêt. Alors j’arpente la savane battue par la pluie, je remonte les fleuves dans la pirogue de La Poste, j’atterris dans de minuscules villages amérindiens où j’installe mon hamac, sous un carbet, je dîne de galettes de manioc et de sardines en boîte à la lueur d’une lampe-tempête. Au fil de mes expéditions, je récolte des tessons de céramique et des cailloux. Certains se révèlent être des haches de pierre, d’autres des outils anciens...

Aujourd’hui, l’Amazonie, si mal-menée soit-elle par la déforestation et autres lucratives activités occidentales, occupe une place centrale dans la recherche scientifique, notamment dans la quête de ressources vitales et l’étude de l’avenir de l’humanité. Pour la comprendre, il faut garder à l’esprit ses proportions gigantesques. Elle s’étend sur 7 millions de kilomètres carrés, quasiment la superficie de l’Australie. À la première place mondiale devant le Nil, son fleuve principal possède une vingtaine d’affluents et s’écoule sur environ 6 800 kilomètres. Dans le delta du bas Amazone, on voit en une journée passer autant d’eau qu’en restant deux ans à contempler couler la Seine à Paris. Son embouchure mesure 300 kilomètres de largeur. Le fleuve déverse dans les océans 18 % du total d’eau douce de la planète. Et, je le découvre aussi peu à peu, la remarquable biodiversité de la région camoufle une diversité culturelle tout aussi riche.

Mais en 1980, l’Occident n’a encore d’yeux que pour les grands empires andins et mexicains, qui ont bâti temples, pyramides et cités de pierre. On admet facilement que le choc culturel, épidémiologique et démographique de la conquête européenne a entraîné ces civilisations sur la pente fatale. En Amazonie en revanche, presque tous les chercheurs présupposent que le mode de vie actuel domine depuis la nuit des temps, ignorant ainsi toute possibilité que d’autres sociétés indigènes, plus complexes, aient pu exister dans un lointain passé. Selon eux, ce désert humide n’a pu être occupé que par de petites tribus archaïques et semi-nomades. Cette vision, aussi méprisante que fausse, obscurcit le jugement des archéologues. Les rares explorateurs d’avant-guerre palliaient la pauvreté de leurs matériaux archéologiques par des mentions ethnographiques, un peu comme si, pour comprendre les Gaulois d’antan, on observait les bistrots parisiens d’aujourd’hui ! Il faut cependant reconnaître à l’archéologue américaine Betty Meggers, arrivée sur le terrain en 1948, d’avoir la première posé une réflexion structurée sur les vestiges précolombiens. À force de gratter à la pioche les îles et les rives du fleuve Amazone, elle finit par tomber sur des traces de vie ancienne : des pots, des bols, des assiettes, mais aussi des dizaines de jarres en forme d’œufs, 1,60 mètre de hauteur pour les plus hautes, aux cols ornés d’yeux, de nez et bouche humains, aux flancs peints de motifs multicolores et sculptés de petits personnages ou d’animaux modelés. Ces urnes funéraires contiennent cendres, os ou cadavres pliés et témoignent de l’existence de rites mortuaires élaborés bien avant l’arrivée des conquistadors. Mais pour Betty Meggers, ces poteries sont si raffinées qu’elle n’imagine pas qu’elles aient pu être conçues dans ce milieu tropical hostile qu’elle juge incompatible avec le développement de sociétés complexes. Elle pense donc que ce sont des habitants des Andes, descendus de leurs montagnes vers l’est, qui ont apporté leurs savoirs, et les ont perdus en chemin...
Je vais passer ma vie à prouver le contraire.

Pour donner du sens à tous les « cailloux » que j’ai récoltés, il me faut élargir mes recherches, faire de la cartographie chronoculturelle, explorer les grottes, m’intéresser à l’agriculture. Je décide de focaliser mes recherches sur l’Amazonie, avec pour sujet de thèse « l’occupation amérindienne ancienne de la Guyane ». D’après mon professeur d’université, « ça n’intéresse personne ». Admettons... Sauf que, chez les Mayas, il y avait 3 000 archéologues pour un site, alors qu’en Amazonie, le ratio était plutôt d’un archéologue pour 3 000 sites. C’est plus stimulant ! Et puis une vieille histoire me travaillait : celle du père Gaspar de Carvajal. Ce missionnaire a accompagné et relaté l’expédition de Francisco de Orellana traversant l’Amazonie de part en part, en 1541. Cette année-là, armés de toute leur morgue et assistés de plusieurs milliers d’Amérindiens des Andes avec leurs lamas, 220 conquistadors prennent la route de l’Est depuis Quito, dans les Andes équatoriennes. Ils partent à la recherche de l’or, bien sûr, mais surtout de la cannelle, une épice alors très convoitée et très rare. Après le passage du glacial col de Papallacta, à 4 000 mètres d’altitude, ils empruntent un sentier indigène descendant à pic vers l’Amazonie. Les dangers de la route, la moiteur tropicale, les attaques des autochtones... les hommes, et leurs lamas avec eux, tombent comme des mouches. À l’arrivée sur la rivière Napo, la nourriture vient à manquer. On construit alors un brigantin et on envoie une troupe de 58 hommes, commandée par Orellana, chercher des vivres en aval. Ces soldats ignorent encore que le Napo débouche sur l’Amazone, que leur expédition va durer sept mois et qu’ils ne reverront jamais leurs compagnons. En revanche, Gaspar de Carvajal, embarqué à bord avec ses feuilles, ses plumes et son encre, raconte par le menu le périple jusqu’à l’embouchure du fleuve. Les immenses villages entraperçus sur les rives ; la suite quasi ininterrompue d’établissements, souvent fortifiés ; les places ornées d’échafaudages, de tours, de portes et de statues de pumas, où les Indiens versent de la chicha pour l’offrir au Soleil... Le problème, c’est que, une fois revenus en Espagne, personne ne croit nos touristes involontaires. Dans les siècles qui suivent, les autres explorateurs ne découvrent que des rives le long desquelles ils ne croisent pratiquement pas d’Amérindiens.

Et pour cause. Les épidémies importées par les nouveaux arrivants ont fait des ravages : 90 % de la population décimés en quelques décennies, ça vous change un pays !

Après quelques détours par le Brésil, le Mexique, le Guatemala, me revoilà officiellement en poste en Guyane française, doté d’une bourse et d’un labo. J’ai en tête d’organiser des expéditions de prospection aérienne. Quelques voix bien intentionnées tentent de me dissuader, au prétexte que je n’ai aucune chance de voir quoi que ce soit dans cette « Camargue tropicale », où les forêts et les savanes humides forment un couvert touffu. Mais en bon Breton, je suis têtu et tente tout de même ma chance en embarquant sur un ULM. Ce jour-là, suspendu à mon frêle engin à moteur, je survole les marécages adossés au Centre spatial de Kourou, dans l’espoir de repérer d’éventuelles structures archéologiques. Soudain, depuis le ciel, je découvre des centaines de buttes harmonieusement disposées dans les marais. Difficile de décrire mon excitation à ce moment précis. Alors que je mitraille le paysage avec mon appareil photo, c’est la révolution dans ma tête : ces formations sont si nombreuses et si bien ordonnées qu’elles semblent avoir été érigées par la main de l’homme. Pourrait-il s’agir de vestiges de champs remontant à l’époque précolombienne ? Un de ces immenses villages d’agriculteurs mentionnés cinq siècles auparavant par Gaspar de Carvajal ?

Je dois en avoir le cœur net. À peine posé au sol, je pars immédiatement en quête de ces étranges structures. Les pieds dans l’eau, la tête brûlée par le soleil, je sillonne la plaine inondée pendant des jours. Mais les savanes côtières de Guyane ne se dévoilent pas aisément. Dans ces grandes étendues marécageuses, on se perd facilement : il y a trop d’horizon et c’est toujours le même. L’air est saturé d’humidité, le thermomètre oscille autour de 30°C.

À force de tremper dans l’eau, même les sabots des vaches sont mous. Je finis par débusquer ces diablesses de buttes, camouflées dans leur écrin de verdure. Hautes de moins d’un mètre, elles ne se distinguent que par leur légère différence de couleur : couvertes de graminées vert clair, elles tranchent avec les bas-fonds humides et vert sombre. À mon retour, l’enthousiasme retombe de quelques crans : personne ne veut croire que les anciens Amérindiens, ces pauvres sauvages emplumés, aient pu un jour bâtir de tels monticules ; ce doit être l’œuvre de la nature, ou peut-être celle des bagnards de Cayenne, autre- fois employés aux travaux forcés. Pour démentir, il me faut des arguments scientifiques. Avec l’aide de l’Institut géographique national, je me forme à la technique très élaborée de la stéréoscopie et j’apprends à interpréter des milliers de vues aériennes en relief. Ce sont mes débuts dans l’archéologie du paysage en Amazonie...

Mais c’était il y a quarante ans, et les moyens techniques étaient encore trop frustes pour dater ces tertres, déterminer leur nature ou identifier les plantes qui y avaient été cultivées Tdans les époques antérieures.

Tout bascule au début des années 2000. On arrive alors à discerner plus précisément l’infiniment grand et l’infiniment petit. Sur le plan purement technique, le Lidar – un nouveau procédé de télédétec- tion fonctionnant avec des rayons laser qui « traversent » les arbres – offre une image incroyablement précise du modelé du sol. L’apparition de la mesure en archéologie permet de quantifier des micro-grains de quartz, de pollen, ou des isotopes sur les ossements. Autant d’innovations qui révolutionnent nos interprétations de fouilles et de vestiges. Une légion de spécialistes de divers horizons – paléobotanistes, archéomètres, paléoécologues, etc. – est invitée à me rejoindre sur le terrain. Certains ont été formés dans de prestigieuses universités locales, comme celles de São Paulo et de Belem, au Brésil. L’arrivée de femmes archéologues sur le terrain change aussi la donne : dans l’étude de sociétés anciennes, où la division sexuelle du travail était marquée, elles apportent des regards et des problématiques novatrices. Avec cette jeune génération de chercheurs, l’archéologie connaît enfin une évolution mentale, je dirais même morale. Les préjugés postcolonialistes s’effacent, l’eurocentrisme perd de l’adhérence, les politiques de restitution se multiplient partout. Les scientifiques ne confisquent plus leur histoire aux peuples, ils la partagent... Et l’arrogance baisse d’un ton. Associée aux progrès techniques, l’interdisciplinarité nous permet de récolter des informations précieuses.

Grâce à la cartographie et aux datations, nous découvrons que la plupart des aires inondables du littoral des Guyanes, du fleuve Berbice au Guyana oriental jusqu’à la presqu’île de Cayenne, en Guyane française, ont littéralement été transformées par les Amérindiens à l’époque précolombienne. Il y a un millénaire environ, les fermiers amazoniens savaient habilement tirer parti d’un milieu marécageux, rebutant de prime abord, en creusant et en rehaussant la terre sans limite. Sur un territoire traversé de chemins permanents, parsemé de tertres, de digues, de canaux, de fossés, de bassins et de réservoirs, ils cultivaient des champs surélevés capables de nourrir une population dense et prospère. Ils habitaient eux-mêmes au sec, dans des villages implantés sur les bancs de sable côtiers, généralement juste au nord des champs. Les espaces les plus en surplomb étaient utilisés durant la saison des hautes eaux, tandis que ceux plus bas servaient de préférence durant les basses eaux. Les fouilles archéologiques autour des anciens villages, couplées à l’analyse biologique des sols et des graines, nous renseignent sur les plantes cultivées autrefois. Surprise générale, l’alimentation ne reposait pas sur le manioc, contrairement à celle des groupes amazoniens actuels, mais sur le maïs, systématiquement présent. Pour autant, pas de monoculture, les buttes recèlent aussi des restes de courge, d’igname, de patate douce, de piment, autant de plantes domestiquées de longue date par ces fermiers... Assez incroyablement, ces monticules abandonnés ont résisté à l’érosion grâce aux fourmis champignonnistes qui les ont colonisés. Ces insectes rapportent dans leur nid des feuilles découpées en forêt, les mastiquent et en font un compost pour cultiver des champignons dont ils se nourrissent. Leur activité a permis d’enrichir le sol en matières organiques et de le stabiliser. Un bel exemple de résilience environnementale !

Ces vingt dernières années, la grande forêt amazonienne n’a cessé de nous révéler d’autres secrets sur les peuples qui y vivent depuis au moins 13 000 ans. Outre ces champs surélevés, on y a découvert des peintures rupestres extraordinaires, notamment dans les grottes ornées de Chiribiquete et de la Lindosa, véritables Lascaux amazoniennes, au centre de la Colombie, ainsi que des céramiques de toute beauté, des traces anciennes de la domestication des plantes, un réseau tentaculaire de routes et de chemins, dont certains larges de 40 mètres et bordés de tours de guet. À la manière d’une gigantesque toile d’araignée, ces voies permettaient la circulation des habitants et des biens entre des centaines de sites habités et cultivés. Elles expliquent aussi la flambée des maladies venues d’Europe après la conquête européenne, les germes fatals circulant vite au rythme des nombreux voyageurs empruntant ces chemins. Les calculs restent difficiles, mais les géographes estiment la population amazonienne à environ 8 millions de personnes avant l’arrivée des conquistadors, au xve siècle. Seuls 10 % d’entre elles survécurent au choc de la rencontre. Les Amérindiens d’aujourd’hui sont donc des héritiers, certes, mais aux cultures reconstruites. À chaque nouvelle mission, les fouilles renouvellent les questions, la méthodologie, et, sur ce chemin en perpétuelle évolution, nous avons encore à comprendre comment les anciens Amazoniens ont réalisé la parfaite symbiose avec leur environnement. Ils ont su gérer la forêt et favoriser sa résilience, préserver sa biodiversité tant au niveau des plantes (avec une estimation de 14 000 espèces d’arbres) que des peuples (300 langues encore parlées). À l’inverse de la pensée occidentale, qui établit une frontière infranchissable entre l’homme et la nature, leur approche animiste accordait à tous les êtres vivants, plantes comprises, une intériorité comparable à la nôtre. Sans interaction avec le vieux monde avant l’an 1500 – les cinq derniers siècles sont une goutte d’eau à l’échelle du temps ! –, l’Amazonie a des milliers de choses à nous apprendre. À condition qu’on la laisse tranquille...

Et c’est tout le problème. Depuis le xviiie siècle, l’Occident n’a cessé de piller la forêt primaire, considérée au mieux comme un gisement de matières premières, au pire comme un obstacle au développement économique. Les premiers colons y ont razzié les bois précieux, tel le paurosa, le bois de rose, longtemps prisé pour ses fragrances épicées, le pernambouc, utilisé autrefois pour colorer en rouge les tissus, ou l’hévéa, le fameux arbre à latex. Ils y ont traqué la faune sauvage, du lamantin au jaguar, du caïman au pécari. Ils ont empoisonné et ils continuent d’empoisonner les rivières au mercure pour en extraire l’or. Depuis les années 2000, on est passé à la vitesse supérieure. En vingt ans, 500 000 kilomètres carrés de forêt – l’équivalent de la superficie de l’Espagne – ont disparu en Amazonie. La faute aux incendies volontaires et au déboisement sauvage. Le crime profite toujours aux mêmes : les lobbies agroalimentaires lancés dans une recherche frénétique de terres pour la culture intensive du soja ou l’élevage industriel des bovins ; les magnats de l’industrie minière, qui extraient le pétrole et la bauxite ; les multinationales de l’énergie, qui couvrent les fleuves de méga-barrages hydroélectriques, comme celui de Belo Monte, mis en route en 2016 sur le fleuve Xingu, au Brésil. Avant le démarrage de la première turbine, pendant la COP21 de Paris, le gouvernement du Brésil a symboliquement été reconnu coupable d’écocide et de violation des droits des peuples autochtones par le Tribunal international des droits de la nature, mais rien n’y a fait. Aux Amérindiens et aux cabocles, leurs descendants métis issus de la fusion indigène, africaine et européenne, ne restent que la misère, la révolte ou la mort. Les Gardiens de la forêt, ces activistes amérindiens qui ont pris les armes contre la déforestation illégale dans l’État brésilien du Maranhão ces dernières années, ont du mérite. Mais ils luttent avec les moyens du bord, en patrouillant à moto ou en pick-up pour prendre les bûcherons sur le fait, les expulser de leurs réserves, brûler les camions remplis de bois.

Beaucoup payent cette résistance de leur vie. Arrivé au pouvoir en 2019, le président brésilien Bolsonaro, lui, n’a qu’un mot à la bouche : la forêt amazonienne ne produit rien, c’est un territoire sauvage et inutile qu’il faut à tout prix rentabiliser. Affichant sans complexe ses tendances ultra-libérales, associées à une pensée climatosceptique, il cannibalise sa propre terre et ses habitants. Je le dis sans ambages : il est la pire chose qui soit arrivée à l’Amazonie et à ses habitants depuis Christophe Colomb. Pourtant, aujourd’hui plus que jamais, cette forêt reste d’intérêt mondial sur le plan climatique, écologique et humain. Son histoire, c’est aussi notre avenir.

 

Corps perdu

J’habite encore ce corps frêle et élastique,
Souple comme un bambou, élancé et plastique,
Ces jambes fuselées, complices du bitume,
Ces yeux émerveillés, ces lèvres d’amertume.
Il existe toujours, planqué au fond de moi,
Dérangé, bousculé, envahi par les ronces,
Dispersé par la vie, les ennuis, les émois,
La torpeur pesante où la vie nous enfonce.
Je sens toujours voler ces mèches sauvageonnes,
Qui ne s’agitent plus qu’au film de mes yeux,
Fantômes de bouclettes, mirages de cheveux,
Flottant sur l’écran flou de mes pupilles jaunes.
Mon cœur bat bien plus fort encore qu’à cette époque,
Mais mes amours ne sont qu’occasion et que toc,
Le briquet de mon âme de moins en moins inspire
Cette bougie fanée et boursouflée de cire.
Je devrais ramoner ce souffle qui s’encrasse,
Qui sort en hésitant comme pour s’excuser,
De ne plus exhaler cette insolence crasse,
De ne plus s’épanouir, de ne plus s’amuser.
Je l’habite vraiment ce foutu corps gracile,
Préservé dans ma chair comme un égo fossile,
Comme un enfant mort-né, avorté par le temps,
Et dont mes souvenirs, pourtant, me parlent tant.

—François Thomazeau

Illustration PHILIPPE CARON...

À 60 ans, l’archéologue Stéphen Rostain est le meilleur spécialiste français de l’histoire de l’Amazonie. Il nous parle de son expérience et du mode de vie des Amérindiens avant l’arrivée des conquistadors, une source d’inspiration pour nos sociétés dramatiquement déconnectées de la nature.   En 2001, quand j’ai été nommé chercheur au laboratoire Archéologie des Amériques, rattaché au CNRS et à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, j’ai dû remplir une fiche sur mes états de service. Pour renseigner la case “Santé”, j’ai griffonné une page entière. Mes collègues l’ont gardée tellement elle les faisait marrer : balafré au visage par une liane rouge de la forêt vierge, terrassé en Équateur par une fièvre typhoïde, dévoré aux jambes par une colonie de fourmis rouges sur laquelle j’avais uriné par mégarde, la main gonflée comme un ballon de foot à la suite d’une piqûre de palmier vénéneux, bouffé au sang par les tiques et les moustiques, des vers en veux-tu en voilà... J’ai eu droit à tout, et je vous passe les tarentules, assez agressives, ces petites bêtes-là, quand on les déloge de leur terrier. Mais j’ai survécu. Et après tout, j’ai eu ce que je voulais. Que suis-je allé chercher en Amazonie quand j’ai débuté ma carrière d’archéologue, au milieu des années 1980 ? Certainement pas la gloire, ni la richesse. Évidemment, l’aventure. Mais surtout, à l’époque, une réponse à une énigme née quelque cinq cents ans auparavant, après la découverte de l’Amérique : pourquoi les peuples d’Amazonie n’ont-ils pas de passé, pas de…

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