DES FEUX MAL ETEINTS

François Thomazeau

Dans les années 1970, un pyromane a mis le feu à 63 Méhari dans un seul arrondissement de Paris, jusqu’à la mort accidentelle d’une personne intoxiquée par les fumées. Cette série d’incendies a coïncidé avec la fin d’une certaine idée de la France.

Tu ne me connais pas. Tu es peut être mort. Mais je tenais à te faire savoir que je pense à toi souvent. Parce que tu as sans doute nourri sans le savoir le goût du mystère qui a fait de moi un journaliste, un enquêteur, accessoirement un auteur de polars.

En à peine plus d’un mois, du 28 décembre 1973 au 8 février 1974, tu as incendié 63 Citroën, exclusivement des modèles Méhari, pour l’essentiel dans le 13e arrondissement de la capitale. Pourquoi ? Que t’avait donc fait cette « voiture de plein air à deux places (quatre places en option) produite par la marque aux chevrons entre 1968 et 1987 » – selon la formule de Wikipédia –, pour que tu juges utile de la brûler ? Pas une fois. Soixante trois fois ! au rythme de deux par jour pendant cet hiver dont les archives météo me rappellent qu’il a été exceptionnellement doux. Tu ne cherchais donc pas à te réchauffer, un mobile comme un autre, alors que cherchais tu ? Où es tu aujourd’hui ? Combien de temps as tu porté en toi ce lourd secret ? Si tu lis ces lignes, appelle moi via le journal, je prendrai ta confession, et je te promets de ne jamais la divulguer.

Je me dis aujourd’hui que tu as peut être cherché à tuer un symbole, à tourner une page, à mettre fin à une époque. Si j’en crois la presse spécialisée, « la Citroën Méhari est présentée le 16 mai 1968 dans l’enceinte idyllique du golf de Deauville ». Tu lis cette phrase comme je le fais ? Mai 68. Golf de Deauville. Le choc des mots. Et cette voiture, développée artisanalement par le service « utilitaires » du constructeur français, est en plastique, ou plus exactement en acrylonitrile butadiène styrène (ABS), ce qui lui permet d’allier légèreté et résistance aux chocs, sinon aux flammes. Héritière de la 2CV, voire de la Citroën de la mythique Croisière jaune – un ParisDakar orientaliste couru dans les années 1930, qui a donné aux amateurs d’automobile des envies d’exotisme – la Méhari est la voiture d’un âge révolu.

Enfin, filles et garçons aux cheveux longs pouvaient à son bord ébouriffer leur tignasse au vent violent des grands Sud, de Palavas à Saint Trop’, libérés de la carrosserie d’un toit comme des mœurs rétrogrades d’une France bourgeoise balayée par Mai 1968. Est ce ce symbole que tu as voulu autodafer ? Comme Bourvil, qui détruit les antennes de télévision dans La Grande Lessive, le film de Jean Pierre Mocky sorti six mois après « les événements », as tu voulu défendre un monde en perdition, celui des berlines, des Pan hard, des Dauphine, des Ami6, des R8 et du carburant bon marché ?

C’est entre octobre 1973 et tes premiers méfaits, deux mois plus tard, que se produisit « le premier choc pétrolier ».

L’automobile, véhicule triomphant de la classe moyenne de l’après guerre et des Trente Glorieuses, allait peu à peu cesser de régner en maîtresse exigeante. D’occuper les trottoirs, les rues, les centres villes, les parkings qui, partout, remplaçaient les places, supplantaient les plantes, empiétaient sur la vie du piéton. Pressentais tu l’ignominie de ce consumérisme outrancier, de cette soif d’un ailleurs mercantile qu’incarnait trop bien la Méhari dans sa coque plastique aux couleurs psychédéliques ?
Je reprends mon enquête étymologique pour découvrir qu’un méhari est un dromadaire. Et que les méharées sont ces randonnées à dos de chameau organisées pour les toubabs par ces voyagistes en vogue à l’époque, qui vendent de l’évasion « intelligente », comme Nouvelles Frontières, fondé en 1967. Est ce à ceux là que tu t’at taquais, à ces bobos d’hier qu’on appelait babas ? À ce tourisme intrusif qui ne se savait pas encore post colonial ?

Toi seul as les réponses. Mais si tu es mort, tu es sans doute éteint, apaisé. Incinéré, peut être... Ce serait cocasse.
Reprenons le fil de tes exploits.

Le 27 décembre 1973 à Paris, une Méhari est incendiée dans une rue du 13e arrondissement. Je n’ai pas trouvé trace de cette info dans la presse de l’époque. C’est normal, tu n’es pas encore un serial grilleur. Tu n’en es encore qu’à ton coup d’essai. Quoique. La PJ aurait déjà pu avoir la puce à l’oreille car, en octobre 1972 – toi, déjà ? –, une quinzaine de Méhari étaient parties en fumée dans le 18e. Sans qu’on retrouve leur incendiaire. Que s’est il passé ? Tu as déménagé ? Ou le pyromane de Pigalle t’aura inspiré. Étiez vous un gang, une société secrète ? Nous en reparlerons…

27 décembre. Presque le lendemain de Noël, dans ce no man’s land des fêtes entre deux réveillons, où tout est à l’arrêt, où tous cuvent, où les sapins brillent de mille feux, où la télé repasse des films éculés. Tu étais seul ? Tu t’ennuyais ?
Eh bien figure toi que tu as fait des émules. Et ce jusqu’à aujourd’hui. En 2006, le directeur départemental de la sécurité publique du Nord, Jean Chabrol, s’interrogeait sur les raisons pour lesquelles les incendies de véhicules, si fréquents dans sa région pendant les fêtes de Noël, flambaient uniquement en France, et ne se produisaient nulle part ailleurs, pas même de l’autre côté de la frontière, en Belgique.

« On ne connaît pas un phénomène de cette ampleur ailleurs dans le monde. Sauf le 1er mai en Allemagne, dans le BasRhin, où cela semble une tradition comme le triste jeu de fin d’année », expliquait-il au Monde. Selon lui, ces dégradations remontaient aux années 19721973, quand un incendiaire de Méhari sévissait à Paris : « Il n’a jamais été pincé. Ensuite, on se souvient d’émeutes dans la région RhôneAlpes. Puis c’est devenu une habitude ludique. »

Tu as vu ce que tu as fait ?Tu as mis le feu aux poudres ! Et tu n’en as pas honte ? Non, sans doute pas.

Alors qu’importe que les incendies de 1972 se soient produits en octobre, nous attribuerons ta subite lubie au blues des fins d’année. Et, je l’ai dit, tu n’y es pas allé de main morte. Deux par jour, parfois trois, ou quatre ! Un feu d’artifice de Noël.
Je ne sais pas vraiment à quel moment la police, remise de ses propres agapes, a commencé à s’affoler. Mais dès les premiers jours de janvier, elle est sur les dents. De jour en jour, d’exploit en exploit, les hommes à tes trousses se font plus nombreux. L’enquête est confiée à un « grand flic », Pierre Ottavioli, commissaire corso marseillais qui avait dirigé les investigations sur l’affaire Markovic en 1968, ou sur la disparition de Mehdi Ben Barka en 1965. Te voilà donc en belle compagnie au rayon des dossiers irrésolus, ces cold-cases dont l’appellation s’applique plutôt mal à tes agissements.

En tout cas, tu peux être fier de toi. Tes petits feux de joie ont mis le pied à l’étrier à plusieurs générations d’incendiaires de bagnoles, mais aussi à de futurs ténors de la Police nationale. Plus tard patron du RAID, JeanLouis Fiamenghi raconte dans ses Mémoires comment, jeune enquêteur, il a planqué des semaines dans le 13e, dans l’espoir de te surprendre : « Chaque soir, dès la nuit tombée, je me suis retrouvé dans la rue avec des collègues aussi jeunes que moi, fraîchement embarqués dans la police et prêts à en découdre. Notre mission avait le mérite de la simplicité : repérer des Méhari et monter une surveillance dans leur péri mètre immédiat. Mais au lieu de planquer sur ces seules voitures, avec mes coéquipiers, nous avons élargi le dispositif pour interpeller des roulottiers, qui étaient alors très nombreux. Les autoradios étaient l’une de leurs proies favorites. Du coup, pendant près de six mois, nous avons fait grimper les chiffres de la Brigade pour le plus grand bon heur du commissaire Ottaviolli, qui a finalement décidé de nous intégrer dans les rangs de ce qui allait devenir la BRB, la Brigade de répression du banditisme, en 1975. »

J’ai aussi retrouvé Pierre Folacci, autre flic corso marseillais lancé à cette époque dans cette traque implacable pour te prendre sur le fait : « Il y avait ce pyromane obsédé par les Méhari qui traînait et toute la PJ était sur le coup. La ville était découpée en secteurs, et il y avait des équipes sur chaque arrondissement. Chaque service de PJ planquait toutes les nuits sur les Méhari qu’on trouvait. On en choisissait une ou deux au hasard sur le secteur dont nous étions chargés et on se mettait en surveillance. Ça a duré des semaines », se rappelle-t-il. Il sourit au souvenir d’une planque devant une pissotière servant de lieu de rendez-vous galant à des hommes du quartier, qui avaient pris pour un des leurs l’un de ses collègues, assoupi dans la voiture banalisée.« Je pense qu’ils étaient plusieurs, poursuit Pierre Folacci, parce que les feux éclataient partout en même temps. Il (ou ils) nous a bien roulés dans la farine, en tout cas. On était tous en planque parce qu’on n’avait pas une piste, pas un tuyau, un truc de fou ! »

Ah ! Tu t’es bien moqué d’eux, des pandores, des condés. Qu’ils surveillent une Méhari, tu en brûlais une autre, à quelque pas de là, presque sous leurs yeux. Les automobilistes parisiens, prudents, évitaient d’ailleurs de garer leur voiture à proximité de ton modèle de prédilection. On n’est jamais assez prudent. Début février, alors que le nombre de tes victimes de plastique dépassait la cinquantaine, ils étaient 150 flics, affectés presque à temps plein à la surveillance de tes méfaits et gestes. Planqués dans l’embrasure des portes, perchés dans les arbres, camouflés dans leurs véhicules de service.

Il ne se passe jamais grand chose en janvier. Et c’était encore le cas en 1974. Le franc se mettait à flotter et quittait le « serpent monétaire européen ». La gauche déposait une motion de censure, rejetée par la majorité de droite. Le premier Salon international de la bande dessinée d’Angoulême était inauguré... La télévision régionale vivait ses premiers instants.
Alors tu étais vraiment une aubaine pour la presse, la radio, la télé. Toi, « le pyromane aux Méhari ». Et plus les médias parlaient de toi, plus la PJ fulminait. Dans ma radio, au petit déjeuner, sur France Inter, JeanLuc Hees n’hésitait pas à interroger le psychiatre Yves Roumajon pour tenter de découvrir ce qui te motivait : vengeance, perversion, ego ?
« Parmi les pyromanes, il y a d’abord les vaniteux qui mettent le feu pour qu’on parle d’eux – Néron est le plus célèbre –, et puis il y a les pompiers incendiaires, au premier rang de la lutte contre le feu, qui se couvrent de gloire jusqu’à ce qu’on découvre qu’ils sont les auteurs de l’incendie contre lequel ils luttaient. Et puis il y a une série de gens, comme les alcooliques agressifs, qui agissent par vengeance, les débiles mentaux caractériels, qui mettent le feu pour détruire le bien d’autrui et parce que cela leur donne un sentiment de puissance considérable. Il y a enfin le petit “ débilard ” qui agit par jeu et qui, généralement, ne fait pas de grand feu. Et puis, dans ce genre d’épidémie, beaucoup de gens en profitent pour se lâcher, c’est le l’opportuniste qui en profite pour foutre le feu à la voiture de son voisin pour s’amuser, pour faire un coup fumant, et qui fera porter le chapeau au pyromane des Méhari. Jusqu’où ça peut aller ? Jusqu’à Néron qui regarde brûler Rome, ou Hitler contemplant l’Europe partir en fumée. »

C’était donc toi, ça ? Un Hitler aux petits pieds ? Qu’as-tu fait par la suite ? De la politique ? Celle de la terre brûlée ?
Si l’on reprend, cas par cas, le profiling du professeur Roumajon, jouons à cocher les bonnes cases. Vaniteux ? Sans doute. Sauf que tu n’as jamais parlé, tu ne t’es jamais vanté de tes exploits, tu n’as rien revendiqué. Tu as même laissé un innocent s’accuser à ta place, un mythomane, un masochiste du nom de Claude Sotéro, qui s’est laissé embastiller, du côté de Marseille, avant que la police n’admette que rien ne se tenait dans sa déposition.

Pompier incendiaire ? Et pourquoi pas flic ? Tu te serais amusé à mobiliser les forces de l’ordre, et à ricaner en planquant avec eux ? Mais pour quoi faire ? Pour te couvrir de gloire, il aurait fallu t’arrêter toi même. Et tu ne l’as pas fait. « Débilard » ? Je ne te ferai pas l’injure de le penser.

Et si tu étais plusieurs ? Si vous étiez vous ? La police, bien sûr, l’a pensé souvent. Pour être aussi insaisissable, alors que, selon toute vrai semblance, tu agissais à pied, il eût fallu être deux, trois ou plus. De rares témoignages parlent d’échanges de paroles, de dialogues... Aurais-tu inspiré d’autres incendiaires – puisqu’il y a eu un certain nombre de cas qui se sont produits dans le 16e arrondissement – prêts à se défausser sur toi de leurs basses vengeances ? Mais de quoi ? Toute vengeance implique que soit prévenu celui à qui l’on en veut, sinon à quoi bon ? Tu n’as jamais signé tes actes, laissé d’indices où entrevoir de mobiles, jamais cherché à attirer l’attention, à faire passer un message ou à envoyer un signe.
Peut être les trouvais-tu moches, ces tacots ? Tout simplement. Ou alors tu avais perdu un être cher dans l’une de ces guimbardes de bric et de broc ? Comment savoir ?

J’ai la conviction que tu es seul. Que tu n’as pas de complices. Ni d’imitateurs. Ton dernier fait d’armes en est la preuve. À cause de lui, tu es passé de la rubrique « insolite » à celle de la vraie criminalité. À l’image de cette épidémie d’enlèvements de nains de jardin, quelques années après ton heure de gloire, ta campagne d’élimination obsessionnelle avait un côté sympathique, iconoclaste. Elle l’a perdu le 8 février 1974.

Ton 63e incendie de Méhari eut lieu dans la nuit de ce vendredi. Mais ce soir là, l’automobile était garée sous le porche d’un immeuble, au 17 de la rue Baudricourt, toujours dans le 13e arrondissement. L’épaisse fumée dégagée a envahi l’es calier et s’est engouffrée dans un appartement du troisième étage où elle a surpris une famille endormie. Quatre personnes ont été passagèrement intoxiquées, mais une cinquième en est morte. Ce sera ton dernier incendie criminel.

Passé de pyromane à homicide, tu as brusque ment cessé tes agissements. La plaisanterie était allée trop loin ? Tu t’en es voulu de ce décès « accidentel » ? D’avoir trop joué avec le feu ? Toujours est-il que tu n’as jamais récidivé. Que le remords a été plus fort, le sentiment de culpabilité trop cuisant. C’est aussi la preuve que tu étais seul. Une bande, organisée ou simplement inspirée par tes exploits, aurait continué. C’est donc seul désormais que tu portes, et jusqu’à ton dernier bûcher, le poids de ces 63 carcasses de plastique et de cette mort de trop.Le 8 mars 1974, un mois après la fin de tes activités, on inaugurait l’aéroport Roissy Charles de Gaulle. Le 29 mars circulait le dernier train à vapeur. Le 2 avril, Georges Pompidou cassait sa pipe. La France de l’après guerre changeait de vitesse. Le 2 mai, Raymond Barre introduisait dans la politique des Trente Glorieuses un mot appelé à un long succès : l’austérité. Le 19 mai, Valéry Giscard d’Estaing était élu président de la République. Le 28 mai, Simone Veil devenait la première femme ministre de plein exercice de la Ve République.
Les cendres d’une certaine France se consumaient.

La Méhari a poursuivi son chemin, modifiée, modernisée, musclée, jusqu’en 1987. C’est aujourd’hui une voiture culte, de collection. Ses adeptes ont oublié que, jadis, tu as brûlé pour elle.

 

 

ILLUSTRATION CHEZ GERTRUD

PHOTO JACQUES CUINIÈRES / ROGER-VIOLLET...

Dans les années 1970, un pyromane a mis le feu à 63 Méhari dans un seul arrondissement de Paris, jusqu’à la mort accidentelle d’une personne intoxiquée par les fumées. Cette série d’incendies a coïncidé avec la fin d’une certaine idée de la France. Tu ne me connais pas. Tu es peut être mort. Mais je tenais à te faire savoir que je pense à toi souvent. Parce que tu as sans doute nourri sans le savoir le goût du mystère qui a fait de moi un journaliste, un enquêteur, accessoirement un auteur de polars. En à peine plus d’un mois, du 28 décembre 1973 au 8 février 1974, tu as incendié 63 Citroën, exclusivement des modèles Méhari, pour l’essentiel dans le 13e arrondissement de la capitale. Pourquoi ? Que t’avait donc fait cette « voiture de plein air à deux places (quatre places en option) produite par la marque aux chevrons entre 1968 et 1987 » – selon la formule de Wikipédia –, pour que tu juges utile de la brûler ? Pas une fois. Soixante trois fois ! au rythme de deux par jour pendant cet hiver dont les archives météo me rappellent qu’il a été exceptionnellement doux. Tu ne cherchais donc pas à te réchauffer, un mobile comme un autre, alors que cherchais tu ? Où es tu aujourd’hui ? Combien de temps as tu porté en toi ce lourd secret ? Si tu lis ces lignes, appelle moi via le journal, je prendrai ta confession, et je…

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