Le temps des dissonances

Tania Sollogoub

En 1963, Fernand Braudel expliquait déjà sa « grammaire des civilisations » à des lycéens. 

Tentons d’être ses lointains élèves…

À chaque époque, écrit-il, une mentalité collective dominante dicte les attitudes, les choix ou les préjugés, et oriente la société. Cette mentalité dominante « tire ses éclairages essentiels de la vision du monde qu’elle adopte ». Quant aux grands mouvements de l’histoire, ils sont justement portés par les déplacements plus ou moins conscients, plus ou moins convulsifs, de cette mentalité collective. Aujourd’hui, la vision occidentale du monde a radicalement évolué par rapport à ce qu’elle était avant la crise de 2009. L’environnement économique et politique des démocraties consolidées était alors perçu par l’opinion dominante comme plutôt stable et prévisible. Quant à la confiance dans la mondialisation, elle était arrimée à une théorie qui s’est révélée fausse : l’ouverture des pays devait entraîner la croissance des revenus, puis une démocratisation. Théorie qui a d’ailleurs été la source d’une erreur stratégique majeure des États-Unis, lesquels attendaient que la Chine se démocratise... Après une décennie de chocs, toutes ces certitudes se sont effondrées, et la voie s’est ouverte pour une autre vision du monde. La bonne nouvelle (il en faut !) est qu’une confluence pointe aujourd’hui entre les sphères dites « intellectuelles » et les tenants de ce « sens commun » évoqué par Hannah Arendt ou George Orwell, la common decency des gens ordinaires. Trois idées orientent désormais les politiques économiques partout dans le monde. 

D’une part, une nouvelle vision de la mondialisation, perçue comme partiellement dangereuse. Exit la mondialisation heureuse. Il faut redessiner les chaînes de valeur, assurer les approvisionnements, définir une répartition plus harmonieuse des biens et des gains. D’autre part, les États seront jugés sur leur capacité à définir des biens communs, assurer la sécurité des secteurs stratégiques, taxer les rentes privées, réduire les inégalités et stimuler la transition climatique. Exit le pilotage automatique par les marchés et le libre-échange. Les États doivent renationaliser la globalisation. Enfin, surtout, cette nouvelle vision du monde marque un grand cycle de « réencastrement » de l’économie dans le politique. Exit l’homo economicus et les acteurs économiques autonomes, efficients et rationnels. Bienvenue à l’homo politicus. Il faut qu’il y ait un lieu de la décision. 

Un autre récit de la mondialisation est donc en train de s’écrire, et vite. C’est un vrai changement d’époque. 

Cependant, dans le même temps, le même creuset, le danger politique grandit tout aussi vite : celui d’un récit du futur si puissant qu’il gomme à nouveau la réalité. Le danger d’un nouvel écart entre ce qui est raconté et vécu. Or ce genre de dissonance est toujours une bombe à retardement politique. 

Décalage entre, d’une part, le récit satisfait d’un effondrement évité par les banques centrales, qui ont injecté massivement des liquidités dans l’économie, et, d’autre part, le récit des inégalités en hausse à cause de cette même liquidité ! Les ménages riches ont accumulé plus d’épargne que les autres. Les marchés financiers ont surperformé, enrichissant en retour les épargnants. Idem pour l’immobilier. Au final, la décorrélation des courbes de richesse par rap- port au PIB est l’un des marqueurs les plus singuliers de la crise sanitaire. Dissonance... 

Certains d’échapper aux chocs grâce au soutien des banques centrales et ayant aboli le temps et l’espace (les salles de marché fonctionnent d’un bout à l’autre du monde), les marchés sont donc devenus des machines à inégalités. Totalement globalisés, ils semblent échapper à la reprise en main de l’économie par le politique. Dissonance... 

Par ailleurs, même si la finance devient verte ou inclusive, elle continue à s’inscrire dans une logique de croissance économique. De même, la plupart des outils de performance des entreprises sont construits dans un paradigme de croissance, et la contra- diction entre politique et finance ne cesse donc de s’approfondir : la décroissance à laquelle aspirent les millennials n’est pas loin d’être un interdit de pensée du monde des affaires. Dissonance... 

Quant à la ruée vers la transition numérique, elle est évidemment porteuse d’inégalités. Le danger est bien visible, mais il n’empêche, la digitalisation est le nouvel incontournable de la modernisation, en lieu et place de l’évangile monétariste. Kissinger avait pourtant averti2 des dangers de l’intelligence artificielle [IA] sans vision nationale prédéfinie par un comité de sages. La société humaine, écrit-il, est impréparée philosophiquement et intellectuellement pour un tel saut. Un déploiement de l’IA non ordonné par un projet politique est une menace pour l’âge de la raison commencé avec l’imprimerie. Dissonance... 

Les mécaniques inégalitaires de la globalisation sont donc toujours en place. Comment, alors, se faire les champions des droits de l’homme ? Comment reconstruire la légitimité  de la démocratie ? Peut-être faudrait-il commencer par reconnaître que la crise du sens est la même par- tout, qu’elle est ancienne, venue d’Occident, puis relayée par l’Asie. En 1925, Stefan Zweig écrivait : « Jamais cette déchéance dans l’uniformité des modes de vie n’a été aussi précipitée [...] C’est le phénomène le plus brûlant, le plus capital de notre temps. [...] De l’Amérique vient cette terrible vague d’uniformité qui donne à tous les hommes la même chose, qui leur met le même costume sur le dos, le même livre entre les mains. »3 Un siècle plus tard, Sheng Keyi4, publiée en Chine, avertit : « La prospérité née de la course au PIB n’est qu’une façade, la vue du peuple en a été ruinée. Il n’y a pas de qualité de vie, tout régresse et les gens ont le moral au plus bas. » 

Ne nous laissons donc pas aveugler par la géopolitique : le malaise des individus est le même partout. C’est en affrontant cette réalité, c’est en débattant de ces dissonances que la démocratie pourra, peut-être, se repenser. 

1. Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, (2013) Champs histoire.
2. Henry Kissinger, How the Enlightenment Ends ( juin 2018), article paru dans le magazine The Atlantic.
3. Stefan Zweig, L’Uniformisation du monde, Allia (2021).
4. Sheng Keyi, Le Goût sucré des pastèques volées, Piquier (2021). 

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En 1963, Fernand Braudel expliquait déjà sa « grammaire des civilisations » à des lycéens.  Tentons d’être ses lointains élèves… À chaque époque, écrit-il, une mentalité collective dominante dicte les attitudes, les choix ou les préjugés, et oriente la société. Cette mentalité dominante « tire ses éclairages essentiels de la vision du monde qu’elle adopte ». Quant aux grands mouvements de l’histoire, ils sont justement portés par les déplacements plus ou moins conscients, plus ou moins convulsifs, de cette mentalité collective. Aujourd’hui, la vision occidentale du monde a radicalement évolué par rapport à ce qu’elle était avant la crise de 2009. L’environnement économique et politique des démocraties consolidées était alors perçu par l’opinion dominante comme plutôt stable et prévisible. Quant à la confiance dans la mondialisation, elle était arrimée à une théorie qui s’est révélée fausse : l’ouverture des pays devait entraîner la croissance des revenus, puis une démocratisation. Théorie qui a d’ailleurs été la source d’une erreur stratégique majeure des États-Unis, lesquels attendaient que la Chine se démocratise... Après une décennie de chocs, toutes ces certitudes se sont effondrées, et la voie s’est ouverte pour une autre vision du monde. La bonne nouvelle (il en faut !) est qu’une confluence pointe aujourd’hui entre les sphères dites « intellectuelles » et les tenants de ce « sens commun » évoqué par Hannah Arendt ou George Orwell, la common decency des gens ordinaires. Trois idées orientent désormais les politiques économiques partout dans le monde.  D’une part, une nouvelle vision de la…

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