Hors d’haleine, un jeune homme court à travers les quartiers déshérités d’une ville encombrée de grues, de matériaux empilés, de palissades provisoires. De temps à autre, il se retourne pour constater que son poursuivant, un individu replet entre deux âges, ne renonce pas. Le fuyard s’allège, jetant un petit sac de poudre blanche que l’autre ramasse avant de reprendre sa course. Le jeune homme panique, perdu au milieu de ces chantiers menaçants, tente de franchir maladroitement un obstacle, disparaît au fond d’un cratère gigantesque, aussitôt enseveli par l’action aveugle d’un bulldozer.
Haletante, cette poursuite à pied qui ouvre le film de Saeed Roustayi, La Loi de Téhéran, donne au jeune réalisateur l’occasion de montrer sa virtuosité technique et un étonnant sens de la mise en scène qui ne cessera de s’affirmer tout au long d’une histoire policière, prétexte convainquant à la mise à nu d’une société iranienne minée par l’expansion continue du trafic d’héroïne.
Sorti en 2019 en Iran, acclamé par le public – 5 millions de spectateurs au box-office national – et récompensé par 11 nominations et 3 Simorgh – les Oscars locaux – au Festival du film de Fajr, La Loi de Téhéran a écumé les festivals internationaux, de São Paulo à Zurich et de Tokyo à Stockholm, glanant çà et là des statuettes et suscitant partout l’enthousiasme. Après une longue pénitence imposée par la pandémie, le film de Saeed Roustayi a repris sa marche triomphale en 2021, présenté en sélection officielle au Festival de Cannes, puis en compétition à la dernière Mostra de Venise, où nombre de critiques et de spectateurs ont exprimé leur surprise après qu’il a été oublié par le jury. Rien de bien étonnant, pourtant. Assoiffés de thématiques sociétales, ivres de modernité conceptuelle, les jurés des plus prestigieux rendez-vous cinématographiques s’appliquent à concocter des palmarès en phase avec les préoccupations identifiées de l’époque ou du moment, moins sou- cieux de ce qu’ils disent que de ce que l’on dira d’eux.
Or on ne trouve dans La Loi de Téhéran, polar revendiqué, aucun écho aux problématiques en vogue, mais la traque obsessionnelle d’un baron de la drogue, conduite sur un tempo époustouflant par un policier intègre. En arrière-plan de l’intrigue, Saeed Roustayi donne à voir le quotidien dévasté d’une population misérable, consommateurs somnambules et petits dealers en haillons, errant d’habitats de fortune en prisons surpeuplées. Au-delà de la réalisation inventive – une idée par plan ou presque – et de la justesse de l’interprétation – on retrouve ici Peyman Maadi, l’interprète d’Une séparation, de Asghar Farhadi, Oscar du meilleur film étranger 2011 – c’est sans doute ce réalisme brutal qui donne au film cette force singulière.
C’est aussi ce qui a longtemps compromis sa production, son tournage et sa distribution. Dès l’écriture du scénario, le jeune cinéaste – 30 ans à peine à l’époque – a constamment dû ferrailler avec la commission de censure iranienne avant d’obtenir, in fine, le visa de sortie délivré par le très sourcilleux ministère de la Culture et de l’Orientation islamique. Au prix sans doute de quelques concessions, imperceptibles dans le montage final. Car, tel quel, La Loi de Téhéran jette une lumière vive sur des fléaux de nature à ternir l’image de la théocratie : l’ampleur de la consommation de drogue d’abord, stimulée par la proximité géographique du principal producteur de substances opiacées, l’Afghanistan voisin. La corruption des forces de police, crûment évoquée, même si elle épargne les personnages centraux. Le délabrement du système pénitentiaire, montré avec insistance. Et, au final, l’incapacité de l’État à endiguer le phénomène : malgré une législation féroce, qui prévoit la peine capitale pour la détention de la plus infime quantité de stupéfiants – pour un gramme ou une tonne, la sanction est la même, la mort par pendaison –, 6,5 millions d’Iraniens s’adonnent aux drogues dures.
Là n’est pas le moindre des mérites de Saeed Roustayi qui, pour son deuxième long métrage, a su préserver globalement l’intégrité de ses intentions originelles pour livrer une œuvre impressionnante, qui allie la précision du documentaire à une rare richesse émotionnelle.