Avec son premier roman Les Aquatiques, où l’apprentissage du féminin ne se fait pas sans douloureux sacrifices, la documenta- riste et photographe Osvalde Lewat s’essaye avec tout autant de talent à la littérature. Entretien.
Si c’est un pays imaginaire de l’Afrique contemporaine qu’Osvalde Lewat choisit comme décor, tout semble si juste qu’on s’y croirait. Sans doute parce qu’avant d’être romancière, cette journaliste franco-camerounaise a été documentariste pendant de longues années, racontant l’histoire d’un condamné à mort dans Au-delà de la peine (2003), ou le viol comme une arme de guerre dans Un amour pendant la guerre (2005). Aujourd’hui, son imaginaire se révèle dans les pages des Aquatiques. Ce beau premier roman suit l’émancipation de Katmé, une quadra dotée d’un mari haut placé. Lorsqu’on lui apprend que la tombe de sa mère doit être déplacée, le vernis de sa vie confortable se fissure. Bientôt, elle va devoir faire des choix cornéliens… page turner où les frissons succèdent aux rires, Les Aquatiques interroge notre morale comme nos émotions.
Vous souvenez-vous de votre premier rapport à la littérature ?
Je devais avoir 6 ans. Ma mère m’a inscrite au Centre culturel français de Yaoundé. Quand je finissais un livre, elle insistait pour que je lui en fasse le résumé. Au début, je cherchais mes mots et, au fil du temps, ce rituel s’est installé et approfondi. Lorsque j’ai lu pour la première fois Cyrano de Bergerac, j’ai eu un choc : avec seule- ment 26 lettres de l’alphabet, on pouvait guerroyer, aimer, rire. À 14 ans, je me suis lancée dans l’écriture d’un roman… Il était très mauvais !
Une première fois qui n’a pas connu de suite immédiate ?
Au vu des auteurs que je lisais, je me sentais écrasée. Je me suis alors tournée vers le journalisme, la photographie… Au travers des images, j’ai trouvé le moyen de dire le monde. Mais j’avais ce sentiment de ne pas être allée au bout de ce que je voulais faire. Jusqu’au jour où je me suis réfugiée en Algarve, au Portugal, pour écrire un premier roman, muée par le désir d’aller plus loin dans mon rapport à l’altérité.
Pourquoi accordez-vous tant d’importance à l’image, ce qui se ressent dans votre écriture ?
Ayant grandi au Cameroun, j’ai très tôt senti cet embarras, comme beaucoup d’Africains, d’être l’objet de fantasmes pour les autres. On se voyait filmés, caricaturés… Plus tard, devenue journaliste dans un quotidien, j’étais frustrée d’écrire des sujets qui pouvaient passer à la trappe et j’ai décidé d’aller loin dans la découverte de ce que je ne connaissais pas. Depuis trois ans, par exemple, je travaille sur un documentaire à propos de la branche armée de l’ANC, l’African National Congress, en Afrique du Sud. Finalement, cette volonté de prendre la parole a été fécondée par une envie de raconter ma propre histoire. Mes différentes pratiques artistiques s’inscrivent dans le même continuum : Les Aquatiques est irrigué de certaines scènes cocasses auxquelles j’ai assisté en tant que documentariste, d’images que j’ai portées en moi en tant que photographe.
Katmé, c’est vous ?
J’ai en commun avec elle d’avoir perdu ma mère très tôt, de l’avoir enterrée deux fois, et d’avoir grandi dans une société patriarcale. Moi aussi, j’ai dû affronter des situations difficiles : j’ai été mariée trop jeune et quand j’ai décidé de partir, j’ai subi la réprobation sociale et l’incompréhension. Ces choix à contre-courant, c’était grâce à ma mère, pour qui la liberté était au-dessus de tout. Katmé évolue dans une société où, si elle ne porte pas le nom d’un homme, elle est comme incomplète. Avec Les Aquatiques, j’ai voulu parler de ces femmes qui vont à la conquête d’elles-mêmes. Et pas seulement en Afrique ! Nous vivons encore dans un monde hétéro-patriarcal dominant, où la place de la femme est minorée, soumise aux injonctions du mari, de la famille, de la société. Il faut parfois lutter pour s’autodéterminer.
Quels sont vos livres de chevet ?
Le carnet d’or, de Doris Lessing. Ce roman total m’a donné la liberté d’écrire. Il y a un tel culot dans le ton, les personnages ! Mémoires d’Hadrien, de Margueritte Yourcenar, pour son style, sa façon de raconter. Karoo, de Steve Tesich, un chef-d’œuvre. La Conscience de Zeno, d’Italo Svevo, m’a aussi toujours accompagnée.
Parmi tous les documentaires que vous avez tournés, lequel vous a le plus marquée ?
Une Affaire de nègres, qui portait sur une opération spéciale mise en place au Cameroun pour lutter contre le grand banditisme à l’origine de la disparation de plusieurs milliers de personnes. La tragique conséquence d’une dérive sécuritaire, l’illustration de l’injustice et de l’impunité. Cette histoire continue à me hanter… J’ai tissé des liens très forts avec ceux que j’ai rencontrés lors du tournage.
Pourquoi avoir choisi ce très beau titre, Les Aquatiques – aussi poétique que politique ?
Sont ainsi désignées les populations qui, dans le roman, vivent à la périphérie du centre-ville et des beaux quartiers, méprisées par la classe supérieure. Ce titre interroge notre regard sur l’autre. Il semble différent, étrange, sauvage… mais quand on y regarde bien, l’autre, c’est nous.
Les Aquatiques, d’Osvalde Lewat, Les Escales (2021), 304 p.