Le roman, au sens moderne, n’existe guère au Tibet que depuis les années 1980. Les rares textes qui nous parviennent du « toit du monde » en traduction française, comme ceux de l’écrivain et cinéaste Pema Tseden, brossent le portrait d’une jeune génération souvent désenchantée, tiraillée, voire égarée entre des valeurs séculaires et, d’un autre côté, le mercantilisme de la Chine moderne. Les Tibétains voient leur identité se diluer. Il faut dire que peu de régions au monde ont eu, comme c’est le cas pour le Tibet, à passer, en deux ou trois décennies seulement, d’un âge sans électricité ni routes à l’hypermodernité et au règne de l’argent roi. La capitale, Lhassa, maintenant que le train la relie au reste de la Chine, est l’avant-poste de cette mutation. De l’aveu de certains Tibétains, elle est même aujourd’hui plus chinoise que tibétaine. L’écrivain Lhasham-Gyal parle du palais du Potala « silencieux », comme pour rappeler que le dalaï- lama vit en exil depuis 1959. Le pou- voir chinois, redoutant des émeutes comme la ville en connut à la fin des années 1980 puis en mars 2008, sur- veille de près la population – portiques de détection pour accéder au quartier du Barkhor, patrouilles militaires… Les pèlerins convergent toujours vers Lhassa vers le Potala pour s’incliner devant ce qui fut le trône des dalaï-lamas, vers lequel ils lancent des écharpes de soie blanche, ou se recueillir devant le Jowo, la statue de Bouddha au monastère du Jokhang. Mais la ville où ils arrivent pour leur pèlerinage a changé en peu d’années. Sinisée, modernisée, dénaturée jusque dans son architecture.
C’est cette transition amère et spectaculaire des régions tibétaines que décrit Lhasham-Gyal dans son premier roman traduit en France, En attendant la neige. Parce qu’il fait un portrait juste de la jeune généra- tion actuelle, ce livre à forte teneur autobiographique a reçu un très bon accueil au Tibet. En attendant la neige suit et entremêle les destinées
de quatre jeunes Tibétains d’un même village de la région de l’Amdo, Marnang, de leur enfance jusqu’à leurs débuts dans la vie adulte. Le roman s’ouvre sur une image saisissante : le narrateur, petit enfant, trace dans la neige un signe dont il ignore encore le sens : une lettre de l’alphabet tibétain. Sans le savoir, il vient de décliner son identité profonde, innée.
C’est une enfance plutôt heureuse que vit la petite « bande des quatre » de Marnang – trois garçons et une fille, Säldrön –, qui baigne dans un Tibet encore traditionnel, où les entremetteurs arrangent bien des mariages. Lire En attendant la neige, c’est sentir le genièvre qui brûle dans les fours à fumigation, écouter les incantations, faire l’expérience sensorielle d’une vallée reculée. En peu d’années, cependant, ces enfants sont confrontés à l’arrivée de l’électricité, du vélo, des radiocassettes… Les anciens leur content encore l’histoire du légendaire roi Gesar, mais, peu à peu, avec l’apparition de la télévision, le célèbre poème épique tibétain est relégué au second plan par les films chinois… Car la Chine façonne les esprits, la Chine surveille. Le narrateur, après avoir volé des dattes à sa mère, se demande si le « Grandiose Dirigeant », dont le portrait accroché dans la salle à manger ne cesse de l’observer, ne l’a pas vu com- mettre son larcin. Mao est toujours là, Big Brother ou Père Fouettard…
Le titre, En attendant la neige, prend tout son sens lorsqu’on retrouve le narrateur à l’âge adulte, qui vit dans une ville chinoise où il ne neige jamais. Les Tibétains se définissent comme « ceux qui viennent du pays des neiges », et attendre qu’elle tombe, dans cette ville, c’est guetter l’impossible retour d’un Tibet qui s’étiole, s’efface. Le narrateur a épousé une Tibétaine citadine, une déracinée qui ne parle pas tibétain et n’a rien à faire des hauts plateaux. Autant dire que le courant ne passe pas entre eux. Quant à Säldrön, qui a fui le village après avoir échoué à l’examen d’entrée à l’université, elle a fini par atteindre « Lhassa le Soleil des Hauteurs », où les pèlerins se doivent d’aller une fois dans leur vie. La Rome du lamaïsme n’est pourtant pas le soleil de sa vie. Elle n’y rencontre que la déchéance et se livre à la prostitution. Elle y croise par hasard Nyima, garçon de la bande qui s’était fait moine mais, depuis qu’il est défroqué, s’adonne aux affaires et au cynisme.
Lhasham-Gyal, qui vit aujourd’hui à Pékin, peint le tableau d’un monde tibétain désorienté, en quête de lui- même, et pose en filigrane la question de la transmission intergénérationnelle de la culture tibétaine. Des manifestations de Tibétains ont eu lieu voici une dizaine d’années à Tongren, dans l’Amdo, qui ont permis de préserver un enseignement en tibétain dans les écoles locales, mais pour combien de temps ? Ces derniers mois, les autorités ont recommencé à fermer ici et là des écoles où l’enseignement se faisait en tibétain. À Tongren comme ailleurs, des policiers se tiennent prêts, devant les grands monastères, à empêcher l’immolation de moines, forme de protestation que l’État chinois assimile à un acte terroriste : celui qui survit à une tentative d’immolation est emprisonné…
L’Amdo est le cadre d’un autre roman tibétain majeur, Tempête rouge, qui reparaît simultanément en poche. Dans ce roman, censuré par les autorités chinoises après être paru à compte d’auteur au Tibet (aucune maison d’édition n’a osé le publier), Tsering Dondrup, un des écrivains tibétains de premier plan, frappe fort. Il évoque sans détour la répression sanglante de la révolte tibétaine dans l’Amdo, en 1958, et les méthodes d’interne- ment des milliers de récalcitrants. À lire Tempête rouge, on comprend sur quelles bases la modernité chinoise a été imposée, non seulement à l’Amdo mais à tout le Tibet, ce Tibet où, actuellement, aucun étranger ne peut entrer, pandémie oblige, mais où les trains chinois contribuent lentement mais sûrement à la colonisation et à la déculturation du « toit du monde ».
En attendant la neige, de Lhasham-Gyal (traduit par Françoise Robin), Éditions Picquier (2021), 400 p.
Tempête rouge, de Tsering Dondrup (traduit par Françoise Robin), Picquier Poche (2021), 272 p.