2022, année de tous les dangers ?

Tania Sollogoub

La doctrine militaire française a évolué. Ainsi, après le maintien de la paix puis la lutte anti-terroriste, voilà la préparation à un conflit de haute intensité, État contre État. HEM : c’est l’acronyme pour Hypothèse d’engagement majeur, qui va se matérialiser en 2023 par un exercice militaire interarmées, l’opération Orion. La question est alors immédiate : devons-nous intégrer, nous aussi, cette hypothèse de guerre majeure dans notre quotidien, notre façon de penser le monde ou le futur ?

L’évidence d’un risque d’ampleur est difficile à nier autour de Taïwan et de la mer de Chine. Ce sont les points qui peuvent transformer l’affrontement sino-américain en guerre ouverte. Mais ce ne sont pas les seules sources de conflit majeur. Que dire des frontières russes, de la mer Noire, de la Méditerranée orientale, ou de la frontière nord de l’Inde ? Ces zones vont rester des foyers lourds d’incidents, car aucune solution ne sera trouvée à court terme dans un monde où les États-Unis n’ont plus la volonté d’être des gendarmes ; où la Chine n’a pas l’intention de prendre le relais ; où la Russie entend réviser l’ordre international ; où l’Europe diplomatique existe plus en paroles qu’en actes ; et où les Nations Unies sont affaiblies. Quant à la fragmentation géopolitique globale, elle ouvre des opportunités pour des puissances qui ont leurs ambitions propres. Ainsi de la Turquie. Avantage pour elle, en plus de son double statut d’État-pivot géopolitique et de verrou des flux migratoires : notre propre répugnance au conflit. Quant à la vente de drones, business lucratif s’il en est, on a vu l’efficacité des Bayraktar TB2 turcs en Azerbaïdjan et ils sont vendus aussi à l’Ukraine, la Pologne, la Lettonie, au Qatar ou au Maroc. Enfin, ajoutons au tourbillon des États les craquements politiques nés des inégalités, de la fracturation identitaire et des fragilités ­post-Covid. Tous les régimes, autocraties ou démocraties, font face à ces problèmes. Et tous sont tentés de consolider leur légitimité en resserrant les opinions publiques autour de la Nation, quitte à entretenir la peur ou la réalité du conflit externe.

L’idée de guerre est dans l’air
et il ne va pas être facile de la déloger.

Donc oui, certainement, l’hypothèse d’un conflit majeur va nous accompagner longtemps. L’idée de guerre est dans l’air et il ne va pas être facile de la déloger. Il faudra surveiller la façon dont elle sera utilisée, car vivre avec cette pensée sous-jacente n’est jamais neutre. Dans l’Océania de George Orwell, ce continent où « la guerre, c’est la paix », c’est précisément la pensée de la guerre qui crée la dictature, quand elle devient un principe de gouvernement… Pour certaines sociétés civiles, qui n’ont pas connu de conflit conventionnel majeur depuis 1945, cette vision des risques globaux est très traumatisante. Comment, par exemple, la génération « Z » accepterait-elle qu’une guerre majeure l’emporte, en termes d’urgence, sur la transition climatique ? 

On touche là aux ambiguïtés de la relation États-Unis/Chine. En effet, même si les deux pays évoquent sporadiquement des espaces de collaboration, la vérité est qu’ils sont engagés dans une lutte pour l’hégémonie et que cette logique, pour l’instant, surplombe le reste. Historiquement, de tels conflits sont longs, sans merci, et se déploient dans tous les domaines de puissance. Cela va de la guerre de l’image au contrôle des données, en passant par celui des matières premières ou des verrous stratégiques – les détroits maritimes bien sûr, mais aussi les frontières technologiques, par exemple, pour les États-Unis, la volonté de bloquer l’accès chinois à de nouvelles générations de semi-conducteurs de petite taille. De plus, l’impact d’un tel affrontement est décuplé par des chaînes de valeur mondiales plus longues et complexes qu’elles ne l’ont jamais été. N’importe quel choc géopolitique a des répercussions dans de nombreux pays, et il est impossible de toutes les anticiper. Notre interdépendance est la marque de l’époque, ainsi que l’incertitude qui l’accompagne. C’est avec elle, aussi, qu’il va falloir vivre. Tania Sollogoub
s’intéresse à ce qu’il y a de commun entre les différentes façons de parler du monde et des individus : l’économie, la sociologie, les sciences politiques, la littérature, la philosophie. Son vrai métier est de construire des passerelles qui mettent en lumière les facteurs les plus profonds de changement des sociétés. Au quotidien, elle est économiste et romancière. Cependant, ce niveau d’intégration oblige les États à se parler. Cette communication a deux effets, qui sont des lueurs de paix, même armée, là où les oppositions de valeurs sont irréductibles. D’une part, ce dialogue imposé réduit le risque de conflit par fausse interprétation. D’autre part, il impose des « paliers » dans la tension. Malheureusement, d’autres moteurs nourrissent le fameux piège de Thucydide où, pensant se défendre, on envoie le signal qu’on attaque. C’est vrai en matière d’armement, mais aussi pour les nouvelles guerres, hybrides et invisibles1, notamment celle de l’information. Ainsi, lorsque les états-majors se donnent le droit de « diffuser des contenus pour induire en erreur l’adversaire »2, permettons-nous de douter qu’ils maîtrisent les enchaînements de cette stratégie. Les risques géopolitiques interagissent de façon si complexe avec la crise de la démocratie que seules les fake news sont les reines d’un monde désormais liquide 3. Gare aux apprentis-sorciers de la guerre de l’information. Enfin, la reconstruction de l’alliance occidentale autour des droits de l’homme, évidemment non négociables, peut aussi accélérer le conflit si l’on n’y prend garde, car l’affrontement hégémonique, se muant en « guerre juste », deviendrait une guerre absolue et sans limites.

Alors que faire ? Se résigner à vivre avec l’idée d’une guerre possible, mais non probable. Ne pas cultiver les pièges de l’accélération. Et donner à entendre les sages principes de la guerre juste, portés par Cicéron, Augustin, Grotius et bien d’autres. Rappeler que la guerre ne doit pas être entachée de causes cachées. Rappeler que toutes les possibilités non violentes de règlement d’un conflit doivent être examinées. Rappeler qu’un défenseur du droit n’ouvre pas les hostilités, et que les armes employées ne doivent pas entraîner de désordres plus graves. Rappeler qu’Hiroshima n’a été qu’une transgression des principes de la guerre juste et certainement pas une victoire…

Et puis, enfin, se souvenir qu’une déclaration de guerre peut sembler aussi sidérante que la fin d’une histoire d’amour, alors que les signes avant-coureurs étaient là : toujours, les mots de la rupture courent dans l’air bien avant qu’elle n’arrive. 

1. Thomas Gomart, Les guerres invisibles, Éditions Tallandier, 2021.

2. Élise Vincent, « Les armées françaises assument désormais la guerre de l’information », Le Monde, 21 octobre 2021.

3. Voir les travaux de Zygmunt Bauman sur le concept de société liquide.
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La doctrine militaire française a évolué. Ainsi, après le maintien de la paix puis la lutte anti-terroriste, voilà la préparation à un conflit de haute intensité, État contre État. HEM : c’est l’acronyme pour Hypothèse d’engagement majeur, qui va se matérialiser en 2023 par un exercice militaire interarmées, l’opération Orion. La question est alors immédiate : devons-nous intégrer, nous aussi, cette hypothèse de guerre majeure dans notre quotidien, notre façon de penser le monde ou le futur ? L’évidence d’un risque d’ampleur est difficile à nier autour de Taïwan et de la mer de Chine. Ce sont les points qui peuvent transformer l’affrontement sino-américain en guerre ouverte. Mais ce ne sont pas les seules sources de conflit majeur. Que dire des frontières russes, de la mer Noire, de la Méditerranée orientale, ou de la frontière nord de l’Inde ? Ces zones vont rester des foyers lourds d’incidents, car aucune solution ne sera trouvée à court terme dans un monde où les États-Unis n’ont plus la volonté d’être des gendarmes ; où la Chine n’a pas l’intention de prendre le relais ; où la Russie entend réviser l’ordre international ; où l’Europe diplomatique existe plus en paroles qu’en actes ; et où les Nations Unies sont affaiblies. Quant à la fragmentation géopolitique globale, elle ouvre des opportunités pour des puissances qui ont leurs ambitions propres. Ainsi de la Turquie. Avantage pour elle, en plus de son double statut d’État-pivot géopolitique et de verrou des flux migratoires : notre propre répugnance au conflit. Quant à la vente de drones, business lucratif s’il en…

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