Quatorze ans après l’apparition, aux États-Unis, du hashtag #metoo, et quatre ans après la déflagration qui emporta Harvey Weinstein, 2021 a vu se multiplier les signes de reconnaissance d’un cinéma féminin alors marginalisé jusqu’à la caricature. Même en France, où le discours ambiant sur une supposée large place accordée aux femmes dans le cinéma a pu laisser croire à un grand producteur comme Daniel Toscan du Plantier que « à l’aube du nouveau millénaire, il est devenu plus facile de monter financièrement un projet cinématographique si le réalisateur est une réalisatrice », la réalité chiffrée est tout autre : seuls 25% des longs-métrages de fiction sont mis en scène par des femmes. À ce premier déficit quantitatif s’ajoute un extraordinaire déni de reconnaissance : en cinquante-cinq ans d’existence, l’Académie des César n’a remis le trophée du meilleur film à une cinéaste femme qu’une seule fois ! Ni Agnès Varda ni Claire Denis, malgré leur rayonnement à l’international, ni Maïwen ni Nicole Garcia, nommées plusieurs fois, pas plus que Coline Serreau, Agnès Jaoui ou Valérie Lemercier, en dépit de leurs succès publics, n’ont jamais été distinguées. Les temps changent.
Le premier acte de cette (r)évolution s’est joué au printemps, dans le saint des saints de la profession, Hollywood, avec l’attribution de l’Oscar de la meilleure réalisation à Chloé Zhao pour son film Nomadland. Une déflagration : en près d’un siècle d’existence, cette prestigieuse cérémonie n’avait jusque-là couronné qu’une seule femme dans cette catégorie reine : Kathryn Bigelow en 2010 pour Démineurs. Quelques mois plus tard, c’est une jeune réalisatrice française, Julia Ducournau, qui s’est vu décerner une Palme d’or pour Titane. Pour le plus grand festival du monde, Cannes, ce n’était pas non plus une première, Jane Campion l’ayant emporté avec sa Leçon de piano (1993). Mais pour prendre la mesure de l’événement, il importe néanmoins de noter que c’était il y a près de trente ans et qu’elle avait alors dû partager son trophée avec le Chinois Chen Kaige (pour Adieu ma concubine).
La moisson se poursuit à la fin de l’été 2021, à la Mostra de Venise, où le Lion d’or du meilleur film est remis à une cinéaste française, Audrey Diwan, pour sa deuxième réalisation, L’Événement. Pour faire bonne mesure, le Lion d’argent de la meilleure mise en scène est attribué à une habituée des honneurs, Jane Campion, la Marie Curie des cinéastes. À la fin septembre, la saison des festivals cinématographiques s’achève avec, comme chaque année, la Zinemaldia de San Sebastián. Pour sa 69e édition, la manifestation propose quelques innovations, la plus remarquée étant l’instauration du prix d’interprétation dit « non-genré » : plus de prix du meilleur acteur ni de la meilleure actrice, seul un meilleur premier rôle y est désormais récompensé. Le ou les, puisque, en 2021, il y eut deux ex æquo, deux femmes, Jessica Chastain et Flora Ofelia Hofmann Lindahl. Sur cette lancée militante, le festival de San Sebastián, présidé par la réalisatrice et scénariste géorgienne Dea Kulumbegashvili, a accouché d’un palmarès révolutionnaire : les femmes y ont obtenu la totalité des distinctions importantes ! Meilleur film (Coquille d’or) pour Blue Moon d’Alina Grigore, prix spécial du jury pour Earwig de Lucile Hadzihalilovic, meilleure réalisation à Tea Lindeburg, pour As in Heaven. En prime, l’Australienne Jane Campion, encore elle, a triomphé dans une nouvelle catégorie prometteuse : The Power of the Dog a été couronné meilleur film LGBT.
Convaincus par ce succès sans nuances, les organisateurs de la Berlinale, l’un des plus importants festivals cinématographiques du monde (le troisième après Cannes et Venise) suivront, en février prochain, l’exemple espagnol : à Berlin aussi désormais, les prix non-genrés seront de règle. Présentée par certain(e)s comme une nouvelle avancée dans la lutte pour l’égalité des sexes, cette forte décision ne fait pourtant pas l’unanimité, même au sein de la profession. Quelle que soit la noblesse de l’intention, il n’est en effet pas certain que l’initiative n’ait pas d’effets pervers. D’autant que, en revenant sur l’histoire récente du mouvement féministe, il est frappant de noter que, dans nombre de domaines, c’est une logique exactement inverse qui a permis aux femmes de prendre d’assaut les forteresses solidement tenues par les mâles blancs, peu soucieux de s’effacer galamment. C’est particulièrement vrai en politique, longtemps chasse gardée du sexe masculin. Si, en moins de vingt ans, le nombre de députées à l’Assemblée nationale française a pu tripler, passant de 71 (soit 12,3%) à 224 (38,8%), c’est d’abord et surtout la conséquence de l’obligation faite aux partis politiques de présenter autant de candidates que de candidats. Et seule l’exigence de parité, un principe qui prévaut depuis 2012 sans même avoir dû être inscrit dans la loi, a permis d’aboutir à des gouvernements constitués d’autant d’hommes que de femmes. Égalité parfaite ? Numériquement en tout cas.
Imposée par les textes ou par l’opinion, c’est donc bien cette forme de discrimination positive qui s’est révélée efficace pour desserrer l’étau de la domination masculine sur la conduite de l’État. Peut-on espérer obtenir le même résultat dans l’univers du cinéma en renonçant à cette discrimination acteur/actrice, vécue ici comme négative ? Pour beaucoup, la mesure est symbolique sinon cosmétique. Selon les membres du Collectif 50/50, qui milite pour accroître le nombre de femmes dans l’ensemble des métiers du cinéma, l’urgence est ailleurs : davantage de femmes dans les équipes techniques et derrière la caméra – en France, aujourd’hui encore, elles sont trois fois moins nombreuses que les hommes à réaliser des longs-métrages –, avec des budgets et des cachets équivalents à ceux que l’on octroie à leurs confrères masculins. Une approche pragmatique résumée par l’appellation du collectif, 50/50, et par son mantra : « Compter les femmes pour qu’elles comptent. » En 2021, elles ont compté, écrasant les compétitions, monopolisant la parole et l’attention de la profession, rejetant leurs confrères dans une ombre maussade. À l’excès ? Sans doute, mais le mouvement vers une position d’équilibre ne s’effectue jamais sans débordements. Même s’il est improbable que les années qui viennent voient le cinéma féminin continuer à rafler toutes les récompenses, une brèche est ouverte dans le plafond de verre.
Dans cette juste avancée, l’État français a joué son rôle. Saisie par la grâce ou sous la pression de l’opinion publique, la puissance publique a accompagné réglementairement ce changement d’ère. En conditionnant l’octroi d’aides à la création cinématographique au suivi d’un stage de sensibilisation auprès de l’Association européenne contre les Violences faites aux Femmes au Travail (AVFT), le ministère de la Culture a adouci le climat, sur les lieux de tournage notamment. Parallèlement, le Centre national du cinéma (CNC) a instauré un avantage quantitatif aux films dont les équipes respectaient une stricte parité : +15% d’attribution du Fonds de soutien, une tirelire alimentée par une taxe de 11% sur l’ensemble des tickets d’entrée vendus dans les salles de l’Hexagone et réservée exclusivement au financement des productions françaises. Des dispositions inventives qui, qu’elles soient pérennes ou transitoires, semblent démontrer leur efficacité. On peut raisonnablement douter que les prix non-genrés aient un impact comparable. Coup de communication utile pour éveiller les consciences et provoquer les débats, ou écran de fumée protecteur du business as usual, leur institution n’a certainement pas la même portée et sans doute pas le même avenir que les contraintes éducatives ou financières mises en place à l’échelon national. Au-delà des positions antagonistes et des polémiques enflammées, à l’heure du bilan, les chiffres auront le dernier mot.

Cinéma : les femmes crèvent l’écran
Michel Palmieri
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