Le confinement a fait du bien. Des millions de téléspectateurs assignés à leur canapé ont retapé les audiences de Koh-Lanta. L’envie de tout plaquer pour jouer les Robinson au bout du monde a redonné des couleurs aux mers turquoise de l’émission. Mais cette passion pour les cartes postales n’explique pas seule le succès du programme qui fêtait en 2021 son vingtième anniversaire.
Inspirée de l’américaine Survivor, elle-même dérivée de la suédoise Expedition Robinson (1997), Koh-Lanta s’est affirmée comme un feuilleton qu’on attend chaque semaine avec impatience. Comme le dit Alexia Laroche-Joubert, présidente d’Adventure Line Productions (ALP) qui produit l’émission, il y a un plaisir « à retrouver d’anciens aventuriers connus ». Ce fut tout le sens de l’édition spéciale Koh-Lanta : La Légende qui a réuni en Polynésie française vingt ex-candidats pour marquer ces vingt années d’existence. Au fil du temps, le jeu d’aventure a offert une petite célébrité à certains de ces anonymes venus « tester leurs limites ». Le plus emblématique est Claude Dartois, maître-chauffeur de 42 ans qui, en quatre participations, s’est forgé une notoriété suffisante pour « monétiser son image » et se voir proposer de jouer dans Camping Paradis. Car à Koh-Lanta, comme dans n’importe quelle fiction, tout commence par le casting. Chaque année, entre 20 000 et 25 000 candidatures sont reçues par la production. Commence alors le parcours d’obstacles de la sélection. « Il y a d’abord plusieurs entretiens téléphoniques pour être sûr qu’on ne joue pas un jeu », explique Stéphane Cipolla, qui a tenté sa chance une dizaine de fois avant de participer à la saison L’île au Trésor (2016). « On veut éviter les personnalités velléitaires qui abandonnent tout de suite », précise Alexia Laroche-Joubert.
La production ne veut pas « étiqueter » les candidats,
mais comme le dit Stéphane Cipolla,
« il y a des cases à remplir pour toucher un maximum de spectateurs ».
Puis se déroule un premier casting sur une plateforme régionale, quelques coups de fil supplémentaires et deux entretiens à Paris avant qu’arrive le rendez-vous avec l’équipe chargée de tourner le portrait. « Pour être sélectionné, il faut avoir une raison personnelle forte », précise Clémence Castel, deux fois vainqueur en 2005 et 2018, qui obtint le précieux sésame dès sa première tentative. La production ne veut pas « étiqueter » les candidats, mais comme le dit Stéphane Cipolla, « il y a des cases à remplir pour toucher un maximum de spectateurs ». Entendez, des profils sociaux et des personnalités auxquelles on peut s’identifier ou qu’on va adorer détester comme des personnages de fiction. « On veut une représentativité de la France et de ses diversités », assure Alexia Laroche-Joubert.
Cette confrontation de personnes qui ne se seraient pas croisées dans la vie réelle crée une dynamique de groupe dans laquelle chacun se révèle aux autres et au public. Le spectateur se rallie à un camp – les rouges ou les jaunes – ou s’attache à une personnalité dont il rejoint la « team » sur les réseaux sociaux où les débats font rage. Les épreuves qui rythment les journées des candidats génèrent des solidarités et alimentent les rivalités. Plus la compétition est intense, plus la rivalité est durable. Comprendre le groupe et y adapter sa stratégie personnelle est une des clés de la victoire, l’intelligence sociale se révélant aussi profitable que l’aptitude physique ou l’adaptation à la survie. Rien n’est scénarisé et les « candidats ne sont pas des comédiens » dirigés par la production, mais chacun sait qu’il se trouve dans une aventure dont il est l’acteur. « On est totalement libre de la stratégie qu’on veut adopter, confirme Clémence, mais il faut aller là-bas en sachant pourquoi on y va. Il faut être clair sur ses motivations et ne pas juste chercher à se faire remarquer. » Les candidats ne sont pas des comédiens, mais « il y a quelque chose d’intuitif », note Alexandra Pornet, vainqueur de l’édition Les Quatre Terres en 2020. « Il faut comprendre ce que ressentent les autres et savoir se servir de ce qu’on ressent. Pour moi, cela a fonctionné comme une psychothérapie », ajoute-t-elle.
Dans cette typologie de personnalités, une se détache des autres, celle du stratège. C’est le personnage indispensable à chaque saison, celui qui joue un rôle moteur. « Tout le monde se méfie des stratèges. On sait qu’on ne peut pas leur faire confiance, explique Alexandra. Si vous commencez en disant que vous êtes un stratège, pour vous c’est mort. » Pourtant, rien de tel qu’un stratège pour cristalliser les passions du public. Régis Rappailles, candidat de L’île des Héros en 2020, en a fait les frais. Insulté et menacé par des téléspectateurs mécontents de sa stratégie, il a dû porter plainte sans toutefois demander une protection policière. « Certains spectateurs perdent de vue qu’il s’agit d’un jeu, note Stéphane Cipolla. En fait, on n’est pas préparés au retour à la vie normale après avoir vécu une telle aventure. Quand on revient, on est en décalage avec nos proches. »
Si les épisodes ne sont pas scriptés, le montage constitue l’autre moment crucial. Comment restituer trois journées sur une île déserte (où l’ennui le dispute à la faim) en trois heures d’émission ? Les épreuves physiques apportent une tension dramatique, mais il en faut plus pour tenir le spectateur en haleine. Entrent alors en jeu les autres identités des candidats (homme/femme, jeune/âgé, parent/sans enfant, origine sociale ou ethnique) exposées lors d’interviews face caméra ou de séquences particulières. L’aventurier dévoile ses conflits irrésolus à chaque épisode. Un soin particulier est apporté à la mise en scène de ces moments d’introspection. Une vingtaine d’équipes de tournage suivent les candidats. Environ 160 personnes venues de France et une centaine de locaux veillent au déroulement des épreuves et à la vie sur place. Pour vendre aussi du rêve, les moyens de captation ont été améliorés avec trois drones, dont un miniature qui peut passer entre les arbres ou au milieu de la bannière afin d’offrir des prises spectaculaires. On n’imagine pas les moyens nécessaires pour observer des naufragés survivant sur une île déserte tout au bout du monde, même si la civilisation n’est jamais très loin.