La dictature de l’émotion  

Laura Goldberger

Dès l’aube du xxie siècle, Paul Virilio alertait ses contemporains sur « la tyrannie du temps réel de l’information ». Architecte–urbaniste et théoricien des catastrophes, il prédisait les effets pervers des chaînes d’actualité en continu qui engendrent « la synchronisation de l’émotion » : elles ont imprimé un rythme si effréné que la moindre information donne le sentiment d’être un bien de consommation périmé dès sa parution. Ce penseur de la vitesse nous enseigne qu’à chaque catastrophe, des millions de gens ressentent ce même besoin de réagir en temps réel, allant jusqu’à créer au même moment, sur Internet, des communautés d’émotion. « On oublie le présent au profit de l’instant. (…) Je suis un enfant de la guerre et je sais à quel point le fascisme a manié les émotions », précise Paul Virilio, qui estime que « c’est l’instant qui va dominer et qu’on est devant un phénomène qui est tout à fait grave pour la réflexion en commun, pour la démocratie.1 » Cet observateur de la technologie et du progrès, qui analyse la compassion aussi bien que la haine dans la synchronisation des affects, s’est également penché sur la politique : « Il n’y a pas de “démocratie instantanée” », nous dit-il. Pourquoi ? « Parce que la confiance ne peut pas être instantanée. La confiance demande du temps.2 » Ne craignant pas d’être taxé de « pessimiste », il souligne la vigilance que nous devons garder face « aux promesses des avancées technologiques3 ». Témoin des réseaux sociaux, il semble avoir pressenti dans ce qu’il nomme la « dictature de l’émotion » cette descente aux enfers de l’information, déformée par la défiance et le clivage communautariste, presque noyée par une profusion de fake news, de complotisme et d’humour caricatural. Étrange société que celle des médias, nourrie par la réactivité compulsive et qui privilégie l’émotion plutôt que les idées dans le récit journalistique ! Tout se passe comme si la compréhension pouvait se construire en temps réel dans l’action. L’émotion serait-elle un produit rentable, plus mesurable et plus visible dans la sphère médiatique ? Sur Twitter, ce n’est pas l’analyse qui est mise en avant, mais le titre d’une indignation informationnelle, résumée sous forme d’un hashtag minimaliste, simple mot-clé qui fait entrer l’internaute dans l’actualité immédiate. Appartenant à la catégorie des « 10 hashtags les plus populaires en France en 20204 », #GiletsJaunes – précédé par #Covid19, #Macron et #Confinement –, reste encore l’un des sujets sociétaux qui génère le plus d’interactions sur Twitter.
Laura Goldberger
est docteure en Sciences de l’Information et Communication (Nanterre, Département InfoCom, Filière Master Communication rédactionnelle dédiée au multimédia (CRDM). Elle s’est spécialisée dans l’exploration des stratégies des personnalités politiques face aux nouveaux médias.
Est-ce pour freiner « l’accélération du réel5 » autant que pour témoigner d’une réalité vraisemblable dans une démocratie d’opinion que l’historien et sociologue Pierre Rosanvallon a choisi comme thème de son dernier essai la crise sociétale traversée par les gilets jaunes ? Dans son dernier livre, Les Épreuves de la vie6, il explore la mutation de la protestation sociale des mondes ouvriers et observe que « ce qui fait débat aujourd’hui, c’est l’autorité de l’État, la défiance, les discriminations. (…) La démocratie, nous dit ce professeur émérite au Collège de France, c’est regarder les difficultés en face.8 » Pierre Rosanvallon passe en revue les épreuves subies par des protestataires qui se sentent désocialisés dans leur travail. Il constate que le mouvement des gilets jaunes est moins un conflit d’intérêts qu’un conflit d’émotions. « Les syndicats ont perdu leur importance, écrit-il. Ce n’est pas la revendication de l’augmentation des salaires qui est en cause, mais une révolte contre les injustices sociales, un manque de reconnaissance et un mépris de classe. (…) Le thème du respect de l’individu a devancé celui du pouvoir d’achat. » Le rejet du mépris, de la condescendance, le sentiment d’être injustement traité, l’individualisme de singularité ou « l’aspiration à être important aux yeux d’autrui », sont les aspirations diverses partagées par les gilets jaunes dans une communauté d’expérience.
Contrairement à l’instantanéité du monde des réseaux sociaux, la communauté d’émotion décrite par Pierre Rosanvallon nous emmène au-delà d’un simple hashtag dans le parcours historique du monde de la contestation. Le 20 novembre dernier, le hashtag #Manifs20novembre s’est substitué au hashtag #GiletsJaunes pour signifier sa troisième année d’existence dans la révolte sociale.

1. Paul Virilio, extrait de l’émission « Ce soir ou jamais » Frédéric Taddeï,France 3, juin 2009.
2. Ibid.
3. Paul Virilio : « La tyrannie de la vitesse », (Avoir raison avec Paul Virilio), France Culture, août 2021.
4. « Twitter : les 10 hashtags les plus populaires en France en 2020 ».
5. Etude Visibrain pour le blog du modérateur, Alexandra Patard, 2 décembre 2020 [En ligne] https://www.blogdumoderateur.com/twitter-10-hashtags-populaires-france-2020/
6. Expression de Paul Virilio.
7. Editions du Seuil, La République des idées, août 2021.
8. « La démocratie, c'est regarder les difficultés des Français en face », entretien de Pierre Rosanvallon par Patricia Loison sur France TV Info [En ligne]. https://www.francetvinfo.fr/economie/transports/gilets-jaunes/pierrerosanvallon-la-democratie-c-est-regarder-les-difficultes-des-francais-en-face_4773263.html Publié le 16/09/2021.
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Dès l’aube du xxie siècle, Paul Virilio alertait ses contemporains sur « la tyrannie du temps réel de l’information ». Architecte–urbaniste et théoricien des catastrophes, il prédisait les effets pervers des chaînes d’actualité en continu qui engendrent « la synchronisation de l’émotion » : elles ont imprimé un rythme si effréné que la moindre information donne le sentiment d’être un bien de consommation périmé dès sa parution. Ce penseur de la vitesse nous enseigne qu’à chaque catastrophe, des millions de gens ressentent ce même besoin de réagir en temps réel, allant jusqu’à créer au même moment, sur Internet, des communautés d’émotion. « On oublie le présent au profit de l’instant. (…) Je suis un enfant de la guerre et je sais à quel point le fascisme a manié les émotions », précise Paul Virilio, qui estime que « c’est l’instant qui va dominer et qu’on est devant un phénomène qui est tout à fait grave pour la réflexion en commun, pour la démocratie.1 » Cet observateur de la technologie et du progrès, qui analyse la compassion aussi bien que la haine dans la synchronisation des affects, s’est également penché sur la politique : « Il n’y a pas de “démocratie instantanée” », nous dit-il. Pourquoi ? « Parce que la confiance ne peut pas être instantanée. La confiance demande du temps.2 » Ne craignant pas d’être taxé de « pessimiste », il souligne la vigilance que nous devons garder face « aux promesses des avancées technologiques3 ». Témoin des réseaux sociaux, il semble avoir pressenti dans ce qu’il nomme la « dictature de l’émotion » cette descente aux enfers de l’information, déformée…

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