Neige éternelle

Neige éternelle

Olivier Liron

Quand j’étais enfant, ma mère, qui s’appelle Neige – je suis sûr que ce n’est pas un hasard ! – avait une passion pour la météo. Je revois encore cette scène avec une extrême précision. Chaque soir, pour le dessert, ma mère prenait son Lansoÿl avec un yaourt ou s’accordait un petit plaisir avec les Sirtaki, des biscuits aux raisins secs qui viennent du supermarché :
« Mes monstres m’ont usée… J’ai bien le droit à un Sirtaki ! » s’exclamait-elle à propos de ses élèves de collège de ZEP.
Puis elle s’installait confortablement devant la télé sur le canapé. C’était l’heure tant attendue. Sophie Davant ou Évelyne Dhéliat faisait son apparition à l’écran. Mais sa présentatrice préférée, c’était Nathalie Rihouet.
« Ça fait plaisir à voir, cette femme toujours souriante, toujours heureuse. Nathalie Rihouet. Tu sais pourquoi elle s’appelle ainsi ? Parce qu’elle rit… partout où elle est ! »
Je n’ai jamais vu ma mère rater une seule fois la météo. Quand elle se rendait compte qu’elle risquait de manquer le début, elle bondissait de sa chaise et se précipitait comme un lamantin qui va boire à la source (j’ai vu ça enfant dans Animalia, l’émission animalière du dimanche avec Allain Bougrain-Dubourg).

Devant la météo, ses yeux brillaient d’une lumière magique. Elle essayait de deviner l’air du temps. Concentrée sur les paroles de Nathalie Rihouet comme sur l’oracle de Delphes, elle se laissait bercer par les normales saisonnières et les délices de l’anticyclone des Açores. S’il faisait beau sur la carte de France, avec des petits soleils partout, et que la pythonisse Nathalie Rihouet, divinité du Temps et des Astres, annonçait des températures plus douces que prévu, Neige avait un petit cri d’enfant, un cri d’enthousiasme, comme si sa vie venait de s’améliorer très nettement. Quand la pluie était annoncée, en revanche, ses yeux s’assombrissaient, son beau visage se défigurait, et elle s’écriait :
« Il pleut toujours dans ce pays ! »
Aux sources de sa passion pour l’air du temps, mais je ne l’ai compris que bien des années plus tard, l’exil de ma mère. Elle est arrivée d’Espagne aux vacances de la Toussaint, en octobre 1963. Neige, qui s’appelle encore Nieves, découvre la porte de la Muette, dans le 16e arrondissement de Paris, sous une pluie battante. Une pluie froide, interminable, sournoise, qui lui glace les os. Où est le soleil madrilène ? Pendant les trois semaines qui suivent son arrivée, il pleut sans discontinuer sur Paris.
Comment peut-il pleuvoir autant dans une ville ? C’est ça, l’Eldorado dont parlaient ses parents ? Elle aurait préféré l’Australie et ses kangourous, un temps envisagés par la famille. En lieu et place de marsupiaux, une petite chambre de bonne à la porte de la Muette. C’est là que Carmen est logée, en échange d’un coup de main pour des travaux de couture. En guise de table, on utilise les valises.

L’arrivée à Paris est épouvantable, l’exil un arrachement. Une transplantation brutale, violente. Neige se sent comme une plante qu’on aurait extirpée de son sol originel pour la laisser mourir. Transplantation. Extraire de la terre pour replanter ailleurs. Greffer un organe prélevé sur un individu, vivant ou non, dans un autre organisme vivant. Ou encore : faire passer d’un pays, d’un lieu, d’un milieu dans un autre.

Il pleut sur la porte de la Muette, et même son prénom, Nieves, est trop compliqué à prononcer. Comme son nom complet est Maria Nieves Gutierrez Gonzalez et que c’est vraiment insupportable, ces étrangers avec leur nom à rallonge, sur la carte de séjour, on l’appelle simplement : Neige.

Nieves quitte son pays natal en automne. Quelle était la météo, ce jour-là ?

Elle affirme ne se souvenir de rien ; j’imagine que le matin de son départ, sa tante Bernarda l’accompagne à la gare, car mes grands-parents sont déjà en France depuis six mois ; ses cousins José Luis et Manolito portent sa valise et lui font des blagues ; sur le quai, devant la porte ouverte du compartiment, elle veut serrer encore une fois Bernarda dans ses bras ; sa tante la repousse avec douceur ; les portes claquent une à une, et le train part comme un vêtement se déchire.

Je ne sais rien de ce voyage.

J’imagine parfois la petite fille qu’elle est regarder le paysage par la fenêtre. Quelle était la météo ? Sans doute qu’elle voit défiler les terres sombres de la Castille. Puis les grandes ombres des Pyrénées qui montent et qui descendent. Ou peut-être qu’elle ne voit rien du tout.
Est-ce qu’elle regarde par la fenêtre ?
Est-ce qu’elle pleure ?
Est-ce qu’elle dort ?
Dans ses bagages, elle a emporté quelques vêtements. Et un livre. Une encyclopédie de sciences naturelles. Voilà. Peut-être qu’elle lit. J’ai longtemps voulu me documenter pour reconstituer cette partie précise de l’histoire de ma mère. Quelque chose m’en empêche. Comme si je contrevenais à son silence. Il y a des vides dans cette histoire. Mon rôle est-il de les combler ou de les accepter ? Je n’arrive pas à inventer ce voyage. Dois-je faire l’ellipse ? Parfois, je me console en me disant que ce voyage était exceptionnel. Qu’elle a croisé un long convoi de soldats fous. Qu’elle a bravé la peste et le choléra, comme dans le poème de Cendrars. Qu’elle a perdu un mouchoir en montant dans le train ou qu’elle transportait un revolver dans son sac…

Une nuit, j’ai vu ma mère en rêve. Elle est à la fenêtre d’un train et elle sourit. La lumière est belle. Il y a du soleil ce jour-là sur le visage de ma mère. Peut-être que, comme l’écrit Jean Giono, « le soleil n’est jamais si beau que les jours où l’on se met en route ». Nieves est en route pour un grand voyage. Pour une nouvelle vie. Elle regarde par la fenêtre, la lumière éclaire son visage. Elle contemple le paysage et elle sourit.

Je sais que c’est un rêve. Un rêve, c’est une fiction qui dit la vérité.

C’est sans doute pour cela que le soleil et la pluie étaient si importants pour ma mère, et le sont restés. Chaque soir, je guettais les expressions de son visage qui varient en fonction du temps qu’il va faire. C’est ça, la magie de la météo. Celui de connaître un peu son destin, ensoleillé ou nuageux, pluvieux ou doux, et d’exorciser la peur du lendemain, face aux précipitations du monde....

Quand j’étais enfant, ma mère, qui s’appelle Neige – je suis sûr que ce n’est pas un hasard ! – avait une passion pour la météo. Je revois encore cette scène avec une extrême précision. Chaque soir, pour le dessert, ma mère prenait son Lansoÿl avec un yaourt ou s’accordait un petit plaisir avec les Sirtaki, des biscuits aux raisins secs qui viennent du supermarché : « Mes monstres m’ont usée… J’ai bien le droit à un Sirtaki ! » s’exclamait-elle à propos de ses élèves de collège de ZEP. Puis elle s’installait confortablement devant la télé sur le canapé. C’était l’heure tant attendue. Sophie Davant ou Évelyne Dhéliat faisait son apparition à l’écran. Mais sa présentatrice préférée, c’était Nathalie Rihouet. « Ça fait plaisir à voir, cette femme toujours souriante, toujours heureuse. Nathalie Rihouet. Tu sais pourquoi elle s’appelle ainsi ? Parce qu’elle rit… partout où elle est ! » Je n’ai jamais vu ma mère rater une seule fois la météo. Quand elle se rendait compte qu’elle risquait de manquer le début, elle bondissait de sa chaise et se précipitait comme un lamantin qui va boire à la source (j’ai vu ça enfant dans Animalia, l’émission animalière du dimanche avec Allain Bougrain-Dubourg). Devant la météo, ses yeux brillaient d’une lumière magique. Elle essayait de deviner l’air du temps. Concentrée sur les paroles de Nathalie Rihouet comme sur l’oracle de Delphes, elle se laissait bercer par les normales saisonnières et les délices de l’anticyclone des Açores. S’il faisait beau sur la carte de France, avec des petits soleils…

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