© Bertine

Pur et impur 

Clarisse Gorokhoff

Elle enfile élégamment son gant en latex, se penche gracieusement vers son canidé à poils frisés, saisit la matière fécale consistante et moulée que ce dernier vient d’expulser de son petit derrière parfaitement toiletté et, d’un claquement de pas assuré, dépose le tout dans une poubelle publique d’un gris irisé. Elle sourit. Fière. Elle vient d’effectuer un geste sain, un geste citoyen. Elle repart vers son destin de maîtresse de chien et virtuose de merdes, emplie d’un orgueil qui me désole. Je reste interdite, devant le trottoir désormais « propre ». Je repense à une affichette que j’ai lue quelques jours plus tôt au ton véhément : « Ceci n’est pas un crottoir !!! » Je m’étais alors dit que cette aigreur avait quelque chose de surréaliste. Certes, grâce à la bienséance de cette dame, il n’y a plus la moindre trace de déjection... mais il y a encore tout le reste : le bitume à perte de vue. Et ce mélange d’hydrocarbures grisâtre et impérissable, n’est-il pas bien plus répugnant, quand on y pense (et même quand on n’y pense pas, il suffit d’ouvrir les yeux), qu’une jolie petite crotte inoffensive et éphémère qui, dans un autre contexte, aurait fait naître une jolie petite fleur propice à l’inspiration poétique – ou simplement au ravissement spontané apte à illuminer une journée plombée ? Sans aller jusqu’à faire l’éloge des crottes de chien, qui ont quasiment disparu de l’espace commun en même temps que les chewing-gums au début des années 2000 (à vérifier), je me demande si l’on n’a pas perdu, au fil du temps et des revêtements, le sens de ce qui est propre et sale, beau et laid, pur et impur. Mais dans le fond, pourquoi être si binaires ? Moi à la place de cette dame, j’aurais jeté non pas le bébé avec l’eau du bain, ni même le chien avec sa crotte, mais ce bitume qui nous envahit de gris et de monotonie, alors que juste en dessous (voilà cinquante-trois ans qu’on le sait), il y a la plage !

 
Tout et rien
Ne rien faire. Être content de ne rien faire. Le signifier. « Je ne fais rien. Et je suis content de faire RIEN. » Je n’en existe pas moins. Je cesse juste de m’agiter. Et de me consumer. Et d’ennuyer les autres. Pourquoi faire quelque chose plutôt que rien ? Est-on plus nuisible pour la société en ne faisant strictement rien qu’en faisant quoi que ce soit qui produira forcément des désaccords et des déchets ? 

Ce qui m’ennuie, c’est que réfléchir à tout ça m’éloigne un peu de la voluptueuse inertie du RIEN. Et si un jour je me remets à faire quelque chose, que je me lance dans un projet et mobilise mes forces pour passer à l’action... quelle sera la teneur de ce soulèvement ? Vers quoi irai-je ? Sera-ce une entreprise pour changer le monde ? Une opération pour transformer mon regard sur la vie ? Une tentative de me hisser quelque part ? Un coup de dé pour abolir le hasard ?

Je n’en sais fichtrement rien. Et je suis contente de n’en savoir rien. C’est si reposant, ces quatre petites lettres : R I E N. Rien de rien. R.A.S. Absence de tout. Le tout, c’est fourre-tout, on y fout en vrac le désir, l’ambition, la liberté, l’excitation, et tous les milliards de problèmes inhérents à toutes ces abstractions qui nous torturent le cœur et l’esprit. Le rien, c’est rien. Point. Mais contrairement au tout, ça repose et on peut quand même en parler, l’air de rien... Et puis le rien, ça se prête au délicieux déni, au tendre foutage de gueule et aux exquis paradoxes. On connait tous le sublime « Rien » du roi Louis XVI dans son journal, le jour de la prise de la Bastille. Et ces plaques commémoratives fixées sur quelques murs de villes qui rappellent au passant qu’il ne se passa strictement rien à telle date. Et enfin, j’aime l’idée d’utiliser un encart de 3 000 signes, espaces compris, d’une revue qui a pour ambition de parler de tout, pour déployer mes élucubrations sur RIEN. C’est trois fois rien, mais c’est un luxe qui fait du bien. ...

Elle enfile élégamment son gant en latex, se penche gracieusement vers son canidé à poils frisés, saisit la matière fécale consistante et moulée que ce dernier vient d’expulser de son petit derrière parfaitement toiletté et, d’un claquement de pas assuré, dépose le tout dans une poubelle publique d’un gris irisé. Elle sourit. Fière. Elle vient d’effectuer un geste sain, un geste citoyen. Elle repart vers son destin de maîtresse de chien et virtuose de merdes, emplie d’un orgueil qui me désole. Je reste interdite, devant le trottoir désormais « propre ». Je repense à une affichette que j’ai lue quelques jours plus tôt au ton véhément : « Ceci n’est pas un crottoir !!! » Je m’étais alors dit que cette aigreur avait quelque chose de surréaliste. Certes, grâce à la bienséance de cette dame, il n’y a plus la moindre trace de déjection... mais il y a encore tout le reste : le bitume à perte de vue. Et ce mélange d’hydrocarbures grisâtre et impérissable, n’est-il pas bien plus répugnant, quand on y pense (et même quand on n’y pense pas, il suffit d’ouvrir les yeux), qu’une jolie petite crotte inoffensive et éphémère qui, dans un autre contexte, aurait fait naître une jolie petite fleur propice à l’inspiration poétique – ou simplement au ravissement spontané apte à illuminer une journée plombée ? Sans aller jusqu’à faire l’éloge des crottes de chien, qui ont quasiment disparu de l’espace commun en même temps que les chewing-gums au début des années 2000 (à vérifier), je me demande si l’on…

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