Élargir l’élite scientifique pour réhabiliter la méritocratie

Vanessa Wisnia-Weill

Nul doute que la question de la méritocratie occupera une place de choix dans la conversation publique que constitue une campagne présidentielle, au côté de celle des inégalités. Pourtant, les liens entre la méritocratie et égalitarisme n’ont pas l’évidence qu’ils pourraient revêtir en première intuition. Voyons plutôt.

Parce qu’elle justifie une distribution de biens fondée sur les mérites et les talents – évalués à partir des performances scolaires ou professionnelles plutôt que de la naissance – la méritocratie sert d’abord à distinguer. Dès lors, par construction, elle dessine des différences, voire des inégalités, mais qui précisément ont vocation à apparaître justes. S’il n’y a pas d’autre principe régulateur, la méritocratie peut donc se révéler très inégalitaire, quand bien même la compétition dont elle est le moteur s’appuierait sur une parfaite égalité des chances (généralement illusoire). On conçoit aisément que dans une société démocratique, ce ne peut être le seul mode de répartition des égards et des honneurs. En matière de citoyenneté, c’est plutôt l’égalité simple (un citoyen, une voix) qui s’impose. En matière de santé, par exemple, l’État-providence a instauré une solidarité entre les bien portants et les malades : tout le monde cotise et l’assurance maladie rembourse les frais engagés par les malades, au nom du principe « à chacun selon ses besoins ». Ces trois principes – suffrage universel, solidarité nationale et récompense du mérite – se retrouvent dans toute société, la justice sociale visant à déterminer des modalités légitimes de partage des charges, des honneurs et des biens, comme l’a montré Michael Walzer, penseur de l’égalité complexe. C’est une autre manière de faire vivre un pluralisme qui sied à la démocratie davantage que celui développé par John Rawls. 

Plus qu’à l’égalité, les Français aspirent d’abord à une société plus juste

D’ailleurs, plus qu’à l’égalité, les Français aspirent d’abord à l’équité, à une société plus juste, permettant à chacun de sentir qu’il pèse sur la conduite de sa vie, dans toutes ses composantes et sans assignation tyrannique. Et mener sa vie se fait dans plusieurs dimensions. Les Français et les Européens identifient ainsi régulièrement la famille, la santé, le travail comme les valeurs les plus importantes. Les normes de réussite varient selon les époques et les pays, tout comme les injustices sociales qui pourraient les entraver. D’où une demande croissante de respect, qui apparaît dans toutes les études d’opinion. Sentir qu’on est reconnu pour ce qu’on fait nourrit l’élan vital, qu’on ne trouve plus dans le temps figé de la dépression, qui atteint tant de Français, même jeunes, qui n’y croient plus. 

C’est pourquoi il faut partir de la capacité d’action des individus et des conditions sociales de leur liberté à se reconnaître et être reconnus. Pour le philosophe allemand de la reconnaissance Axel Honneth, la liberté de l’individu autonome et les conditions sociales de son développement sont au cœur des conceptions de la justice dans les démocraties occidentales. La philosophie des « capabilités » le dit autrement, qui a porté à l’agenda politique des Nations unies une nouvelle définition de la liberté : accomplissement qui part des conditions de vie concrètes des individus pour se réaliser dans plusieurs dimensions non substituables les unes aux autres (éducation, mobilité, famille, vie professionnelle, engagement social et politique…). Il s’agit alors pour l’État de construire les ressources, les services publics (l’éducation par exemple) afin que chacun dispose d’un bagage minimum – qui peut être exigeant – offrant des marges de manœuvre pour que chacun s’accomplisse à sa manière dans toutes ces dimensions. Encore faut-il préciser ce minimum et les modalités de l’égalité envisagée. Pour repenser la question sociale, j’estime nécessaire de croiser les approches des capabilités, de la reconnaissance et de l’égalité complexe ; et j’appelle à le faire avec des priorités différenciées selon les sphères du pouvoir d’agir (j’en distingue cinq).

Nous avons un problème en France. On n’élève pas assez de jeunes à de bons niveaux scientifiques,
et cela n’attire pas assez l’attention du débat public.

En examinant la question scolaire et la méritocratie à cette aune, que voit-on ? D’abord que l’éducation de base est un bien essentiel. Chaque jeune doit être aidé à la hauteur de ses besoins pour atteindre le socle minimum de compétences et de connaissances qui lui permettra de s’insérer. Il y a bien là une question de justice et de minimum, mais ce n’est en rien une question de méritocratie. Notre système éducatif connaît une mutation qui va dans ce sens et qui est à poursuivre (plus d’heures pour les élèves en difficulté ou en éducation prioritaire, enseignement plus personnalisé, etc.). Ensuite, l’éducation relève de la sphère de la connaissance. Connaissance qui est au fondement de nos démocraties, qu’il s’agisse d’exercer sa raison pratique ou une raison théorique. Connaissance qui est la pierre angulaire de toute action, car elle seule permet de se confronter avec objectivité au réel qui résiste. On la retrouve ainsi dans la réflexivité nécessaire pour se perfectionner au travail et reconnaître le travail bien fait. Cette dimension cognitive contribue à conférer au travail sa fonction auto-valorisante (à côté du sentiment de faire œuvre commune). C’est pourquoi tout jeune devrait avoir accès le plus tôt possible à sa pulsion épistémique, à cette forme de connaissance qui lui permet de vivre des dépassements objectifs et subjectifs. Le minimum requis ici a plus à voir avec la possibilité d’atteindre un maximum dans un domaine qui plaît que de viser la moyenne dans toutes les disciplines (par ailleurs nécessaire pour avoir des connaissances de base). Ce « minimum » ne s’obtient pas seulement dans le colloque singulier avec soi-même, mais dans des filières d’enseignement qui savent élever et récompenser le mérite, au sens du bon niveau atteint (le travail fourni étant un moyen plus qu’un critère de mérite dans cette perspective). Encore faut-il pluraliser les champs d’excellence, seule manière de ne pas céder sur l’excellence tout en élargissant la prise en compte de ce qui a de la valeur dans nos sociétés – afin de distinguer un maximum de jeunes. Dans le domaine scolaire, une structuration des filières est à mener, d’abord dans l’enseignement professionnel ou technologique, mais aussi à l’université. Bien entendu, les entreprises auront également un rôle jouer pour que ces nouvelles filières d’excellence offrent des débouchés en cohérence, sauf à verser dans le discours hypocrite : revalorisation des revenus dans certains métiers, constitution d‘une profondeur de carrière (progression salariale, responsabilités, mise en place de communautés professionnelles « apprenantes » pour favoriser la reconnaissance d’un savoir technique, etc.).
Mais l’indépendance des sphères de vie (une nécessité pour qu’une position dominante dans l’une n’entrave pas excessivement les possibilités dans l’autre) impose de ne pas rabattre la compétition scolaire sur la compétition sociale. Or, le cœur de la connaissance dans la modernité et dans notre monde technologique c’est la connaissance scientifique, qui a forcément une dimension élitaire, chaque pays ayant des moyens limités à consacrer à la science de haut niveau et à son vivier. D’où l’importance de porter attention aux conditions de formation d’une élite scientifique. Elle emporte ses propres enjeux de justice sociale : élargissement de cette élite qui n’en restera pas moins une  minorité.

Nous avons un problème en France. On n’élève pas assez de jeunes à de bons niveaux scientifiques, et cela n’attire pas assez l’attention du débat public. Cela prive les étudiants qui aiment les sciences et les mathématiques de leur capacité à agir, mais cela limite aussi la montée en gamme des emplois, par manque de compétitivité et d’innovation, et donc le contenu du travail d’une large classe de Français bien au-delà des métiers scientifiques. Plusieurs indicateurs : 50 % des écoles les moins ségréguées ne forment pas plus de 50 % de jeunes très bons en maths ; seuls 13 % des jeunes de 25 à 34 ans ont de très bons niveaux en numératie (capacité à appliquer les mathématiques dans la vie personnelle et professionnelle), ce qui place la France en position très médiocre dans l’OCDE, au contraire des Allemands. Et ce alors même que nous formons beaucoup de jeunes au niveau master (20 % actuellement). On pourrait encore remarquer qu’il y a peu de codeurs parmi les fondateurs de start-up en France, au contraire de ce qui se passe dans les pays les plus avancés, selon Gilles Babinet, président du Conseil du numérique. 

L’enjeu est d’assurer la montée en puissance d’une élite scientifique universitaire beaucoup plus robuste.

Dès qu’on parle de méritocratie et de sciences, le débat se focalise sur l’introduction d’une dose de discrimination dans les grandes écoles scientifiques. C’est une vision singulièrement tronquée de l’élite scientifique. D’abord ces grandes écoles ne représentent que 0,2 % d’une classe d’âge, quand le vivier de la science en train de se faire sont les docteurs en sciences ou maths (PhD), soit entre 0,5 % et 1 % d’une cohorte en moyenne selon les pays. On voit qu’il y a là une marge de progression (d’autant que tous les élèves des grandes écoles ne poursuivent pas sur une thèse). L’enjeu est d’assurer la montée en puissance d’une élite scientifique universitaire beaucoup plus robuste dans un contexte où la France a opéré une démocratisation inédite de l’enseignement supérieur depuis trente ans, mais sans assumer le taux d’encadrement ni penser mieux l’aval doctoral qui aurait dû l’accompagner. 

La France doit gérer une crise de croissance éducative. Sans rien changer au taux d’élèves en master : doubler le vivier des jeunes adultes de très bon niveau scientifique par exemple et en diversifier les profils – cela n’a rien à voir avec une touche de discrimination dans les grandes écoles. Concrètement, cela pourrait passer par la mise en place de taux d’encadrement et d’investissement similaires à ceux des grandes écoles pour 10 % des meilleurs masters scientifiques. En amont, à l’école, des leviers existent pour mieux pousser les enfants en maths et en sciences. C’est typiquement un sujet à un milliard d’euros. Et ceci pourrait en outre, pour peu qu’on adopte un plan plus ambitieux, ruisseler sur un deuxième cercle de jeunes (les 10/20 % les mieux formés dans toutes les filières). Cet objectif proprement épistémique – former la minorité scientifique qui va faire vivre la connaissance – ouvrirait de surcroît le jeu de la stratification sociale, et décloisonnerait le monde de l’université et des grandes écoles. On ne peut plus l’éluder alors que s’impose, dans la pandémie comme dans la lutte climatique, l’urgence de nouer faits scientifiques – qui font parler la nature – et discussion publique ; rien d’autre que la question de la place de la minorité scientifique dans les jeux de -pouvoirs....

Nul doute que la question de la méritocratie occupera une place de choix dans la conversation publique que constitue une campagne présidentielle, au côté de celle des inégalités. Pourtant, les liens entre la méritocratie et égalitarisme n’ont pas l’évidence qu’ils pourraient revêtir en première intuition. Voyons plutôt. Parce qu’elle justifie une distribution de biens fondée sur les mérites et les talents – évalués à partir des performances scolaires ou professionnelles plutôt que de la naissance – la méritocratie sert d’abord à distinguer. Dès lors, par construction, elle dessine des différences, voire des inégalités, mais qui précisément ont vocation à apparaître justes. S’il n’y a pas d’autre principe régulateur, la méritocratie peut donc se révéler très inégalitaire, quand bien même la compétition dont elle est le moteur s’appuierait sur une parfaite égalité des chances (généralement illusoire). On conçoit aisément que dans une société démocratique, ce ne peut être le seul mode de répartition des égards et des honneurs. En matière de citoyenneté, c’est plutôt l’égalité simple (un citoyen, une voix) qui s’impose. En matière de santé, par exemple, l’État-providence a instauré une solidarité entre les bien portants et les malades : tout le monde cotise et l’assurance maladie rembourse les frais engagés par les malades, au nom du principe « à chacun selon ses besoins ». Ces trois principes – suffrage universel, solidarité nationale et récompense du mérite – se retrouvent dans toute société, la justice sociale visant à déterminer des modalités légitimes de partage des charges, des honneurs et des biens, comme l’a montré Michael Walzer, penseur…

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