GRACE la survivante ©Anne-Pomel
GRACE la survivante ©Anne-Pomel

Grace la survivante

Maïlys Khider et Romane Frachon

Marseille, terrain vague. Au Petit-Sémi-naire, une cité des quartiers nord de la ville, une partie des habitations ont été rasées. L’immeuble qui tient toujours est défraîchi par le temps. Le jaune de la façade a viré au gris. Les murs sont écaillés. Mais le bâtiment est toujours sur pieds. Malgré le bleu du ciel et le soleil limpide, le froid glacial s’incruste. Au balcon, une dizaine de jeunes hommes et de jeunes femmes fixent les amas de déchets – éclats de verre, vêtements usés et restes de nourriture – qui jonchent le sol. Lorsque s’ouvre la portière de la voiture, les regards se braquent : « Vous cherchez quoi ? » Et puis les mines fermées s’illuminent soudain. Des cris de joie, des rires, des chants. Les corps ondulent. Chemisier blanc, jean noir, c’est Grace ! On oublie aussitôt la présence malvenue de journalistes.

Les longues et épaisses tresses dorées de Grace fouettent l’air matinal. D’un geste chaleureux de la main, elle salue toute la bande. « Ils n’ont pas de papiers, ils vivent ici, c’est un squat. » À Marseille, les squatteurs du même genre sont légion. Depuis des années, Grace Inegbeze aide les femmes dans cette situation à se nourrir, à trouver un logement et des conditions de vie dignes à travers le réseau d’associations qu’elle a intégré et dont elle est, dans certains cas, la fondatrice. À 41 ans, Grace est devenue un pilier pour de nombreux migrants sans ressources, logés dans des conditions déplorables, malades. Des proies idéales pour les réseaux de traite humaine.

« La prochaine fois que tu parles de ma mère, je te tue. »

Son engagement n’est pas fortuit, il est le fruit d’une vie qui a charrié Grace du Nigéria à l’Europe et de l’Europe au Nigéria. Dès son installation à Marseille, qui accueille depuis une dizaine d’années une communauté nigériane de plus en plus importante, Grace a décidé de consacrer son énergie à celles dont elle ne connaît que trop bien les déroutes : les femmes qui, comme elle, ont sombré dans le bourbier de la prostitution forcée, orchestré par des bandes très organisées originaires du Nigéria et dont les ramifications gangrènent l’Europe tout entière. L’histoire de Grace est celle de dizaines de milliers de femmes en quête d’une vie meilleure de l’autre côté de la Méditerranée et qui ont vécu un cauchemar à leur arrivée. Car par-delà les frontières, le corps des femmes est un instrument, un outil lucratif au service des souteneurs et de leurs clients. 

Pour Grace, rien ne laissait présager ce destin. Née à Benin City, au sud-ouest du Nigéria, dans une famille de classe moyenne, elle est frappée à sept ans par la mort de son père. Sa mère ne peut élever seule ses sept enfants. Grace, la sixième d’entre eux, est envoyée chez une tante. « Elle était très libre, féministe. Elle pensait que les femmes pouvaient tout faire. Elle a fait des affaires, construit sa maison et dirigé des hommes. » Dans cet environnement, Grace côtoie des ingénieurs, des avocats, des juges. Un monde intellectuel dont elle s’imprègne. Elle dévore des dizaines de livres. « J’ai décidé d’être une femme à l’image de ma tante. » Et de sa mère, avec qui elle n’a pas grandi, mais qu’elle a admirée durant toute son enfance. « Elle préparait de l’akara, un beignet à base de haricots. Elle aidait ceux qui n’avaient rien. Chez elle, je trouvais des locataires qui ne payaient pas le loyer. Et elle s’en fichait car elle connaissait leur situation ! Souvent, elle laissait la porte de la maison ouverte pour que les gens viennent manger. Tout ça m’a marquée et m’a aidée à me construire. »

Grace est ambitieuse, mais n’aime pas les études. Sa passion, c’est la couture. « J’aimais couper des papiers, les assembler, confie-t-elle en mimant des ciseaux avec son index et son majeur. J’aime la mode depuis que je suis petite. J’ai toujours eu plein d’habits, de chaussures. » À seize ans, elle quitte le nid familial et intègre des grandes maisons de couture. Trois ou quatre ans plus tard, elle ouvre la sienne. Puis vient le temps où des connaissances prennent le large vers l’Europe. « Quand ils envoyaient des habits à leurs frères et sœurs, ça me plaisait. Je me suis dit : si je vais moi aussi en Europe, je vais être la fille la mieux sapée ! »

« J’ai compris à ce moment que j’allais être une esclave. »

À vingt ans, en 1998, ses désirs prennent forme. Elle fréquente un homme. Il est professeur à l’université et travaille dans un aéroport. Très vite, elle lui confie vouloir émigrer. Une semaine plus tard, il vient aux nouvelles. « Tu m’as dit que tu voulais partir. Prends tes affaires, tu t’en vas ! » Il lui laisse vaguement miroiter un travail d’escort, mais sans services sexuels. Grace arbore un sourire moqueur quand elle se remémore son innocence d’alors. Elle est conduite dans une chambre d’hôtel à Lagos. Personne dans sa famille n’est au courant de ses projets. « On m’a informée que j’allais partir dans trois jours. Ils m’ont prise en photo, m’ont fait un passeport. On m’a prêté des habits pas trop glamour pour que j’aie l’air d’une mineure qui allait rejoindre ses parents. » Elle embarque. « Les hommes qui m’ont aidée à partir m’ont montré comment détruire mon passeport dans l’avion. Je suis allée aux toilettes, je l’ai déchiré, jeté dans l’eau et j’ai tiré la chasse. » 

GRACE la survivante ©Anne-Pomel

Grace atterrit à Amsterdam et est aussitôt transférée dans un camp de demandeurs d’asile « ouvert, pas un centre de rétention ». Trois jours plus tard, elle appelle un numéro de téléphone qu’elle a dû mémoriser à Lagos. « Deux mecs baraqués viennent me chercher en voiture et m’expliquent qu’ils vont m’envoyer chez ma Madame en Italie, et qu’elle a payé 10 000 dollars pour m’avoir. » Pendant de longues heures, ils roulent jusqu’à arriver à Turin. Dans un appartement en sous-sol, propre, bien décoré et confortable, Madame l’y attend. Elle se prénomme Docas. Elle est « grande, mince et belle ». Le lendemain, Madame organise une sortie avec Grace au Porta Palazzo, un vaste et fourmillant marché. « Elle m’a acheté des mèches pour me coiffer, des talons, des habits pas chers. Ma vie allait être gérée par une autre. Je n’ai pas supporté cette idée. J’ai compris à ce moment que j’allais être une esclave. » 

La soirée vire au cauchemar : Grace va devoir se prostituer. Madame lui enseigne comment parler à ses futurs clients. « Elle m’a appris les mots qui désignent une pipe, une pénétration ; à mettre un préservatif sur une carotte. Je n’en croyais pas mes yeux. » L’horreur ne s’arrête pas là. « Elle m’a dit que je devais rembourser la somme dépensée pour mon trajet vers l’Italie, payer le loyer, l’électricité, participer aux frais de nourriture. » Docas appelle aussi la mère de Grace. « C’est important pour eux car si tu ne paies pas, ils menacent ta famille. Docas a dit à ma mère : j’ai ta fille. Ma mère a répondu : mais non, ma fille est à Lagos. Elle croyait à une blague. J’ai dit : excuse-moi maman, je suis partie, c’est vrai je suis là. Ma mère a exigé : ramène ma fille ! Et ça, Docas n’a pas aimé. »

Grace partage un appartement avec Docas, son conjoint et une autre femme tenue de se prostituer. La nouvelle venue a du caractère. Madame et son compagnon deviennent violents. « Un jour, je n’ai pas apporté les sous. Elle a insulté ma mère. Je lui ai répondu. Elle a pris le balai, a dévissé le manche pour me frapper, pour faire en sorte que j’obéisse. Je devais être soumise. J’ai pris le balai et l’ai retourné contre elle. Elle était choquée. J’ai dit : “La prochaine fois que tu parles de ma mère, je te tue et j’appelle la police.” »

Pour tenter d’apprivoiser Grace, le compagnon de Docas intervient. Il est native doctor, une sorte de marabout. Il va chercher du sable dehors. La jeune femme est sommée de s’agenouiller dedans. « Il m’a fait jurer de payer ma dette, de ne sortir qu’avec des Blancs, de ne pas envoyer d’argent à ma famille, de ne pas appeler la police, de ne pas cacher d’argent. Il m’a dit que si je n’agissais pas dans ce sens, je mourrais. Puis, il a pris une lame de rasoir et m’a fait cette marque », montre-t-elle en posant le doigt sur deux petits points noirs dessinés sur son sein gauche. L’un des points est censé être un esprit maléfique capable de la tuer. En Afrique de l’Ouest, ce type de pratique, nommée juju, reste un puissant outil d’intimidation utilisé par les proxénètes, qui profitent des croyances ou de l’ignorance des femmes qu’ils asservissent. Grace ne croit pas au mauvais sort, au juju. Mais, démunie, elle se résigne à effectuer quelques passes. Sur une route nationale, elle attend les clients, vêtue d’un legging en satin tellement serré que ses parties génitales sont visibles. « J’étais gênée car des voitures passaient avec des enfants à bord. » Les clients : « Des jeunes, des vieux, tous blancs. Ils me disaient pipe ou pénétration, je leur indiquais le prix, et on faisait ça dans la voiture ou dans les bois en pleine journée. » 

Un matin, à l’aube, elle s’en va « travailler ». Devant l’arrêt de bus où une dizaine de prostituées guettent les passants, elle laisse les autres filles prendre de l’avance. Elle court sans savoir où elle va. « J’avais peur qu’on me suive. » Une voiture se porte à son niveau. Un homme bredouille quelques mots d’anglais à travers la vitre. Paniquée, Grace lui confie : « Je m’enfuis d’un réseau de prostitution, je ne sais pas où aller ! » L’inconnu l’accueille chez lui et lui trouve une place dans un couvent. Ce confort religieux ne dure qu’un temps. Aucune démarche administrative n’est lancée. Après la tranquillité, la clandestinité la rattrape. Du jour au lendemain, elle est expulsée du monastère. 

« J’ai compris à ce moment que j’allais être une esclave. »

À nouveau, elle longe les routes turinoises pour se nourrir. « J’y allais pour survivre. Si j’avais eu le choix, je ne l’aurais pas fait. » Lassée, fatiguée, elle sonne aux portes d’un commissariat dans l’espoir d’être aidée ou même renvoyée au Nigéria. Une fois. Puis deux. « Ils m’ont demandé de sortir, ils n’ont pas voulu m’écouter. » Le hasard s’en mêle. Un jour de juin 2001, alors qu’elle se rend en ville pour se faire raser les cheveux, une dispute éclate entre deux hommes qu’elle connaît. Les voisins appellent la police. La descente embarque tout le monde, Grace comprise. La voilà déportée au Nigéria, contre son gré. Tant pis pour ses rêves. Elle reprend la route qu’on lui impose. « Ils nous ont envoyés dans un camp entouré de barbelés. Pour moi qui déteste l’enfermement, c’était horrible. » Dans un conteneur, quatre femmes cohabitent avant l’expulsion. « C’était leur manière de régler le problème », rit-elle. En pleine nuit, elles sont réveillées brusquement. Un car vient les chercher, direction l’aéroport. Une fois dans l’avion, ses mains sont menottées comme celles de ses camarades. Grace reste muette au côté de la policière qui l’escorte jusqu’à Lagos. Chacun et chacune des expulsées a droit à son garde-chiourme.

À l’aéroport, une horde de journalistes se rue sur « les criminels » pour les filmer. Grace et les autres sont envoyés en prison. « À Alagbon, avec les prisonniers politiques. Je suis dans une cellule avec plus de dix personnes. On ne t’y donne pas à manger, c’est à toi d’appeler ta famille pour qu’elle t’apporte de la nourriture. Mon frère est venu payer une caution pour me libérer. » Toutes les femmes n’ont pas cette chance. Pas de jugement, pas de convocation au tribunal. « Tu sors si tu payes. » Son frère l’héberge dans « un quartier chic ». L’ambiance n’est pas des plus agréables. Il lui ordonne de nettoyer, « alors qu’il a une domestique ». Grace attrape la malaria. Il refuse qu’elle se repose. Sa belle-sœur se plaint d’elle. « J’avais honte avec elle, et j’avais peur de sortir, du regard des autres. » Et puis son aîné hausse la voix. Soudain, il prononce « le mot de trop ». Ce mot qu’elle a trop entendu. « Pute ». Il s’empare de ses affaires et les jette par la fenêtre. Grace dévale les escaliers, monte dans un bus pour Benin City et tape à la porte de sa sœur. Celle-ci l’accueille d’abord à bras ouverts. C’est sans compter un beau-frère qui tente de la violer. « Je l’ai dit à ma sœur. En silence, elle a rangé mes affaires dans un sac, et l’a mis dehors. » 

C’est une certitude : plus jamais elle ne sera considérée dans son pays. Elle n’a pas le choix : il faut migrer à nouveau. « Même avec les difficultés en Europe, je préférais aller y tenter ma chance. » Pendant un an, elle loge chez une tante, puis chez un copain. Elle a trop honte pour revenir chez sa mère. Grace décide d’utiliser le même réseau de prostitution pour quitter le pays. « J’ai tapé à la porte de toutes les maisons. Je me suis fait passer pour pauvre, sans éducation, j’ai changé ma façon de m’habiller, de parler, ma coiffure. » Elle s’invente une histoire : elle prétend être du sud-est du pays et être venue en ville pour aider sa famille. « Une Madame a voulu m’acheter car j’avais l’air naïve. » Mais la fausse ingénue est très attentive. « J’ai vu de l’intérieur comment fonctionne un réseau de traite, cette fois ça a pris au moins quatre mois pour que je quitte le Nigéria. On m’a retiré des cheveux, des ongles, des poils pubiens, ma culotte pour convoquer les esprits… »

« Je sentais que je voulais rester en France, je ne sais pas ce qui m’attirait… »

Septembre 2002, atterrissage à Paris. Selon le même procédé, Grace détruit son faux passeport dans l’avion. Dans le camp de Roissy, elle demande l’asile. Quelques jours après, le réseau vient la chercher. Elle n’a aucune idée d’où la voiture l’emmène. Les hommes la conduisent en Espagne, à Majorque, chez sa « nouvelle Madame ». Dès le premier soir, elle est placée au milieu du salon. Six femmes tentent de l’humilier, comme elles le font aux nouvelles venues. « Elles ont essayé de m’enlever mon haut, de m’arracher les cheveux, mais je ne me suis pas laissé impressionner. » Elle hurle et « balance tout » : son séjour en Italie, son retour en infiltrée. « J’ai fait un carnage. » La Madame écarquille les yeux et, furieuse, prend son téléphone : « Mais qui m’a amené cette femme ? » Dès le lendemain, elle est libre. Dans un club, elle économise pour se payer un billet pour Madrid : « C’est la dernière fois que j’ai eu à me prostituer. » 

Un homme rencontré à Roissy l’invite à la rejoindre. « Je sentais que je voulais rester en France, je ne sais pas ce qui m’attirait, mais mon intuition était bonne. » À Paris, elle rencontre Baba, un Camerounais, dans un taxiphone. Baba sera le père de ses deux premiers enfants : « En trois mois j’étais enceinte, j’étais contente, je voulais une vie stable, nous sommes restés six ans ensemble. » Ils s’installent à Marseille, où réside la famille de Baba. « Ayant demandé l’asile, j’avais 300 euros par mois. Cela m’a aidée à entrer dans le système… J’ai eu des allocs, un HLM, un titre de séjour. » Marseille lui plaît immédiatement. « J’ai vite eu la sensation d’être chez moi. » Elle quitte Baba en 2007. 

L’année suivante, elle retourne au Nigéria pour des vacances. Elle rend visite à sa mère. Collins, son ami d’enfance et premier amant, lui propose un café. Il l’avoue sans rougir : « Grace is the first girl I kissed. »(1) C’est le coup de foudre. Trois mois plus tard, Collins vient à Marseille. Ils se pacsent, elle le déclare à la CAF, il trouve du travail dans le BTP, elle passe un CAP couture… Ils se marient en 2013, leur amour leur offre deux enfants. En 2015, la traite humaine nigériane prend de l’ampleur à Marseille. Les réseaux s’y implantent. Ils agissent à Noailles, au parc Corot ou au parc Kallisté, en promettant de l’aide aux femmes mal logées, malades et ne parlant pas la langue. « J’ai commencé dans le secteur associatif, en aidant les demandeurs d’asile, en faisant de la traduction de broken-English, du bénévolat. » Collins la met en garde : « J’étais inquiet, effrayé. » Et puis Grace l’entraîne. Elle le désigne trésorier de sa propre association, The Truth(2), après en avoir déposé les statuts en 2018.

2020. Pendant le premier confinement, Grace se rend régulièrement dans un squat occupé par ses compatriotes, près de chez elle : le Petit-Séminaire. Elle contacte Massilia Couches System, une plateforme lancée par Action contre la Faim pour distribuer des couches aux Nigérianes. « Et là paf, ça a pris. » Elle est désormais connue d’une ONG d‘intérêt public. Un matin, elle aperçoit un camion de Médecins du Monde devant le Petit-Séminaire. Sans hésitation, elle interpelle ses occupants : « Je connais les gens du squat, je peux vous aider. » Le soir même, la coordinatrice l’appelle et la recrute. Médecins du Monde crée un contrat de travail sur mesure, un « renfort covid urgent ». Elle sera débauchée pour entrer en 2021 à l’Amicale du Nid, une association qui aide les femmes à sortir de la prostitution. 

« Si elles avaient des papiers, le droit à un travail digne,
elles ne se prostitueraient pas. »

Aujourd’hui, Grace est devenue « une icône pour les associations d’aide aux femmes victimes de traite », raconte Giulia Mauri, sa collègue du Nid, et membre de The Truth. « Elle déclenche quelque chose. Il nous faut des personnes concernées par ces questions. » Ses collègues sont unanimes : il y a eu un avant et un après Grace. Brune Pascale, infirmière du programme « squats et bidonvilles » de Médecins du Monde, est conquise : « Sans Grace, on avait beaucoup de mal à créer un lien de confiance, à se faire comprendre… puis quand les Nigérians ont vu qu’on était dans son équipe, la relation a été facilitée. Dans des endroits hyper chauds de Marseille, avec Grace on était acceptés. C’est l’exemple vivant que tout peut changer. » The Truth prend à bras le corps le fléau de la traite humaine. Grace évite le terme « prostitution » car « il y a des femmes qui la choisissent… la traite humaine est au profit d’une mafia », argumente-t-elle. Selon elle, « tout découle de la traite de la pauvreté. Ces femmes sont prises dans un cercle vicieux, effrayées, traumatisées. Si elles avaient des papiers, le droit à un travail digne, elles ne se prostitueraient pas ». Son association réunit un médecin, une infirmière, une médiatrice, une éducatrice, une juriste. Au total, plus de deux cents femmes ont reçu une aide. « Une trentaine sont sorties des réseaux. Tous les jours, de nouvelles femmes viennent me voir. » 

« Nous voulons remonter la piste des mafias.
Nous voulons bâtir un contre-réseau ! »

Monica est l’une de ces femmes. Elle porte une casquette rose sur des cheveux très courts, un jogging ample et des claquettes. En dessous de ses yeux vitreux, une cicatrice serpente le long de sa joue et on aperçoit des traces de coups. « Je suis passée par la Libye. Puis j’ai pris un lapa lapa (un Zodiac, ndlr). » En Italie, à Parme, elle vit trois ans sans papiers et rembourse ses 25 000 euros de « dette » à sa Madame. « Ils étaient très violents avec moi. » Puis elle passe la frontière à Vintimille, destination Marseille. « Des Nigérianes m’ont parlé de Grace. Elle m’a tellement aidée. C’est une gentille femme. » The Truth lui apporte un soutien juridique, médical, un hébergement. « J’apprends à lire, à écrire mon nom », s’amuse-t-elle. Monica s’interrompt et Grace reprend. « J’ai commencé avec elle car on parlait le même dialecte, elle ne parvenait pas à exprimer sa situation. La première fois que je l’ai vue, elle était très abîmée. Des gangs l’ont utilisée. Ils l’ont beaucoup frappée, elle a subi trop de choses. » D’un air pas si convaincu, Monica lance, avant de se lever de sa chaise : « Je me sens bien. » Puis les bras grands ouverts, les poings fermés : « Je balaierai, je nettoierai… je veux travailler ! » Itohan est une autre femme à qui Grace a porté secours. Perruque noire, sourcils fins, elle est fière de montrer sa fille de cinq mois dans sa poussette, Miracle. Elle arrive en 2016 en Italie, en 2019 à Marseille, après la traversée libyenne. Sa vie au Nigéria se résumait au dur travail agricole. « Grace a trouvé de l’argent pour le bébé, de la nourriture, des couches. » Pour la remercier, -Itohan voudrait faire grossir les rangs de The Truth. 

Face à l’ampleur des réseaux de traite humaine, la justice s’est saisie d’affaires de prostitution organisée par les réseaux nigérians. Le 8 octobre 2021, le tribunal correctionnel de Marseille condamnait cinq femmes et sept hommes à des peines allant de deux à neuf ans de prison pour proxénétisme, traite d’êtres humains et aide au séjour irrégulier. L’avocat de deux des victimes, Alain Lhote, analyse : « Ces réseaux s’installent car ils ont compris qu’asservir les femmes était extrêmement rentable. À Marseille, l’activité des gangs nigérians est très soutenue. » 

Grace était présente lors des audiences. « Je voulais suivre l’affaire, c’était trop important pour moi ! Des jugements sévères peuvent être un avertissement pour d’autres. » Des membres du réseau l’ont repérée au tribunal et depuis, elle reçoit des menaces. Un homme l’accuse d’avoir dénoncé des Nigérians à la justice. « Je suis contente qu’ils soient punis, mais je n’en suis pas responsable, martèle Grace. Ils ont dit que je ne devais pas revenir à Noailles (centre-ville de Marseille). Ni au Nigéria ! » Elle a déposé une main courante. Malgré tout, la courageuse continue de coordonner des actions. Sa collègue de The Truth et de l’Amicale du nid, Giulia Mauri, est déterminée à les amplifier. « Nous envisageons de nous rendre au Nigéria, pour faire de la sensibilisation dans les écoles, et pour implanter The Truth à la racine. Nous voulons remonter la piste de ces mafias tout en aidant les femmes à recueillir des preuves de leur passage. Il faut bâtir un contre-réseau ! »

Pour l’avocate Noémie Saïdi-Cottier, qui a défendu des femmes victimes de traite humaine, un flou persiste quant aux jugements. Qui condamner ? « Les femmes qui deviennent des Madames ont pour la plupart elles-mêmes été -victimes. Elles prennent des peines à deux chiffres alors que ce sont les hommes qui ont les belles montres et profitent de l’argent. » Grace va dans son sens. « Beaucoup de Madames sont aussi des victimes. Elles deviennent cadres. Mais avant, elles ont été enfermées dans un clan. »

Elle aussi a fait les frais de cet enfermement. Mais elle s’en est sortie. Aujourd’hui, son statut lui permet d’affirmer haut et fort : « Je lutterai pour qu’il n’y ait plus de femmes nigérianes dans les rues européennes pour le plaisir des hommes. »...

Marseille, terrain vague. Au Petit-Sémi-naire, une cité des quartiers nord de la ville, une partie des habitations ont été rasées. L’immeuble qui tient toujours est défraîchi par le temps. Le jaune de la façade a viré au gris. Les murs sont écaillés. Mais le bâtiment est toujours sur pieds. Malgré le bleu du ciel et le soleil limpide, le froid glacial s’incruste. Au balcon, une dizaine de jeunes hommes et de jeunes femmes fixent les amas de déchets – éclats de verre, vêtements usés et restes de nourriture – qui jonchent le sol. Lorsque s’ouvre la portière de la voiture, les regards se braquent : « Vous cherchez quoi ? » Et puis les mines fermées s’illuminent soudain. Des cris de joie, des rires, des chants. Les corps ondulent. Chemisier blanc, jean noir, c’est Grace ! On oublie aussitôt la présence malvenue de journalistes. Les longues et épaisses tresses dorées de Grace fouettent l’air matinal. D’un geste chaleureux de la main, elle salue toute la bande. « Ils n’ont pas de papiers, ils vivent ici, c’est un squat. » À Marseille, les squatteurs du même genre sont légion. Depuis des années, Grace Inegbeze aide les femmes dans cette situation à se nourrir, à trouver un logement et des conditions de vie dignes à travers le réseau d’associations qu’elle a intégré et dont elle est, dans certains cas, la fondatrice. À 41 ans, Grace est devenue un pilier pour de nombreux migrants sans ressources, logés dans des conditions déplorables, malades. Des proies idéales pour les réseaux de traite humaine. « La prochaine fois que…

Pas encore abonné(e) ?

Voir nos offres

La suite est reservée aux abonné(e)s


Déjà abonné(e) ? connectez-vous !



Zeen is a next generation WordPress theme. It’s powerful, beautifully designed and comes with everything you need to engage your visitors and increase conversions.

Top Reviews