Je vous prie de m’excuser

Brigitte Benkemoun

La scène se déroule en fin de journée dans un métro bondé de l’Est parisien. Une jeune fille aux cheveux roses et gras, multiples piercings dans les oreilles, tatouages et rangers sales me bouscule très légèrement puis se retourne et me dit gentiment : « je vous prie de m’excuser, madame ». Déconcertée par tant d’obligeance inattendue, je lui réponds « je vous en prie, mademoiselle », en souriant le plus aimablement possible sous mon masque. L’histoire pourrait s’arrêter là. « Encore une de tes histoires sans chute », commenterait ma fille. Attendez, la chute arrive…

L’incident, qui n’en était pas un, remonte à au moins quinze jours, et pourtant ce moment minuscule continue de me trotter dans la tête. Chaque fois que j’y pense, j’essaie d’imaginer l’histoire de cette fille qui, avec ses cheveux roses, ses grosses godasses et ses tatouages, prononce d’une voix si douce une formule de politesse devenue presque désuète. Serait-elle une sorte de Peau d’Âne échappée d’un milieu dont elle ne conserve que l’étiquette, tel un verni indélébile ? Et puis tout à coup, « je vous prie » la trahit… 

Sauf à imaginer ce scénario improbable, jamais un dialoguiste ne songerait à mettre « je vous prie de m’excuser » dans la bouche d’une punk à chien. Plus logiquement, il l’aurait fait grogner un « fait chier ». Moins cliché, il aurait décidé qu’elle poursuivrait sa route, sans même se retourner sur la figurante que j’étais. 

J’en étais là de ma réflexion sur les gens qui n’ont pas le look de leurs mots, quand quelques jours plus tard, je suis invitée à l’Opéra (oui, je prends le métro et je vais à l’Opéra). 

Deux scènes, deux ambiances. Sous la coupole dessinée par Chagall, je me retrouve assise devant trois très vieilles dames au chic aristocratique. Avant le début du ballet, je les écoute, amusée, se plaindre amèrement que « les gens ne s’habillent plus pour venir à Garnier ». D’autres auraient dit « tout fout le camp ». Mais cette fois, les dialogues collent parfaitement aux styles des personnages. Puis le spectacle commence, et ces dames qu’on imagine à cheval sur la politesse, continuent à commenter la chorégraphie à voix haute, sur le même mode que les costumes des spectateurs. Autour d’elles, chacun essaie de toussoter, pour délicatement tenter de les faire taire. En vain… Finalement excédé, mon voisin, en jean et en chandail gris, se retourne et leur suggère poliment d’attendre l’entracte pour commenter. Choquées, les trois Taties Danielle des beaux quartiers le traitent par tout le mépris dû à son pull et son pantalon. Elles rouspètent encore un peu à voix basse, pour ne pas avoir l’air de céder à la vindicte populaire, puis finissent par se taire. Un dialoguiste pourrait sûrement s’amuser avec ces triplettes du 16e, insolentes, outrecuidantes, insultantes, évidemment sans jamais de propos orduriers. Chez ces gens-là, par exemple, on ne dit pas « fait chier ». J’ai découvert ce soir-là qu’ils ne disent pas non plus « je vous prie de m’excuser ». Au moins dans la vraie vie…

Ce sera la chute de mon histoire, dont la morale reste à imaginer. ...

La scène se déroule en fin de journée dans un métro bondé de l’Est parisien. Une jeune fille aux cheveux roses et gras, multiples piercings dans les oreilles, tatouages et rangers sales me bouscule très légèrement puis se retourne et me dit gentiment : « je vous prie de m’excuser, madame ». Déconcertée par tant d’obligeance inattendue, je lui réponds « je vous en prie, mademoiselle », en souriant le plus aimablement possible sous mon masque. L’histoire pourrait s’arrêter là. « Encore une de tes histoires sans chute », commenterait ma fille. Attendez, la chute arrive… L’incident, qui n’en était pas un, remonte à au moins quinze jours, et pourtant ce moment minuscule continue de me trotter dans la tête. Chaque fois que j’y pense, j’essaie d’imaginer l’histoire de cette fille qui, avec ses cheveux roses, ses grosses godasses et ses tatouages, prononce d’une voix si douce une formule de politesse devenue presque désuète. Serait-elle une sorte de Peau d’Âne échappée d’un milieu dont elle ne conserve que l’étiquette, tel un verni indélébile ? Et puis tout à coup, « je vous prie » la trahit…  Sauf à imaginer ce scénario improbable, jamais un dialoguiste ne songerait à mettre « je vous prie de m’excuser » dans la bouche d’une punk à chien. Plus logiquement, il l’aurait fait grogner un « fait chier ». Moins cliché, il aurait décidé qu’elle poursuivrait sa route, sans même se retourner sur la figurante que j’étais.  J’en étais là de ma réflexion sur les gens qui n’ont pas le look de leurs mots, quand quelques jours plus tard,…

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