La Petite Espagne : une histoire française

Olivier Liron

L’air du temps est à la peur de l’étranger. Peur de l’étranger, de l’étrange, de l’Autre, de tout ce qui vient perturber ce que le romantisme français désignait comme l’Ordre – la manifestation, sous sa forme politique, du Réel. Mais trêve de romantisme, et de métaphysique. Pour moi, qui suis fils d’immigrés espagnols, les notions d’émigration et d’immigration n’étaient déjà pas très claires quand j’étais adolescent, dans les manuels d’histoire de Première S. D’un côté de la page, un encart sur la notion d’émigration, avec des types portant des baluchons s’entassant sur des routes ou dans des trains, de l’autre, la notion d’immigration avec des quartiers pauvres et des familles nombreuses. Au fond, n’étaient-ce pas les mêmes personnes ? Et ma famille maternelle, c’étaient des immigrés ou des émigrés ? Ne fallait-il pas parler d’exilés, tout simplement ? J’ai demandé naïvement à Madame François, la prof d’histoire-géo :
– Madame, quelle est la différence entre émigrés et immigrés ? 
Elle m’a répondu avec gentillesse et une pointe de consternation :
– Mais enfin, Olivier, il faut que tu te mettes du bon point de vue. C’est une question de point de vue ! Toi qui as des capacités, tu devrais comprendre…

Photo de la famille Liron prise lors de son arrivée en France à Saint-Denis, en 1963.

Le bon point de vue, quel était-il pour ma grand-mère qui chantait à tue-tête « Yo soy un pobre emigrante », un air de flamenco de Juanito Valderrama, tout en récurant les casseroles des grandes bourgeoises du boulevard des Invalides ou de l’avenue de Matignon ? 

Je ne le saurai jamais, mais j’aimerais raconter une autre anecdote. Au cours de l’écriture d’un roman, j’ai retrouvé une photographie où l’on voit ma mère et mes grands-parents dans un bidonville. Elle a été prise rue du Landy, à Saint-Denis, en 1964. À cette époque, Nieves, ma mère, et mes grands-parents Carmen et Fernando habitent la Petite Espagne, un quartier de taudis où vivent des exilés espagnols. L’histoire de ce quartier est profondément liée à celle de l’immigration. À la fin du xixe siècle, alors que le taux de natalité baissait fortement en France, on a commencé à faire appel à une main-d’œuvre immigrée. Des Belges, des Italiens, des Polonais. Le racisme et la xénophobie étaient si importants que la police a opéré un recensement des étrangers en France. « Trop de Belges ! Trop d’Italiens ! », titraient les journaux populaires. Tout cela alimentait déjà l’inquiétude à l’égard des immigrés. En réalité, les étrangers étaient prêts à occuper des emplois pénibles, à être mal rémunérés et à se loger au plus près des usines. Au début du xxe siècle, les Espagnols sont arrivés à la Plaine. Les hommes travaillaient dans les usines, les femmes dans les chiffonneries et les boyauderies pestilentielles où l’on transformait en baudruche les intestins des animaux. 

Durant la Première Guerre mondiale, les usines françaises construisent des mitrailleuses. Les immigrants prennent le relais des ouvriers français partis au front. L’usine Mouton recrute des Espagnols pour fabriquer du fil de fer barbelé. C’est à cette époque que les Espagnols s’installent par milliers entre Saint-Denis et Aubervilliers, dans un quartier aux ruelles malfamées. Les Français se plaignent de leur présence et les témoignages racistes se multiplient. Ce ghetto insalubre est baptisé la Petite Espagne. L’avenue du président Wilson à l’ouest, le canal Saint-Denis à l’est, la rue du Cornillon au nord et la rue du Landy forment les limites du quartier. Pas d’accès au gaz ni à l’eau courante. L’approvisionnement se fait à la fontaine située à l’angle des rues de l’Espoir et Cristino-Garcia.

Dans l’entre-deux-guerres, la Petite Espagne voit arriver la deuxième vague de l’immigration espagnole. Il y a les premiers migrants politiques, qui viennent après la répression du soulèvement des Asturies en 1934. Puis l’exode tragique des vaincus de la guerre civile, ces centaines de milliers de Républicains qui fuient les sinistres camps français et se réfugient à la Plaine. En septembre 1941, le destin du quartier se mêle à celui de la Résistance. Une importante rafle est organisée à la Petite Espagne par la police française et la Gestapo, qui conduit à l’arrestation de nombreux résistants. Les guérilleros espagnols luttent avec les FTP-MOI (Francs-tireurs et partisans - Main-d’œuvre immigrée) de la région parisienne. Sur L’Affiche rouge, hideuse affiche de propagande allemande, aux côtés de Szlama Grzywacz, Thomas Elek, Wolf Wajsbrot, Robert Witchitz, Maurice Fingercwajg, Joseph Boczov, Spartaco Fontanot, Marcel Rajman et Missak Manouchian, on trouve le nom de Celestino Alfonso : « Espagnol rouge, 7 attentats. » Il sera exécuté avec le reste du groupe Manouchian. À la Libération, les premiers chars de la 2e DB du général Leclerc ont un équipage de Républicains espagnols. Ce sont les hommes de la neuvième compagnie, la Nueve, qui sont les premiers à entrer dans Paris, le soir du 24 août 1944. Leurs autochenilles portent les noms de batailles de la guerre d’Espagne, Teruel et Guadalajara. 

Au quartier, Nieves et ses parents connaissent des voisins qui sont d’anciens résistants. Quand ils arrivent à Saint-Denis, ils font partie de la dernière vague de l’immigration espagnole. On peut se représenter ce peuple invisible grâce aux images des bidonvilles de banlieue parisienne prises par Chris Marker dans Le Joli Mai. La petite histoire raconte aussi, à sa façon, la grande. Carmen, Paco et Nieves font partie de ces millions d’hommes et de femmes partis un jour en quête d’une Terre Promise. Et voilà l’histoire banale d’une trajectoire d’immigration. Et si la vraie Nouvelle Vague, c’étaient eux ? J’ai entendu parler durant mes études secondaires des Trente Glorieuses, du baby boom, des yéyés et de Johnny, de Jean-Luc Godard et de Mai 1968 : on ne m’a jamais donné les moyens d’appréhender cette mémoire familiale. 

Pourquoi, en France, les jeunes générations n’ont pas davantage accès à l’histoire de l’immigration ? Pourquoi cette histoire commune, belle et nécessaire, n’est pas inscrite dans les programmes scolaires ? Pourquoi des phénomènes aussi massifs occupent-ils si peu de place dans la mémoire collective ? Quelle amnésie nous constitue ? Et si, plutôt que de stigmatiser l’étranger, de se méfier de l’Autre, nous avions besoin de héros et d’héroïnes différentes ? Des figures d’exilés, d’étrangères, de femmes issues de l’immigration ? Pas vraiment comme une issue de secours, mais plutôt comme l’idéal de beauté classique est issu de l’art grec, ou la pensée de Pascal issue de celle de Montaigne ? Est-ce que la culture française n’est pas aussi issue de ces immigrations ? Réhabiliter la mémoire de nos proches, ce pourrait être un début. Ma mère, comme mes grands-parents, comme des millions d’autres immigrés arrivés en France à cette époque, a toute sa place dans l’histoire française....

L’air du temps est à la peur de l’étranger. Peur de l’étranger, de l’étrange, de l’Autre, de tout ce qui vient perturber ce que le romantisme français désignait comme l’Ordre – la manifestation, sous sa forme politique, du Réel. Mais trêve de romantisme, et de métaphysique. Pour moi, qui suis fils d’immigrés espagnols, les notions d’émigration et d’immigration n’étaient déjà pas très claires quand j’étais adolescent, dans les manuels d’histoire de Première S. D’un côté de la page, un encart sur la notion d’émigration, avec des types portant des baluchons s’entassant sur des routes ou dans des trains, de l’autre, la notion d’immigration avec des quartiers pauvres et des familles nombreuses. Au fond, n’étaient-ce pas les mêmes personnes ? Et ma famille maternelle, c’étaient des immigrés ou des émigrés ? Ne fallait-il pas parler d’exilés, tout simplement ? J’ai demandé naïvement à Madame François, la prof d’histoire-géo : – Madame, quelle est la différence entre émigrés et immigrés ?  Elle m’a répondu avec gentillesse et une pointe de consternation : – Mais enfin, Olivier, il faut que tu te mettes du bon point de vue. C’est une question de point de vue ! Toi qui as des capacités, tu devrais comprendre… Photo de la famille Liron prise lors de son arrivée en France à Saint-Denis, en 1963. Le bon point de vue, quel était-il pour ma grand-mère qui chantait à tue-tête « Yo soy un pobre emigrante », un air de flamenco de Juanito Valderrama, tout en récurant les casseroles des grandes bourgeoises du boulevard des Invalides ou de…

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