Les aventures d'Antoine Doinel

Le paradis perdu de l’ennui

Michel Palmieri

Les aventures d'Antoine DoinelUn samedi de décembre, une petite salle du 5e arrondissement de Paris, le Reflet Médicis, programmait Domicile conjugal, le quatrième volet de la pentalogie que François Truffaut consacra aux aventures d’Antoine Doinel. Malgré un froid mordant, une longue file d’attente s’étire sur le trottoir de la rue Champollion. Pour l’essentiel, des jeunes gens, dont les parents eux-mêmes n’étaient sans doute pas nés lors de la première sortie du film, il y a plus d’un demi-siècle, en novembre 1970. Il faut dire que la séance était exceptionnelle, précédée d’une adresse d’Antoine Doinel lui-même, Jean-Pierre Léaud, acteur emblématique de la Nouvelle Vague. Le mythe a vieilli bien sûr. La démarche hésitante, le visage agité de tics, il se présente timidement, à l’évidence tendu comme une corde de violon. « J’aime beaucoup Antoine Doinel », commence-t-il, la voix altérée. « Domicile conjugal fut tourné en état de grâce », poursuit-il, avant de conclure en citant le réalisateur qui fut son maître et son double, une gémellité acquise, avérée par une étonnante similitude de leur silhouette, voire des traits même de leur visage. « François Truffaut disait de moi que j’étais un acteur anti-­documentaire. Domicile conjugal en est la preuve. » Submergé par l’émotion, l’acteur de 77 ans se retire sous un tonnerre d’applaudissements. Le film peut commencer, on le retrouve à vingt-cinq ans, jeune marié agité aux allures d’adolescent.
Dans sa légèreté même, Domicile conjugal raconte une époque insouciante où rien ne semblait important, moins encore tragique. L’immeuble où s’est installé le couple est un phalanstère qui ignore les tensions et les rivalités. Les occupants se croisent, échangent des plaisanteries banales, voire éculées, s’entraident joyeusement. Les portes n’y sont pas blindées, les fenêtres largement ouvertes. Antoine peint des fleurs dans la cour, change soudain de métier, sans problème et sans cérémonie en ces temps bénis de plein emploi. Il trompe sa femme après lui avoir fait un enfant. La retrouve après avoir quitté sa maîtresse japonaise avec qui il s’ennuie… L’ennui, voilà bien la grande peur de l’époque, la seule peut-être, ou au moins la principale, tout entière résumée dans un article célèbre de Pierre Viansson-Ponté dans Le Monde, « La France s’ennuie », qui annonçait les mouvements de mai 1968 contre une « société de consommation » honnie. Bientôt surviendra le premier choc pétrolier qui, en 1973, ouvrira une crise dont, cinquante ans plus tard, nous ne sommes toujours pas sortis. Confrontées au chômage de masse, à l’insécurité, à la montée des inégalités, les sociétés occidentales auront bien d’autres préoccupations qui les distrairont de la lutte contre l’ennui, « ce tourment des âmes qui pensent, et contre lequel la sagesse peut moins que la folie » (Georges-Louis Leclerc de Buffon). Sans doute est-ce là l’essentiel du charme de la saga d’Antoine Doinel, qui, restituant le climat des Trente Glorieuses, offre aux jeunes générations les images séduisantes d’un paradis perdu, ou perçu comme tel. La nostalgie est bien ce qu’elle a toujours été.



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