Chef ©Francois-Maumont

Les chefs se déconfinent

Stéphane Méjanès

La télévision a sorti les chefs et les cheffes de leur cuisine. Et s’ils n’y revenaient plus jamais ? Secoués par une remise en question existentielle après les confinements, dégoûtés par les rythmes infernaux ou tout simplement motivés pour faire évoluer leur métier hors des diktats du Guide Michelin, de nombreux chefs et cheffes remettent en cause le modèle traditionnel et cuisinent hors les murs.

Le 20 septembre 2017 à 08h13, le visage de Sébastien Bras apparaît sur le mur du compte Facebook BRAS officiel (plus de 15 000 abonnés à l’époque). Extérieur jour, plan fixe, la blancheur immaculée de la veste du cuisinier tranche sur le vert intense de l’herbe rase et des buissons qui l’encadrent. À l’arrière-plan, un arbre juvénile au tronc fluet et aux branches graciles ondule dans le vent. Au loin, la ligne d’horizon des monts d’Aubrac où s’attardent quelques nuages matinaux et maussades dans un ciel gris bleu. Face au soleil, assis, cadré en plan buste par son adolescent de fils, Sébastien Bras s’efforce de sourire, un peu raide. Il a plutôt la réputation d’être un discret, un taiseux. D’une voix hésitante, mais chantante par la vertu de son accent aveyronnais, le regard légèrement fuyant derrière ses lunettes, il lit un texte placé sous le téléphone portable qui le filme, comme un prompteur improvisé. Chaque mot a été pesé, il s’apprête à lâcher une bombe : « J’ai demandé au Guide Michelin de ne plus figurer désormais dans la sélection du Guide et ce, dès 2017, et par là même, de ne plus être honoré par la distinction d’étoiles. » Depuis sa publication, la vidéo a été vue 438 000 fois, a récolté sept mille cœurs et suscité mille commentaires, tous sans exception félicitant le chef rebelle et saluant la hardiesse de sa démarche. Contrairement à ce que l’on a écrit à l’époque, dans la longue histoire d’amour-haine entre les cuisiniers et le Guide Michelin, c’est véritablement la première fois qu’un restaurant triplement étoilé annonce ainsi vouloir faire sécession d’avec l’institution qui, depuis sa création en 1900, et singulièrement à partir de l’instauration de la hiérarchie à 1, 2 et 3 étoiles en 1931, fait et défait la réputation des restaurants.

Chef ©Francois-Maumont

Flash-back. En 1995, au faîte de sa gloire, Joël Robuchon remise ses trois étoiles et prend sa retraite à cinquante ans, pour ne pas faire le service de trop, pour se consacrer à la transmission, notamment à la télévision. En 2005, Alain Senderens demande la rétrogradation du Lucas Carton à Paris pour « faire un restaurant différent, une grande bouffe sans chichis, avec moins de service trois étoiles, moins ampoulé et plus sympa, plus en prise directe avec l’air du temps, plus sensuel, plus féminin et plus ouvert »1. En 2006, au moment de se retirer de son Buerehiesel, trois étoiles à Strasbourg, Antoine Westermann demande à remettre les compteurs à zéro pour épargner à son fils le poids de la succession qu’il vient d’accepter. En 2008, Olivier Roellinger ferme tout simplement son restaurant triplement étoilé à Cancale pour cause de santé défaillante, séquelles persistantes d’un épouvantable tabassage à la barre de fer à l’issue duquel il a failli perdre la vie lorsqu’il était adolescent. En 2009, c’est la même raison qui pousse Marc Veyrat, victime d’un très grave accident de ski en 2006, à mettre la clef sous la porte de son Auberge de l’Éridan, à Veyrier-du-Lac, couronnée par trois étoiles depuis 1995. « J’arrête mon activité car je vais partir en maison de rééducation », annonce-t-il alors. Avant de préciser : « Je ne rends pas mes étoiles »2. La nuance est importante : à l’époque, Marc Veyrat ne souhaite pas froisser le Guide Michelin. Il sera moins diplomate en 2019, après qu’on lui a repris une des trois étoiles octroyées l’année précédente. Le colérique Savoyard a alors intenté au Guide Michelin un procès en incompétence, soupçonnant même qu’aucun inspecteur ne soit venu manger chez lui, dans son village de Manigod. Il est allé en justice, a perdu, n’a pas voulu faire appel, sa Maison des Bois n’a jamais rouvert, fin de l’histoire.

Rien de tout cela chez Sébastien Bras deux ans plus tôt : « Il s’agit maintenant pour moi de clore ce chapitre, de nous mettre hors compétition en ne changeant rien à notre façon de faire, en continuant comme avant, en nous efforçant avec notre fidèle équipe de satisfaire nos clients en restant dans l’objectif de l’excellence. » Pour couper l’herbe sous le pied des langues de vipère de la profession, supputant perfidement qu’il se délestait des étoiles avant qu’on les lui retire, il rappelle qu’il avait eu « la confirmation à l’été 2018 du maintien des trois macarons ». Quatre ans après, il justifie toujours sa décision en invoquant la pression que le Guide Michelin exercerait plus ou moins directement sur les cuisiniers. « Ça ne m’empêchait pas de dormir, je n’en faisais pas des cauchemars, nuance-t-il. Mais si un inspecteur était dans la salle, je me posais toujours la question de savoir si ma cuisine correspondait bien aux standards du Guide, sans d’ailleurs savoir exactement ce qu’ils sont. Je me demandais tout le temps si j’étais dans les clous, je n’ai pas choisi ce métier pour ça. » Sûr de son droit, Sébastien Bras met aussi en avant le questionnaire envoyé chaque année aux restaurateurs par la firme de Clermont-Ferrand. « Il est écrit noir sur blanc que si on ne le renvoie pas, on sort du Guide, précise l’Aveyronnais. Ça faisait cinq ans que je ne répondais plus. » Des arguments qui semblent avoir été entendus puisque, contre toute attente, le Guide Michelin accède à sa requête. Le Suquet, posé telle une soucoupe volante route de Laguiole, sort de la galaxie rouge. Pendant un an, Sébastien Bras se sent « plus libre, plus indépendant dans (sa) cuisine, retrouve le sens de (son) métier et de (sa) vie ». Les clients se moquent visiblement de ne plus le trouver à l’entrée « Laguiole » du millésime 2018 du Guide. « On a servi 50 couverts de plus », fanfaronne celui qui est aussi chef d’entreprise.

La joie est de courte durée. Un an plus tard, la direction du guide a changé, la jurisprudence ne tient plus. Le nouveau patron, Gwendal Poullennec, met les points sur les deux i de Michelin : « Nous travaillons pour nos clients. Notre engagement, c’est de leur recommander les meilleures adresses et, évidemment, l’établissement de Sébastien Bras est une très bonne adresse, une cuisine de saison, très authentique. Pour nous, elle avait toute sa place dans le Guide de cette année. »3 Retour à la case départ, à un détail près : on a au passage subtilisé une étoile à la Maison Bras. Gwendal Poullennec a appelé -Sébastien Bras la veille, pour le prévenir, ce dernier lui a signifié son étonnement et son mécontentement. On en était resté là. Aujourd’hui, il se lâche davantage. « Quand j’ai annoncé ma décision, j’ai reçu le texto d’un ami, grand chef, qui me disait : “Waouh tu l’as fait !” se souvient-il. Peut-être que j’ai donné des idées. Peut-être que Michelin a pris peur. Peut-être qu’on a voulu faire passer un message : attention, si vous contestez, vous pouvez être sanctionné. Peut-être. » Il y a de la malice dans le maniement de la prétérition de la part d’un chef dont la bienveillance et le calme sont pourtant unanimement reconnus et vantés. Mais quand on le pousse un peu dans ses retranchements, on réalise que, derrière ce duel à fleurets mouchetés contre le Michelin, se jouait sans doute un peu autre chose. « Je suis dans une position singulière, reconnaît Sébastien Bras. Lorsque j’ai repris les rênes en 2007, j’ai hérité des trois étoiles obtenues par mon père en 1999. Je me devais d’en être digne, je ne pouvais pas faire moins bien, il fallait que je sois à la hauteur, pas un cran au-dessous. »

Ce père, c’est Michel Bras, le chef sans doute le plus admiré au monde, notamment par la nouvelle génération, celle qui prône une cuisine naturaliste, plus végétale que carnivore, ancrée dans un territoire, physique et mental, débarrassée des contraintes sclérosantes de la haute gastronomie d’antan, mais tout autant tournée vers le beau, le bon et le bien. Dans le très beau documentaire de Paul Lacoste, Entre les Bras (Jour2fête), sorti en 2012, les difficultés et les douleurs inhérentes à cette transmission impossible crevaient l’écran. « J’ai eu l’impression que Sébastien prenait ma caméra pour un psy », avouera le réalisateur4. Quand on fait remarquer au fils qu’en coupant le cordon avec le Michelin, il tuait peut-être aussi un peu le père, il hésite : « Oui, maintenant que vous me le dites, il y avait peut-être un peu de ça. » Dans un métier dont on sait la noblesse et les servitudes, il ne suffit pas de vouloir casser les codes du restaurant, s’émanciper de la critique gastronomique, des guides, désormais des influenceurs et des sites d’avis, encore faut-il trouver sa place. La remise en question du modèle dominant passe souvent par une introspection plus intime.

Au Manoir de la Boulaie, à 15 kilomètres de Nantes, Laurent Saudeau avait acquis deux étoiles en 2005 avant que le Guide Michelin ne lui en retire une début 2020. Le coup fut rude, mais n’aurait pas été fatal sans l’arrivée de la pandémie mondiale. Alors qu’il aurait pu remonter au front, comme tout le monde, le 19 mai 2021, les portes de son imposante bâtisse de Haute-Goulaine, sise au milieu d’un grand parc et se mirant dans un joli plan d’eau, sont restées fermées. « Définitivement », peut-on lire sur la home page du site Internet. On continuera d’y cuisiner de jolis produits, mais on ne dressera plus de plats dans des assiettes. Les Bocaux de Lolo, voilà le nom rigolo de la nouvelle aventure du chef de -cinquante-six ans, formé à l’école de l’excellence par Jo -Rostang, Jacques Maximin et Alain Senderens. Le 5 novembre 2021, jour de lancement, les gourmands ont pu s’offrir un repas de chef étoilé pour moins de 50 euros. Ils sont allés récupérer un bœuf braisé, purée de pommes de terre et pickles d’oignons rouges, ou un cabillaud au curry thaï, fenouil confit aux poivrons et oignons, le tout conditionné dans des bocaux en verre pasteurisés, disponibles notamment… au Super-U et Drive de Vertou. On est loin du Guide Michelin. « Avec Barbara, ma femme, on réfléchissait à notre avenir depuis quelques années déjà, explique Laurent Saudeau. Le Covid-19 nous a ouvert les yeux. Après sept mois d’arrêt, on a compris que l’on ne pourrait pas remettre le personnel au travail pour délivrer le même niveau de cuisine. Ils n’étaient tout simplement plus là. Avant, personne ne se posait de question, mais le fait d’être au repos forcé a permis à chacun de prendre du recul sur la vie de cuisinier. On a découvert que “la vie Covid” était celle que l’on voulait avoir, pour profiter de la famille, avoir des loisirs, des soirées, des week-ends. Moi-même, j’ai profité de mon jardin, je me suis mis à lire, à peindre, toutes choses que je n’aurais jamais faites auparavant. »

Il ne suffit pas de vouloir casser les codes du restaurant, s’émanciper de la critique gastronomique,
des guides, désormais des influenceurs et des sites d’avis, encore faut-il trouver sa place.

S’il n’exprime pas pour sa part de ressentiment vis-à-vis du Guide Michelin, Laurent Saudeau pointe une criante distorsion de concurrence entre les établissements en compétition. « Je jouais en Champion’s League, mais pas avec les moyens du Paris-Saint-Germain, plutôt avec ceux du Clermont Foot, ironise-t-il. Dans mon équipe, tout le monde était sur le terrain, il n’y avait pas de remplaçant. En tant que chef-propriétaire, j’étais partout, à tous les postes, je me levais à 5 heures pour aller sur le marché et je tournais la clef après le service du soir. » Pas  question pour lui de faire le match de trop, de se retrouver à soixante-dix ans au pied du fourneau. Les sacrifices, il a donné. « Je suis certainement passé à côté de pas mal de choses, confie-t-il. Je n’ai pas vu grandir mes enfants, je n’avais pas le temps de manger avec eux, de leur raconter une histoire. On ne peut pas rattraper le retard, je crois qu’ils ne m’en veulent pas trop, maintenant, je suis avec eux. Mais ça, la nouvelle génération ne veut clairement pas le vivre. Et je crois bien que la mienne non plus. J’ai reçu beaucoup de messages de confrères me disant : “Tu as fait le bon choix, mais moi je n’ai pas le courage de franchir le pas.” »

Pour ne plus subir les foudres des commentateurs de la gastronomie, pour jouir d’une vie « normale », le plus sûr reste encore de n’avoir pas de restaurant. C’est le choix qu’a fait Chloé Charles. Comme il y avait des goals volants dans les cours de récré, elle se qualifie elle-même de « cheffe volante ». « Il m’arrive de bosser sur 30 trucs différents qui n’ont rien à voir. Je peux être le lundi place Vendôme pour un repas chic avec de jolies assiettes créatives chez un grand joaillier, le mardi à la Flèche d’Or, un tiers-lieu où je prépare des sandwiches à la saucisse pour 200 personnes, et le mercredi dans une cantine de Nantes pour peser des restes dans le cadre de mes missions de formation à la réduction des déchets. Je ne m’ennuie jamais. » Cette trentenaire, éliminée en huitième semaine de la saison 12 de « Top Chef », a pourtant suivi la voie classique, formée notamment auprès de Pascal Barbot (Astrance, Paris 16e), David Toutain (alors à l’Agapé Substance) et de Bertrand Grébaut (Septime, Paris 11e). « Quand j’ai commencé, je me disais : je fais de la cuisine pour ouvrir un restaurant à 30 ans », confie-t-elle. Mais quand elle entre en résidence chez Fulgurances l’Adresse (Paris 11e), restaurant-tremplin pour jeunes talents, elle se coltine la dure réalité du métier. « J’ai compris pourquoi certains étaient aussi stressés et pouvaient devenir méchants. J’ai découvert l’angoisse liée au fait d’être responsable du bien-être de ses clients, comme celle d’un DJ sur lequel repose l’ambiance d’une soirée. J’ai aussi vite constaté à quel point c’était répétitif et chronophage : trouver des fournisseurs, passer des commandes, chercher et gérer du personnel, acheter du matériel, régler des problèmes de plomberie, d’électricité, créer des plats, les expliquer à son équipe, trouver des intitulés pour la carte, faire des posts sur Instagram. Un restaurant, c’est un problème par jour. »

En quittant la rue Alexandre Dumas, elle a quand même cherché une affaire avec sa future femme, Gaëlle, spécialiste de la salle. Pas longtemps. « On n’était d’accord sur rien, on a vite compris que si on continuait, on allait se séparer », se souvient Chloé. Au même moment, on l’appelle pour des dîners privés, des repas d’entreprise, des événements, elle se prend moins la tête et elle gagne bien sa vie. Depuis 2015, sa petite entreprise a bien prospéré, elle a engagé deux salariées et fait fructifier intelligemment la notoriété acquise grâce à « Top Chef », profitant des micros qui se tendent pour défendre une alimentation durable, en soutenant notamment l’École comestible, association pour l’éducation alimentaire des enfants fondée par la journaliste Camille Labro. L’arrivée d’Olga, sa fille, ne l’incite surtout pas à revenir dans le jeu du restaurant, il n’y a rien de plus précieux que de pouvoir aller la chercher à la crèche. « Je ne veux pas de restaurant parce que je cherche un bon équilibre entre vie personnelle et boulot, insiste Chloé. Je ne dis pas que c’est impossible, mais je vois surtout des gens qui n’ont plus d’amis, ne voient pas leur famille. Je ne crois plus au discours des vieux chefs qui te disent : si tu ne bosses pas corps et âme, c’est que tu n’aimes pas ton métier. Pour aimer son métier, il faut justement du temps libre pour faire et voir autre chose. »

« Un restaurant,
c’est un problème par jour. »

Du temps, Emmanuel Perrodin en a peu, mais il a choisi un chemin proche de celui de Chloé Charles. « Je suis un cuisinier nomade, mais un cuisinier avant tout », pose d’emblée ce quadra charismatique à la voix grave et au rire tonitruant. Natif du Jura mais Marseillais d’adoption, historien de formation, passé par l’anarcho-syndicalisme avant de tenir le poste de chef du Relais 50, sur le Vieux-Port jusqu’à fin 2015, Emmanuel Perrodin a rendu son tablier « pour prendre le risque de ne pas plaire ». Chose impensable dans un restaurant où la promesse est de satisfaire à tout prix. « Je voulais me libérer du rapport commercial avec les clients, justifie-t-il. Je voulais inventer d’autres formes de dîners, de financements, pour offrir des choses uniques, pas seulement à des connaisseurs, mais aussi au grand public, à des tarifs accessibles. Je milite pour que la cuisine soit un langage. » En s’extrayant des quatre murs du restaurant traditionnel, cet exégète de Raymond Dumay, berger, instituteur et écrivain gastronome (Le rat et l’abeille ou De la gastronomie française), dessine les contours d’un métier de cuisinier qui n’a ni honte d’être certainement un artisanat ni ne s’excuse d’être éventuellement un art. « Au restaurant, tu es dans la consommation, tranche-t-il. Malgré toutes les scénographies que tu peux imaginer, tu es un consommateur, pas un public. Dans ce que je propose, les mangeurs sont un public, ça change tout dans les rapports entre nous. »

Outre les extraordinaires dîners insolites qu’il a orchestrés pour Marseille Provence Gastronomie 2021, déplaçant table d’hôte et chefs dans des endroits étonnants, l’expression peut-être la plus aboutie du travail d’Emmanuel Perrodin se découvre sur scène. Avec la violoncelliste Noémi Boutin, il a écrit La Rose des vents, « rêverie musicale dont l’héroïne est une marmite de bouillabaisse ». Pendant que la musicienne joue et chante, le cuisinier mitonne et lit. À la fin, les spectateurs attablés pilonnent leur propre aïoli et dégustent le plat provençal emblématique. Parmi les multiples projets de cet indolent hyperactif, celui qui l’anime le plus est un voyage en caravane autour de la Méditerranée, à la rencontre des artisans du goût. Et après ? « Je retournerai aux fourneaux. » On ne s’attendait pas à ce twist, comme disent les scénaristes de séries. « Ce fut un sacrifice de quitter le restaurant, souffle-t-il. J’étais attaché à mes gars, ce sont des gens qui ont changé ma vie, ça a été un crève-cœur de partir. Un restaurant, c’est comme un bateau de corsaires, tu sais que tu es là pour un temps compté mais tu donnes tout, tu vis des moments d’une intensité folle, c’est franchement d’une beauté incroyable. »

Luca Pronzato a le même respect et la même passion du restaurant qu’Emmanuel Perrodin. Que Chloé Charles, aussi, elle qui lorgne un établissement ayant pignon sur rue, dans lequel elle pourrait « poser ses petites affaires » et servir pourquoi pas de grandes tablées sur réservation uniquement. Fondateur de l’agence We Are Ona (« nous sommes » en anglais et « la vague » en catalan), Luca Pronzato, qui n’est lui pas cuisinier, aura certainement bientôt son propre lieu, même s’il joue encore les mystérieux. En attendant, cet ancien du Noma de René Redzepi, à Copenhague, crée des restaurants éphémères, inspiré entre autres par les Young Turks, collectif de chefs anglais sans restaurant fixe, spécialistes des pop-up à la fin des années 2000, sur des toits d’immeubles de bureau ou dans des friches. À Arles, il a aussi côtoyé Laura Vidal, Julia Mitton et Harry Cummins, pionniers du genre en France avec leur Paris Popup. « J’ai toujours été frappé par le côté vertical du restaurant, explique-t-il. Je prône plutôt un système horizontal qui permette, dans une brigade, de laisser la chance à tous les talents. Notre propos est de libérer l’expression créative, par le voyage et le mélange des cultures. » Sorte de directeur artistique, Luca Pronzato investit principalement des hôtels, pour y aménager des restaurants de A à Z, du décor à la vaisselle et jusqu’aux produits, avec des artisans et des producteurs locaux. Ils sont opérés par une équipe composée d’autochtones et de chefs en résidence venus d’ailleurs. Portugal, Suisse, Turquie, Mexique, France, le monde est une vaste salle à manger. « Les jeunes cuisiniers ont envie de se comporter comme des artistes, analyse Luca. Ils veulent prendre la route, être plus libres. Il faut faire gaffe à la routine, aller voir ailleurs. Les plus grands chefs ont toujours voyagé, fait des quatre-mains, cuisiné entre potes. »

« Les jeunes cuisiniers ont envie de se comporter comme des artistes.
Ils veulent prendre la route, être plus libres. »

Bousculé par une nouvelle génération refusant la fatalité d’un métier de forçats, secoué par une crise sanitaire ayant fait les choux gras des dark kitchens et des plateformes de livraison, touché par une grave hémorragie de personnel, le restaurant n’a peut-être pas dit son dernier mot. « Au sortir du premier confinement, on a senti une profonde envie de nos clients de revenir passer du temps à table, de prendre du bon temps, se réjouit Sébastien Bras. Chez nous, les délais de réservation sont encore plus longs qu’avant, nous sommes plein très longtemps à l’avance. » Moins atteint que d’autres par la crise des vocations, le chef du Suquet a aussi des arguments pour séduire de ce côté-là. « Sur la question des horaires, nous avons répondu depuis plus de vingt ans avec l’installation d’une pointeuse, détaille-t-il. Chaque heure travaillée est payée. Et pour améliorer le confort des salariés, nous prenons un virage important en réduisant le nombre de clients servis quotidiennement. Cela aura bien sûr une incidence financière, mais c’est le prix à payer pour une expérience globale de meilleure qualité pour tous. À ces conditions, je suis persuadé que le restaurant a de l’avenir. »

1. Le Monde
2. AFP
3. France 3 Occitanie
4. Omnivore...

La télévision a sorti les chefs et les cheffes de leur cuisine. Et s’ils n’y revenaient plus jamais ? Secoués par une remise en question existentielle après les confinements, dégoûtés par les rythmes infernaux ou tout simplement motivés pour faire évoluer leur métier hors des diktats du Guide Michelin, de nombreux chefs et cheffes remettent en cause le modèle traditionnel et cuisinent hors les murs. Le 20 septembre 2017 à 08h13, le visage de Sébastien Bras apparaît sur le mur du compte Facebook BRAS officiel (plus de 15 000 abonnés à l’époque). Extérieur jour, plan fixe, la blancheur immaculée de la veste du cuisinier tranche sur le vert intense de l’herbe rase et des buissons qui l’encadrent. À l’arrière-plan, un arbre juvénile au tronc fluet et aux branches graciles ondule dans le vent. Au loin, la ligne d’horizon des monts d’Aubrac où s’attardent quelques nuages matinaux et maussades dans un ciel gris bleu. Face au soleil, assis, cadré en plan buste par son adolescent de fils, Sébastien Bras s’efforce de sourire, un peu raide. Il a plutôt la réputation d’être un discret, un taiseux. D’une voix hésitante, mais chantante par la vertu de son accent aveyronnais, le regard légèrement fuyant derrière ses lunettes, il lit un texte placé sous le téléphone portable qui le filme, comme un prompteur improvisé. Chaque mot a été pesé, il s’apprête à lâcher une bombe : « J’ai demandé au Guide Michelin de ne plus figurer désormais dans la sélection du Guide et ce, dès 2017, et par…

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