Géopolitique : la nouvelle carte des vins

Tania Sollogoub

La géopolitique est mise à toutes les sauces, du sport aux semi-conducteurs, en passant par le sucre1 et la gastronomie2... Qu’y a-t-il de commun à tout cela ? Selon les politologues, nous vivons un moment de déjà-vu, quand une puissance hégémonique, après deux générations, perd sa légitimité. Légitimité ne veut pas dire pure domination, mais capacité à maintenir le système mondial en équilibre, même s’il y a des conflits. Dans ces périodes de flottement hégémonique, tous les domaines de puissance deviennent stratégiques pour les États. Cela va du hard power, militaire ou économique, au soft power, que Joseph Nye définit comme la capacité à diffuser ses valeurs et sa culture, non par la coercition, mais par l’attraction. En fait, tout ce qui apporte de la puissance, réelle ou symbolique, prend de l’importance – secteurs, matières premières, produits, et même émotions. Et certains produits très particuliers, uniques, sont parfois porteurs d’une géopolitique puissante. Le vin en tête. Produit unique, évidemment dans son histoire, connectée à la mondialisation. Après avoir remonté la Garonne, de l’Aquitaine vers le Nord ; après avoir servi de monnaie sur le pèlerinage de Canterbury à Rome, où l’on s’échangeait des boutures de nebbiolo ; après avoir suivi conquistadors et missionnaires pour faire la messe aux Amériques ; après avoir fait la fortune des flying wine-makers français, consultants faustiens des années 2000 qui vendaient l’âme bordelaise ; le vin est devenu plusieurs réalités à la fois. Toutes présentent un intérêt stratégique différent. Il est le produit générique dont les Espagnols sont leaders, vendu en vrac pour un tiers des échanges mondiaux en volume. Il est un achat sur Internet par les millenials, en bag in box, avec plus d’arômes, d’effervescence, de facilité à être bu immédiatement. Il est le champagne et le vin fin, dont la France reste le premier exportateur en valeur, acheté à New York, Singapour et Tokyo, par des milieux financiers cosmopolites. Il est d’ailleurs, pour le même public, un placement alternatif attractif, et un produit numérique, avec des grands crus australiens adossés aux NFT (« jetons non fongibles », en français). Enfin, partout, il se modifie au contact des réalités locales : mélangé au soda en Chine, plus sucré en Europe de l’Est, et fêté à la japonaise, au temps du beaujolais nouveau... En définitive, le vin est ce que les sociologues appellent un « fait social total » parce qu’il crée du collectif, de l’institutionnel, du rituel, du magique, de l’émotionnel, de l’imaginaire… et donc du politique. Le vin, c’est tout cela, de la terre à l’air, né des épousailles du bois avec l’homme, et de l’alliance entre gestes, intentions et désirs.

La France a bénéficié des derniers feux du XVIIIe siècle, quand elle prenait le relais de l’Italie en tant que maîtresse du savoir-vivre.

Désormais, la géopolitique viticole se déploie dans deux dimensions. La première, classique, est celle de la guerre économique. Elle se fait à coups de taxes et la puissance est du côté des consommateurs : les États-Unis, passés en première position devant la France, ou bien la Chine, première consommatrice de vin rouge. La France, dont le vin est le deuxième excédent commercial derrière Airbus, a fait les frais de la guerre économique en 2020 avec la taxe Trump, prouvant qu’un facteur de puissance commerciale peut se transformer en faiblesse géopolitique. Leçon à tirer : diversifier les échanges et les partenaires. La guerre économique peut être sans merci. L’Australie l’a appris à ses dépens fin 2020, quand la Chine a laminé un tiers de ses ventes, avec 212 % de taxes, et les vins du Chili, de l’Argentine et de l’Afrique ont vite pris la place. Quant au Brexit, il a jeté un coup de projecteur sur le risque logistique car la géopolitique, couplée à la crise sanitaire, redonne de l’importance aux frontières…

Géopolitique : la nouvelle carte des vins ©Francois Thomazeau

La seconde dimension de la géopolitique du vin est celle du soft power. Elle est ancienne. Talleyrand le savait, qui sauva l’intégrité territoriale française lors des Traités de Vienne avec la complicité de ses trois cuisiniers. Quant à la mondialisation viticole moderne, elle a surfé sur un étrange attelage entre rêve français et américain. Ainsi la France a bénéficié des derniers feux du XVIIIe siècle, quand elle prenait le relais de l’Italie en tant que maîtresse du savoir-vivre, exportant ses cuisiniers, ses artistes et ses philosophes3. Cet héritage a trouvé un terreau dans la classe moyenne mondialisée, par une curialisation dont Norbert Elias a révélé l’importance politique, quand les mœurs de la cour se diffusent à la société. À l’héritage culturel français s’est greffée l’Amérique des traders et des happy few, pour lesquels le vin fin et le luxe sont les outils de l’entre-soi. Il faut être coopté pour acheter les Romanée-Conti, dont la cuvée 1945 est la plus chère du monde… L’Asie urbaine s’est jetée sur ce modèle gastronomique, Corée, Japon et Taïwan en tête. Et Jeannie Cho Lee, superwoman diplômée de Harvard, mère de cinq enfants et Master of Wine, revendique aujourd’hui l’excellence de l’Asian palate… Malheureusement, tout cela crée du risque politique : vivre en endogamie n’aide pas à comprendre les autres, c’est le point aveugle des classes dirigeantes. Quant à rêver de ce qu’on n’obtiendra pas, c’est un danger pour n’importe quel régime. Le vin fin fait donc partie de ces inégalités visibles que le gouvernement chinois a choisi de combattre, en déclarant une guerre au luxe.

La Chine n’est pas la seule à s’inquiéter. Car si l’Amérique viticole n’est pas en tête des ventes, elle diffuse un modèle martelé à coups de normalisation, de marketing et de rachats de vignobles. En tête de gondole, il y a eu Robert Parker, son guide, et la « parkérisation du vin » dénoncée par le film Mondovino. Son système de notes sur 100 a eu un effet si puissant qu’on a reproché aux Bordelais de s’être adaptés à ses goûts…. Il y a la famille Mondavi à laquelle les marquis italiens ont accepté de vendre des bouts de Toscane, quand les villageois français de Maniane refusaient, eux, de déboiser leur colline... Il y a les joint-ventures pour capter les savoir-faire : l’Opus One, roi de Californie, est produit avec les Mouton Rothschild… Au total, il y a surtout deux perceptions du vin. D’un côté les terroirs, de l’autre, les cépages et les marques. D’un côté, travail manuel et patience, de l’autre, une modernité de drones et de trieuses optiques. Mais le modèle américain n’a pas gagné. Au contraire, car la mode n’est plus au cosmopolitisme. Les jeunes recherchent de l’authenticité, de la traçabilité, de la proximité. Il leur faut de nouveaux héros, de la décroissance, de la biodynamie avec ses cornes de vache enterrées. Il leur faut un autre contrat social avec la Terre : être vigneron, c’est « prendre la mesure de ce qui vit4 ». Il leur faut la philosophie des coopératives du Languedoc. Plus de vin sans valeurs. Or, dans ce Nouveau-Nouveau-Monde, la France est en pole position. Les jeunes vignerons sont pour moitié des femmes, quand les trois quarts des agriculteurs sont des hommes. La Bourgogne a fait classer ses « climats » au patrimoine de l’humanité.
Tania Sollogoub
s’intéresse à ce qu’il y a de commun entre les différentes façons de parler du monde et des individus : l’économie, la sociologie, les sciences politiques, la littérature, la philosophie.
Son vrai métier est de construire des passerelles qui mettent en lumière les facteurs les plus profonds de changement des sociétés. Au quotidien, elle est économiste et romancière.
Le bordeaux se réinvente, et Thomas Duclos annonce de la cuvée 2021 qu’elle sera celle de l’humilité... Partout, en Languedoc, Anjou, Provence, Jura, Bretagne, Savoie, le vin diffuse un attachement au patrimoine fondé sur du partage et non de l’exclusion. Des chefs deviennent activistes sociaux, revendiquant une mondialisation du goût porteuse d’éthique. Il faut transformer la société à travers la gastronomie, dit José Andrés. On se prend alors à croire à la transformation des hommes par ce qu’ils mangent, et, retrouvant son identité, le vin nous ramène à la nôtre. Pas de doute, les jeunes vigneronnes sont le monde de demain.

1 Sweetness and power, Sidney Mintz, 1985.

2 Géopolitique de l’alimentation et de la gastronomie, Pierre Raffard, Le Cavalier Bleu, 2021.

3 Le goût du chocolat, Piero Camporesi, Tallandier, 2021.

4 Les ignorants, récit d’une initiation croisée, Etienne Davodeau, Futuropolis....

La géopolitique est mise à toutes les sauces, du sport aux semi-conducteurs, en passant par le sucre1 et la gastronomie2... Qu’y a-t-il de commun à tout cela ? Selon les politologues, nous vivons un moment de déjà-vu, quand une puissance hégémonique, après deux générations, perd sa légitimité. Légitimité ne veut pas dire pure domination, mais capacité à maintenir le système mondial en équilibre, même s’il y a des conflits. Dans ces périodes de flottement hégémonique, tous les domaines de puissance deviennent stratégiques pour les États. Cela va du hard power, militaire ou économique, au soft power, que Joseph Nye définit comme la capacité à diffuser ses valeurs et sa culture, non par la coercition, mais par l’attraction. En fait, tout ce qui apporte de la puissance, réelle ou symbolique, prend de l’importance – secteurs, matières premières, produits, et même émotions. Et certains produits très particuliers, uniques, sont parfois porteurs d’une géopolitique puissante. Le vin en tête. Produit unique, évidemment dans son histoire, connectée à la mondialisation. Après avoir remonté la Garonne, de l’Aquitaine vers le Nord ; après avoir servi de monnaie sur le pèlerinage de Canterbury à Rome, où l’on s’échangeait des boutures de nebbiolo ; après avoir suivi conquistadors et missionnaires pour faire la messe aux Amériques ; après avoir fait la fortune des flying wine-makers français, consultants faustiens des années 2000 qui vendaient l’âme bordelaise ; le vin est devenu plusieurs réalités à la fois. Toutes présentent un intérêt stratégique différent. Il est le produit générique dont les Espagnols sont leaders, vendu en…

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