Maaza Mengiste © Simon Hurst

Homère en Abyssinie

Éric Faye

Ce mois-ci, quittons frimas et variants et, pendant que la planète pandémique révise l’alphabet grec, partons pour la Corne de l’Afrique. L’Éthiopie, dont on parle depuis un an avec la guerre du Tigré, produit plus d’histoire qu’elle ne peut en consommer, pour reprendre la célèbre formule de Churchill sur les Balkans. Qu’on en juge : convoitée à la fin du XIXe siècle, elle réussit à mettre en déroute les troupes italiennes. Quarante ans plus tard, en 1935-36, l’Italie envahit de nouveau l’Éthiopie, qu’elle occupe pendant cinq ans. Haïlé Sélassié Ier, le négus, rentre d’exil en 1941, à la libération de son pays. C’est à Addis-Abeba qu’est créée en 1963 l’Organisation de l’unité africaine, dont la capitale éthiopienne devient le siège. Des sommets de chefs d’État s’y succèdent, qui consacrent le rôle majeur de l’Éthiopie au sein du continent noir. Mais en 1974, à la suite de manifestations estudiantines, des officiers renversent le « roi des rois » et le pays connaît alors une dictature marxiste. « Terreur rouge » en 1977-78, grande famine des années 1984-85, à quoi s’ajoutent la guerre de l’Ogaden et autres luttes de guérilla : l’Éthiopie sort exsangue de sa période communiste en 1991. Ce qui succède n’est pas le paradis. L’Érythrée se détache du reste de l’Éthiopie en 1993 et une guerre, liée à un litige frontalier, fait rage entre les deux pays de 1998 à 2000. Avec l’accession d’Abiy Ahmed à la tête du gouvernement, on croit le pays engagé sur la voie de la démocratie et de la concorde, car ce Premier ministre scelle la réconciliation avec l’Érythrée, ce qui lui vaut le prix Nobel de la paix en 2019. Mais l’année suivante, oubliant ses lauriers, Abiy Ahmed lance une offensive contre les rebelles du Tigré. L’armée éthiopienne essuie défaite sur défaite et, en novembre 2021, alors que les insurgés progressent dans la région d’Amhara et ne sont plus qu’à deux-cents kilomètres d’Addis-Abeba, se forme un large front de mouvements de guérilla dont l’objectif est de renverser Ahmed. Sans doute est-ce un tel excès d’histoire qui donne de grands romans comme Le Roi fantôme, de Maaza Mengiste, dont l’action se passe précisément au Tigré et dans la région d’Amhara. Pareil roman aide à se faire une idée de la mosaïque appelée Éthiopie, tout comme des rouages du pouvoir au sein d’un pays de 120 millions d’habitants, vaste comme deux fois la France.

Maaza Mengiste © Simon Hurst
Maaza Mengiste © Simon Hurst

Le Roi fantôme nous ramène en 1935. Le négus Haïlé Sélassié 1er règne depuis cinq ans à la tête d’un pays qui peut se targuer d’avoir mis en échec les tentatives de colonisation et d’être membre de la Société des Nations. Le régime de Mussolini lance alors ses troupes à l’assaut des plateaux d’Abyssinie. C’est l’ère moderne qui entre en guerre contre le Moyen Âge : aviation, ypérite et bombes au phosphore d’un côté, javelot et pétoires de l’autre. Les combats concernent tout d’abord le Tigré. À l’arrivée des légions fascistes, Gugsa, qui est le gouverneur de Mekele, la capitale du Tigré, choisit de collaborer avec l’envahisseur. Le négus avait pourtant marié sa fille Zenebework à ce Gugsa, dans l’espoir de renforcer les liens entre le pouvoir central et la branche tigréenne de la dynastie. Mais Gugsa maltraite la fille du négus, qui meurt dans des circonstances mystérieuses en 1934, et il passe dans le camp italien l’année suivante. Maaza Mengiste a le don d’élever son roman à la hauteur des légendes : le négus, dont elle brosse un portrait sensible et empathique (fort différent de celui qu’en fit Ryszard Kapuściński), écoute sur son gramophone la musique de l’ennemi italien : Aïda. Car dans l’opéra de Verdi, Aïda, fille du roi d’Éthiopie, est réduite en esclavage en Égypte, où Radamès, commandant militaire et fils du pharaon, tombe amoureux d’elle. Radamès trahit en vouant sa vie à une ennemie abyssinienne comme Gugsa en ralliant le Duce. Et le négus ne peut se détacher de cet opéra, comme si trahison et pouvoir étaient consubstantiels. Haïlé Sélassié ne trahit-il d’ailleurs pas lui-même sa patrie, en la quittant en 1936 après avoir juré de s’y battre jusqu’au bout ?

Maaza Mengiste aurait pu titrer son roman Histoires de pouvoir comme le livre de Carlos Castaneda. Sauf qu’ici, il n’est pas question de sorcellerie. Encore que, d’une certaine façon, c’est une manière de magie qui va réveiller l’Abyssinie. Pour rallumer la flamme de la lutte contre l’envahisseur, le chef de guerre Kidane recourt à une idée de génie : faire croire au retour du négus et à sa présence parmi les résistants. Kidane a remarqué qu’un de ses hommes, le barde Minim, ressemble de façon troublante à Haïlé Sélassié. On pare Minim d’un costume du négus, on le hisse sur un destrier, on lui apprend à se tenir et à saluer, et le tour est joué, il suffit qu’il traverse les villages des monts Simien pour que la rumeur se répande : le roi des rois est de retour. De sorte que, galvanisés, les paysans prennent les armes contre les Italiens. Et le roman acquiert dès lors une autre dimension, celle d’une réflexion sur la nature du pouvoir. Qu’est-ce que le pouvoir ? L’être ou le paraître ? Paraître, même de façon fantomatique, sous-entend Mengiste. C’est l’image, le reflet du pouvoir, même factice, qui engendre l’action. Le troubadour Minim devient un « roi fantôme » et le négus, qui, en exil en Angleterre, voit dans un film d’actualités son double à cheval, est pris de vertige : il se demande si, au fond, le double, ce n’est pas lui-même, souverain passif et sans royaume, et si le vrai roi n’est pas l’autre, le barde dont la silhouette remobilise les combattants…

Le Roi fantôme — Maaza Mengiste

D’autres fantômes hantent ce roman, comme le père du photographe italien Ettore, qui ne se dévoilera qu’au moment de disparaître, ou encore l’énigmatique Ferres, formidable intrigante et Mata Hari abyssinienne. Au travers de personnages comme Ferres, Hirut et Aster, Maaza Mengiste met en lumière le rôle, sous-estimé, des femmes dans les guerres : ce sont elles qui ont payé le plus lourd tribut, en Éthiopie, étant doublement victimes, de leur mari d’une part, dont elles subissent les coups et les écarts, et puis de la guerre, où elles combattent lorsqu’elles n’assurent pas le ravitaillement ni ne soignent les blessés. Maaza Mengiste s’impose avec ce roman parmi les écrivains de langue anglaise qui chantent l’Afrique de l’Est d’hier et d’aujourd’hui, aux côtés du Tanzanien Abdulrazak Gurnah, prix Nobel de littérature 2021, ou du Somalien Nuruddin Farah. Le Roi fantôme n’est pourtant que son -deuxième opus, une dizaine d’années après Sous le regard du lion, qu’elle consacrait à la révolution de 1974. Au-delà de la fresque historique relue à la lumière des mythes, l’écrivaine, qui est née à Addis-Abeba et vit aux États-Unis, donne à comprendre l’Éthiopie d’aujourd’hui, en proie à un conflit qui menace le pays de dislocation. Le Tigré, soumis complètement par le négus Menelik II en 1894, n’est-il pas au fond une colonie d’Addis-Abeba, de même que l’Éthiopie en fut une brièvement, sous la botte de Mussolini ? Comme si les formes de domination étaient condamnées à se répéter, d’une époque à l’autre.

Maaza Mengiste conte cette saga de l’éternel retour avec le souffle et la construction d’un Homère : un chœur prend régulièrement la parole et le ton est celui d’une Iliade noire et moderne, dont les hauts faits sont glorifiés par les aèdes de l’Amhara, les azmari, comme dut le faire en son temps un certain poète aveugle à propos de la guerre de Troie. Et Maaza Mengiste de se faire le troubadour non seulement des femmes, mais, plus largement, de toutes celles et de tous ceux qui souffrent : « Chantez, filles de l’Éthiopie, chantez une femme, chantez mille femmes, chantez ces multitudes surgies comme le vent pour libérer un pays de bêtes venimeuses. Chantez, enfants, celles qui sont venues avant vous, qui ont tracé le chemin que vous parcourez vers des soleils plus chauds. »

Le Roi fantôme, de Maaza Mengiste (traduit de l’anglais par Serge Chauvin),
Éditions de l’Olivier (2022), 463 p.

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