Je n’irai pas à Tagong

Jean-Dominique Séval

Je n’irai pas à Tagong. Je n’irai pas aux portes du Tibet. Je ne respirerai pas l’air rare et pur de ces montagnes, ni ne verrai ces vastes plaines et leurs troupeaux de yaks. Je ne prendrai pas les chemins bordés de drapeaux de prières, pour aller de village en village et de stupa en monastère… Le projet, qui devait me permettre de me déconnecter de la société la plus numérisée au monde, n’a pas eu lieu.  

Mon voyage devait me conduire de Pékin à Chengdu puis sur les hauteurs du Sichuan, à plus de quatre mille mètres de ce Tibet côté chinois. L’avion du matin pour l’aéroport de Kangding, troisième plus haut du monde, n’ayant pas été autorisé à décoller, c’est en voiture que j’ai tenté ma chance. Pour finalement être stoppé dans mon élan au check-point filtrant l’entrée du district, à une demi-heure du centre de Kangding et à moins de trois heures des hauteurs de Tagong. Ce jour-là, seuls les résidents avaient le droit de passer. Tenu par sa stratégie du zéro Covid, jamais remise en cause, le gouvernement craint, plus que tout autre, le variant Omicron qui tente de se glisser entre les mailles très serrées du filet. Le laisser entrer pourrait, en effet, exposer le pays à une vague dévastatrice, alors que les Jeux olympiques d’hiver de Pékin doivent se tenir sans encombre entre février et mars 2022. Il faut donc impérativement protéger la population, très faiblement immunisée et seulement vaccinée par les vaccins locaux, moins efficaces qu’ailleurs. De nouveaux traitements prometteurs annoncés pour le premier trimestre 2022 sont attendus. Dans l’intervalle, le système de santé chinois ne serait pas en mesure d’absorber un tel choc : la révolution numérique de la santé, entamée ici depuis presque dix ans avec des résultats impressionnants, ne permettrait pas encore de pallier la pénurie de médecins, de personnel médical et d’infrastructures modernes encore insuffisantes en dehors des grands centres urbains. 

C’est ainsi que s’ouvre pour nous tous une troisième année sous le signe de la fermeture radicale des frontières, des tests à répétition, des passes sanitaires obligatoires, de l’isolement massif comme récemment à Xi’an avec ses treize millions d’habitants confinés, et de la surveillance par îlot, grâce aux comités de quartier qui ont repris du service. Mais ce qui est sans doute le plus frappant en ce début d’année, au-delà de ces mesures sanitaires bien comprises, c’est de faire le constat que la Chine a entrepris de repeindre le pays de toutes les nuances de l’isolement. Pour l’innovation, le programme Made in China 2025, énoncé dès 2015, doit conduire à l’autosuffisance dans tous les domaines technologiques clés. Pour l’économie, le concept de « double circulation intérieure et extérieure », introduit en 2020, propose, sans renoncer à sa position de champion mondial des exportations, de réduire la dépendance aux produits importés pour atteindre l’autonomie dans tous les secteurs stratégiques, de l’agriculture aux voitures autonomes, en tirant bénéfice de l’augmentation de la consommation intérieure permise par l’appréciation des revenus des travailleurs. 

Ces politiques connaissent leurs prolongements dans la vie quotidienne. Déjà bien en place avant la pandémie, ces mesures devraient se poursuivre et se renforcer encore après le retour à la normale : censure de plus en plus coercitive, surveillance individuelle resserrée par les systèmes numériques, suspicion croissante des influences venues de l’étranger… Comme un repli décidé pour mieux se protéger et rassembler ses forces, afin d’affronter les turbulences du nouveau cycle qui s’ouvre : faible croissance, hausse du yuan et des prix, menace d’éclatement de la bulle immobilière, manque de main d’œuvre, vieillissement de la population, tentation de l’Occident de découpler les chaînes logistiques et de production… Un isolement d’autant plus marquant qu’il succède à l’ouverture progressive qui rendit possible la formidable croissance économique des quarante dernières années. C’est donc que la Chine se sent assez forte aujourd’hui pour surpasser ces nouveaux défis et assurer, seule ou presque, sa transition vers les relais de croissance du futur : infrastructures numériques, intelligence artificielle, ordinateur quantique, internet des objets, robotique, mobilités intelligentes, réalités mixtes, énergies du futur, conquête spatiale, sans oublier les secteurs dans lesquels la Chine est encore loin du compte, comme l’aviation commerciale ou les semi-conducteurs, mais pour lesquels elle investit massivement. La question se pose donc de savoir si la Chine saura concilier innovation et isolement.  
Jean-Dominique Séval
est directeur-fondateur du cabinet Soon Consulting et président de French Tech Beijing.
Il fut directeur général adjoint du think-tank IDATE DigiWorld.
Privé de Tagong, je suis allé visiter le village d’artistes de Songzhuang, aux portes de Pékin. Mon guide, le grand peintre Li Xin, s’amuse en m’expliquant qu’ici, contrairement à l’école française de Barbizon où se succédèrent au milieu du xixe siècle une centaine de peintres, ce sont près de huit mille artistes qui ont leur atelier, depuis les années 1990, pour fuir dans cette lointaine banlieue les prix prohibitifs du centre de la capitale. Et pour continuer à créer, coûte que coûte, coincés entre la censure et le sixième périphérique de cette mégalopole de vingt-cinq millions d’habitants. Avec ce « maître de l’eau », je voyage au cœur de ses somptueux tableaux grands formats qui évoquent de vastes paysages aux frontières de la monochromie. La technique personnelle qu’il a développée après plus de dix ans de recherche, entre la Chine et la France, lui permet de peindre sans pinceau des œuvres uniques qui lancent un pont entre l’art millénaire du paysage chinois et l’art contemporain. C’est grâce à lui, en perdant mon regard dans les replis hypnotiques de ses toiles, que j’ai pu finalement me consoler de Tagong. ...

Je n’irai pas à Tagong. Je n’irai pas aux portes du Tibet. Je ne respirerai pas l’air rare et pur de ces montagnes, ni ne verrai ces vastes plaines et leurs troupeaux de yaks. Je ne prendrai pas les chemins bordés de drapeaux de prières, pour aller de village en village et de stupa en monastère… Le projet, qui devait me permettre de me déconnecter de la société la plus numérisée au monde, n’a pas eu lieu.   Mon voyage devait me conduire de Pékin à Chengdu puis sur les hauteurs du Sichuan, à plus de quatre mille mètres de ce Tibet côté chinois. L’avion du matin pour l’aéroport de Kangding, troisième plus haut du monde, n’ayant pas été autorisé à décoller, c’est en voiture que j’ai tenté ma chance. Pour finalement être stoppé dans mon élan au check-point filtrant l’entrée du district, à une demi-heure du centre de Kangding et à moins de trois heures des hauteurs de Tagong. Ce jour-là, seuls les résidents avaient le droit de passer. Tenu par sa stratégie du zéro Covid, jamais remise en cause, le gouvernement craint, plus que tout autre, le variant Omicron qui tente de se glisser entre les mailles très serrées du filet. Le laisser entrer pourrait, en effet, exposer le pays à une vague dévastatrice, alors que les Jeux olympiques d’hiver de Pékin doivent se tenir sans encombre entre février et mars 2022. Il faut donc impérativement protéger la population, très faiblement immunisée et seulement vaccinée par les vaccins…

Pas encore abonné(e) ?

Voir nos offres

La suite est reservée aux abonné(e)s


Déjà abonné(e) ? connectez-vous !



Zeen is a next generation WordPress theme. It’s powerful, beautifully designed and comes with everything you need to engage your visitors and increase conversions.

Top Reviews