Comment des policiers et des magistrats expérimentés, une juge d’instruction, le président de cour d’assises et le procureur de la République de Metz ou le président de cour d’assises de Reims ont-ils pu se tromper au point de condamner à deux reprises un innocent sur la foi d’aveux aussi horribles que fantaisistes ? Jusqu’à la présidente de la cour d’assises de Lyon, qui s’est dit, après l’acquittement de Patrick Dils, « hantée par ces aveux ». Hantée par des aveux imaginaires ? C’est toute l’énigme de l’affaire Dils, revisitée dans une BD écrite avec Constance Lagrange : L’Innocent incompris.
En septembre 1986, Patrick Dils, alors âgé de seize ans et demi, avoue le meurtre de deux enfants à coups de pierres, et donne des détails terrifiants aux policiers. Devant la juge d’instruction, il réitère ses aveux avec une telle précision que le greffier en a la « chair de poule ». L’accusé va jusqu’à mimer les gestes de son meurtre lors d’une reconstitution sur les lieux du crime devant les magistrats, la police, les avocats. Enfin, interrogé par les experts psychiatres, il avoue à nouveau. Quelques jours plus tard, expliquant que les enquêteurs – qui avaient déjà obtenu d’autres suspects des aveux tout aussi farfelus –, lui ont arraché sa confession, il clame enfin son innocence. Hormis son avocat et ses parents, personne ne le croit. L’innocent incompris est condamné en 1989 par la cour d’assises des mineurs de Metz à la réclusion criminelle à perpétuité. Au bout d’un long cheminement judiciaire, le jeune homme est condamné une deuxième fois à vingt-cinq ans de prison, à Reims en 2001. Ce n’est qu’à l’issue de son troisième procès, à Lyon en 2002, qu’il finit par être acquitté après quinze ans de détention. Ces aveux, si précis, si insupportables, étaient trop affreux pour être faux. Et pourtant… Depuis, le vrai coupable, le tueur en série Francis Heaulme, a été démasqué et condamné à Versailles en 2017, puis en appel à Paris en 2018.
Tout a commencé par un ragot. La mort des enfants intervient le 28 septembre 1986. Le lendemain, faisant le tour du voisinage, les policiers interrogent les Dils, dont la maison est située en face du lieu du crime, un talus de chemin de fer. Patrick et sa mère disent n’avoir rien vu ni entendu. De son côté, le directeur d’enquête, l’inspecteur divisionnaire Bernard Varlet, recueille une « information » selon laquelle les Dils auraient de mauvais rapports avec leurs voisins, les grands-parents de l’une des deux victimes. La rumeur veut même que le père, Jean Dils, soit « un voyeur ». Qu’importe si cette accusation n’a jamais donné lieu à une plainte. Qu’importe l’absence de rapport entre les déviances supposées du père et le crime. Qu’importe encore si cette « information » anonyme est invérifiable. Dans leurs écrits, le procureur comme la juge d’instruction la reprendront telle quelle. Cette rumeur a pour conséquence que le 30 septembre, toute la famille est convoquée au commissariat. Le plus jeune fils, Alain, douze ans et demi, raconte comment, à leur retour de week-end le soir des meurtres, son frère Patrick s’est absenté cinq minutes pour aller chercher des timbres dans la benne d’une entreprise voisine, au pied du talus où les corps ont été retrouvés. Son frère, ajoute Alain, a entendu pleurer la mère d’une des deux victimes. Madame Dils confirme l’absence de son fils aîné, qu’elle estime à deux minutes. Monsieur Dils, à quinze minutes. Aussitôt, les policiers se montrent suspicieux. Pourquoi Patrick n’a-t-il pas raconté la veille aux enquêteurs qu’il s’était absenté ? Pourquoi n’a-t-il pas dit qu’il avait entendu des pleurs ? Pourquoi n’a-t-il pas dit qu’il était allé chercher des timbres dans la benne ? L’excuse penaude du jeune homme est qu’il ne voulait pas passer pour un « fouille-poubelle ». L’inspecteur Varlet ne croit pas à cette histoire de timbres. Il s’est persuadé que le coupable est Patrick Dils. L’ennui, c’est qu’à l’heure de la mort des enfants, il est avéré que la famille Dils se trouvait à vingt-cinq kilomètres de là.
Qu’importe encore si cette « information » anonyme est invérifiable. Dans leurs écrits, le procureur comme la juge d’instruction la reprendront telle quelle.
Le jour du double meurtre, en fin d’après-midi, un jeune garçon, qui passait à bicyclette non loin du fameux talus, a vu un homme effondré au bord de la route, la chemise éclaboussée de sang, avec une main également blessée. Il s’est arrêté. L’homme, « comme égaré », lui a demandé son chemin. Dès le lendemain, accompagné de son père, il va témoigner de cette étrange rencontre au commissariat. Non seulement le garçon ne sera jamais convoqué pour un portrait-robot, mais son témoignage va se perdre dans les centaines de PV accumulés par les policiers des mois durant. On saura plus tard que cet homme n’était autre que Francis Heaulme. À ce témoignage crucial et négligé s’ajoutent d’autres erreurs. C’est un jeune médecin généraliste, légiste débutant, qui a procédé aux premières constatations sur le corps des enfants. Il est 20h35. Son thermomètre défectueux empêche tout relevé de la température des corps. Le médecin estime, à la lumière d’une lampe de poche, que les corps sont « tièdes ». La mort remonte, selon son certificat, à « moins de trois heures ». À cause de la rigidité cadavérique, qui avait déjà atteint l’un des deux corps, il aurait fallu écrire « à au moins trois heures ». Les enquêteurs ont simplifié, retenant « 17-18 heures ». Or la famille Dils, en week-end dans la Meuse, n’était de retour, c’est une certitude, qu’à 18h50. Le témoignage d’une voisine a suffi à contourner cet obstacle : elle a entendu, de sa cuisine, « des cris d’enfants apeurés » résonner jusque chez elle à l’heure où les Dils venaient de rentrer. Les enquêteurs ne se sont pas donné la peine de vérifier si l’on pouvait entendre quoi que ce soit de cette cuisine.
Patrick Dils est placé en garde à vue le 28 avril 1987. Il passe aux aveux le 29 avril. L’inspecteur Varlet et ses collègues sont des spécialistes des aveux fantaisistes : ils avaient déjà fait avouer deux autres hommes, Henri Leclaire en décembre 1986 et Claude Grabot en février 1987, deux suspects qui ont longuement raconté comment et pourquoi ils avaient tué les enfants. Deux autres innocents. Aussi, quand le jeune Patrick Dils se met à raconter, avec un luxe de détails, comment il a tué les gamins, l’enquêteur en chef et ses hommes n’ont aucun doute. Ils ont placé le plan des lieux du crime sous les yeux de leur jeune gardé à vue, qui peut donc les décrire avec exactitude. Celui-ci a par ailleurs lu les révélations de la presse sur l’enquête et sait que des pierres ont servi d’armes fatales. Le hasard, la malchance, font qu’il dit reconnaître quelle pierre a servi à tuer quel enfant. On ne connaît pas les questions posées par les policiers, non relevées dans les PV. Mais on sait comment elles peuvent induire les réponses. Et puis il y a le très jeune âge du suspect, seize ans. Il gardera à jamais son mystère : pourquoi a-t-il inventé de si stupéfiants détails ? Allant jusqu’à dire qu’en brisant la tête des enfants, « ça faisait le bruit d’un melon qu’on écrase » ?
« Plus c’était horrible, moins il était nécessaire de vérifier.
Dans un article consacré à la recherche scientifique sur les faux aveux, Le Monde cite le cas de Patrick Dils : « Les faux aveux par soumission ou résignation sont, eux, induits par les processus d’interrogatoire policier. L’accusé accède à la demande de confession des enquêteurs pour mettre fin au stress d’une garde à vue, obtenir une récompense promise ou implicite… »1 En décortiquant dans son livre le dossier judiciaire2, l’avocat général du troisième procès Dils, François-Louis Coste, parvient à une conclusion magistrale : « Le caractère angoissant, odieux, insupportable des aveux les avait (…) rendus indubitables. Plus c’était horrible, moins il était nécessaire de vérifier. L’horreur du récit avait tenu lieu de preuve ; les aveux avaient tenu lieu de crime. » Ou comment la raison des policiers et des magistrats a été balayée par l’émotion. La « chair de poule » du greffier a tout emporté.
L’Innocent incompris. Patrick Dils, histoire d’une erreur judiciaire, de Constance Lagrange et Brigitte Vital-Durand (éditions du Faubourg), 184 p.
1. « Les faux aveux sous la loupe des chercheurs ». Le Monde du 25 novembre 2021.
2. Trois erreurs judiciaires. François-Louis Coste. Dalloz. 2018.