Allegro, ma non troppo

Sophie De Baere

Nous sommes un soir d’hiver en 2022. La mère et l’enfant se trouvent là, dans ce hall de gare. Il n’y a presque personne. Tout juste un employé qui passe devant eux sans les voir, deux jeunes qui font les cent pas, cheveux courts et nuques tatouées, et un vieux SDF, sa carcasse puante et arc-boutée dans un coin, sous une couverture. La mère et l’enfant attendent leur train-couchette pour Cannes. C’est la première fois et l’enfant ne sait pas à quoi s’attendre. Il espère seulement qu’il y dormira bercé d’un sommeil de traverse, protégé de tous les dangers qui le cernent et l’inquiètent. 
Et puis le vieux se lève. 
La mère détourne le regard et serre son petit. L’enfant commence à trembler. Mais le vieux ne vient pas quémander une pièce ou un ticket restaurant, comme le font habituellement les clochards grimaçants du bas de son immeuble. Non, lui, il s’installe face au piano SNCF, sur le tabouret laqué. Il tourne ses poignets dans un sens puis un autre, plie et déplie ses longues phalanges décharnées. Il approche ses mains. Et la musique naît.  

Sophie de Baere dans son jardin
L’enfant tend son cou vers cette tête et ce torse soudain habités. Il observe les doigts qui survolent les touches, les bras maigres qui se croisent et se décroisent, unis puis désunis, sans jamais s’entrechoquer. Les premières notes forment un ruban qui caresse la salle de bout en bout et glisse sur la peau fraîche de l’enfant. Derrière le masque en tissu, celui-ci esquisse un léger sourire. La musique du vieux transfigure l’endroit, les choses, les gens. Les adolescents, désormais immobiles, ressemblent à deux statues de marbre. Le guichetier qui, près de la porte, se grillait une cigarette, émerge de son nuage de fumée. La chair rose de l’enfant frissonne, vibre des accords et des mélodies que l’homme laisse s’épanouir. La musique est là, omniprésente. Nul besoin d’y penser. L’enfant s’oublie dans la bulle mélodieuse qui se gonfle, encore et encore, et l’aspire. C’est un voyage de mille lieues. Il s’évade. Marque une pause sur un bout de terre promise où il s’étend comme dans un champ d’été, s’y love même. 
Quand il joue, le vieux a dans les yeux un reste d’enfance et de lait. On dirait que ses doigts tiennent la vie tout entière et qu’ils la relâchent dans l’air par petites étincelles, faisant d’elle quelque chose d’immense, de large, de brillant. D’extravagant.
L’enfant tire à plusieurs reprises sur l’avant-bras maternel dont la main pianote sur son écran. La mère finit par se pencher vers lui et embrasse le petit nez caché sous l’étoffe. Ses longs cheveux sont imprégnés de l’odeur du café bu avant leur départ. Cette odeur, l’enfant ne l’aime pas. Elle lui rappelle les matins d’école. Les klaxons hostiles des autres parents sur le dépose-minute. Parce que l’enfant ne descend pas assez vite de la Clio, parce qu’il voudrait rester encore un peu, parce que son cœur se déchire. Elle lui rappelle aussi le gros œil globuleux et vitré planté au bout d’une pique de métal qui filme chaque matin au-dessus de sa tête le ballet des voitures et celui des policiers qui surveillent et menacent. Il faut circuler, Madame. Dépêchez-vous. 
Ce n’était pas comme ça avant, lui a dit une fois sa maman. De son temps, il n’y avait ni caméra ni policier ni grilles opaques et hautes. Et même, durant l’étude du soir, le portail restait grand ouvert. De son temps, l’école ne ressemblait pas à une cage. Les seules cages qui existaient étaient les cages de foot ou les cages à poules. Mais ces cages-là ont disparu. Trop risquées, paraît-il. 
L’enfant ne veut plus aller à l’école. Depuis que sa mamie a rejoint son bon Dieu, il est obligé d’arriver à 7h30 et à la garderie, il s’ennuie. Quand il faisait beau en septembre, il pouvait courir dehors, les joues empourprées et le corps en bourrasque, mais maintenant qu’il fait trop froid et trop noir, il doit rester dans le hall à attendre la sonnerie. Parfois, les dames consentent à mettre un dessin animé, mais il n’entend rien. Les autres font trop de bruit et l’enfant n’aime pas le bruit. Ni celui de la garderie, ni celui de la cantine, ni celui de l’étude. Dans la classe, heureusement, il y a des grappes de silence. Il arrive que l’ensemble des élèves écoute la maîtresse et piétine le vacarme. Mais ça ne dure jamais. La maîtresse dit que toute cette agitation, c’est à cause des écrans et des sodas. L’enfant ne saisit pas vraiment ce qu’elle veut dire, mais pour lui faire plaisir, il ne boit plus de Coca aux anniversaires. Par contre, il ne peut s’empêcher de regarder l’iPad qu’il a eu à Noël quand, trop fatiguée par sa journée passée face à l’ordinateur, sa maman rechigne à lui raconter l’histoire du soir et s’écroule sur le canapé.
Les doigts qui tiennent la vie s’arrêtent un instant de virevolter. C’est drôle parce qu’entre les notes, ce silence-là n’en est pas vraiment un. Il est encore de la musique. L’enfant la sent qui continue de coloniser son corps et il savoure. La mère, elle, est toujours plongée dans son smartphone. Elle n’a pas remarqué le curieux silence musical ni la bulle qui soulève son petit, les deux adolescents, le guichetier, le vieux. Son attention est happée par les pouces en l’air, les emojis et les vérités irréconciliables, en tout noir ou tout blanc, qui s’amoncellent sur son fil d’actualité. L’enfant se souvient d’une dispute entre sa mère et sa tante. Une histoire de pro et d’anti qu’il n’avait pas bien comprise, mais qui les avait séparées pour de bon. Pourtant, lui, quand il se bagarre avec Julian, la maîtresse leur dit toujours que ça n’en vaut pas la peine, que chacun a sa manière de voir, que c’est la vie. Alors l’enfant écoute la maîtresse, il tente de refroidir ses tempes brûlantes d’excitation, de ralentir la colère qui roule sous les veines et il se résout à tendre la main à Julian avant de repartir se gorger de terre et de vent et de tout oublier. Cela ne semble pas fonctionner ainsi chez les grands. 
La musique reprend. Sur un nouvel air, un autre mouvement. L’enfant regarde les doigts du pianiste qui se posent plus ou moins fort sur les touches, écoute les notes qui débattent, se répondent, se trouvent des points d’accord puis de désaccords, des contrepoints, se font quelquefois des politesses. Tour à tour piano ou forte, crescendo ou decrescendo, la musique ne choisit pas son camp, ne caricature aucune émotion, ne divise pas le monde en deux. Au contraire, elle tricote ces nuances dont les grands ne veulent plus et qui font pourtant la beauté. L’enfant pense à sa grand-mère. Il faut chérir le doute et le complexe, lui avait-elle dit après la dispute entre ses deux filles. Mais il faut croire, mon petit, que la nuance n’est pas dans l’air du temps, avait-elle ajouté d’un air grave. 
Et justement, ce qu’il n’avait pas compris dans les mots de la vieille femme, l’enfant le ressent intensément à l’écoute de ce diamant à plusieurs facettes qui le bouleverse. Et il est triste à présent. D’une tristesse qui n’a rien en commun avec ses petits yeux mouillés lorsqu’il se rend au centre médico-psychologique. Quand ses grisailles débordent, quand la peur griffe sa peau. Sa mère l’y amène chaque jeudi soir depuis que l’alerte intrusion a eu lieu à l’école et qu’il se réveille la nuit en sursaut à cause des terroristes. Hier, il a encore regardé leurs mitraillettes de méchants sur le portable que son père lui a offert pour pouvoir le géolocaliser. Mais là, c’est différent. Avec cet air-là, avec la musique, tout est différent. Sous les replis de la tristesse et de la peur, il y a des ouvertures, des modulations. Des petits pataugements qui salissent à peine et donnent même des raisons de sourire. On peut flancher et se retrouver le dos bien droit dans la même seconde. 
Et puis les doigts qui tiennent la vie cessent leur danse et le vieil homme rabat le couvercle en même temps que les notes s’effilochent et retombent mollement sur le sol glacé. La bulle éclate et s’évapore en un battement de cils. Les deux adolescents reprennent leur marche, le guichetier rejoint son poste et le vieux son angle et sa couverture miteuse. La mère lève les yeux de son écran et regarde les panneaux lumineux qui clignotent. Le train arrive, souffle-t-elle. L’enfant glisse sa main dans la sienne et disparaît à sa suite.  ...

Nous sommes un soir d’hiver en 2022. La mère et l’enfant se trouvent là, dans ce hall de gare. Il n’y a presque personne. Tout juste un employé qui passe devant eux sans les voir, deux jeunes qui font les cent pas, cheveux courts et nuques tatouées, et un vieux SDF, sa carcasse puante et arc-boutée dans un coin, sous une couverture. La mère et l’enfant attendent leur train-couchette pour Cannes. C’est la première fois et l’enfant ne sait pas à quoi s’attendre. Il espère seulement qu’il y dormira bercé d’un sommeil de traverse, protégé de tous les dangers qui le cernent et l’inquiètent.  Et puis le vieux se lève.  La mère détourne le regard et serre son petit. L’enfant commence à trembler. Mais le vieux ne vient pas quémander une pièce ou un ticket restaurant, comme le font habituellement les clochards grimaçants du bas de son immeuble. Non, lui, il s’installe face au piano SNCF, sur le tabouret laqué. Il tourne ses poignets dans un sens puis un autre, plie et déplie ses longues phalanges décharnées. Il approche ses mains. Et la musique naît.   Sophie de Baere dans son jardin L’enfant tend son cou vers cette tête et ce torse soudain habités. Il observe les doigts qui survolent les touches, les bras maigres qui se croisent et se décroisent, unis puis désunis, sans jamais s’entrechoquer. Les premières notes forment un ruban qui caresse la salle de bout en bout et glisse sur la peau…

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