Albert Londres©Aurore Petit

La France d’Albert Londres

Albert Londres

Pour rendre hommage au prestigieux journaliste disparu il y a quatre-vingt-dix ans, Bastille Magazine publie deux de ses articles : le premier sur la cathédrale de Reims détruite par les Allemands, le second sur la pauvreté en France qui rappelle en écho la crise des gilets jaunes. Albert Londres, l’intemporel. 

En septembre 1914, en couvrant les premières batailles de la Grande Guerre, et notamment la destruction dans les combats de la cathédrale de Reims, Albert Londres signait les premiers grands « papiers » qui allaient façonner sa légende. Dans la préface du premier recueil de ses articles publié après sa disparition en 1932, Histoires des grands chemins (Albin Michel), son confrère Édouard Helsey décrivait celui qui allait donner son nom au prix le plus prisé du journalisme français : « Un cœur d’enfant, une compassion ingénue pour tout ce qui souffre, des emballements, des illusions, des enthousiasmes… Mais, en même temps, le goût de comprendre, de voir clair, de saisir sur le vif les gestes instinctifs des hommes,

les ressorts cachés des passions. Une aptitude étrange aussi, non pas à déformer, mais à transposer le réel. Il s’absorbait devant un spectacle, s’en pénétrait, se l’amalgamait. Puis il prenait son porte-plume… C’était du Londres. Un objectif photographique qui, au lieu de clichés, vous rendait des eaux-fortes. » Voilà une définition du journaliste qui pourrait aujourd’hui inspirer ses émules, d’autant que dans nombre de ses reportages à travers la France et le monde, Albert Londres reste d’une brûlante actualité. Alors que 2022 marque le 90e anniversaire de sa disparition, Bastille vous propose deux textes qui témoignent de la pertinence du plus célèbre journaliste français.

Reims, l’agonie d’une cathédrale
Elle est debout, mais pantelante. Nous suivons la même route que le jour où nous la vîmes entière. Nous comptions la distance, guettant le talus d’où elle se montre au voyageur, nous avancions, la tête tendue comme à la portière d’un wagon lorsqu’en marche on cherche à reconnaître un visage. Avait-elle conservé le sien ? Nous touchons le talus. On ne la distingue pas. C’est pourtant là que nous étions l’autre fois. Rien. C’est que le temps moins clair ne permet pas au regard de porter aussi loin. Nous la cherchons en avançant. La voilà derrière une voilette de brume. Serait-elle donc encore ? 

Les premières maisons de Reims nous la cachent. Nous arrivons au parvis. Ce n’est plus elle, ce n’est que son apparence. C’est un soldat que l’on aurait jugé de loin sur sa silhouette toujours haute mais qui, une fois approché, ouvrant sa capote, vous montrerait sa poitrine déchirée. Les pierres se détachent d’elle. Une maladie la désagrège. Une horrible main l’a écorchée vive. Les photographies ne vous diront pas son état. Les photographies ne donnent pas le teint du mort. Vous ne pourrez réellement pleurer que devant elle, quand vous y viendrez en pèlerinage. Elle est ouverte. Il n’y a plus de portes. 

Nous sommes déjà au milieu de la grande nef quand nous nous apercevons avoir le chapeau sur la tête. L’instinct qui fait qu’on se découvre au seuil de toute église n’a pas parlé. Nous ne rentrions plus dans une église. Il y a bien encore les voûtes, les piliers, la carcasse, mais les voûtes n’ont plus de toiture et laissent passer le jour par de nombreux petits trous ; les piliers, à cause de la paille salie et brûlée dans laquelle ils finissent, semblent plutôt les poutres d’un relais ; la carcasse, où coula le réseau de plomb des vitraux, n’est plus qu’une muraille souillée où l’on ne s’appuie pas. Deux lustres de bronze se sont écrasés sur les dalles. Nous entendons encore le bruit qu’ils ont dû faire. Des manches d’uniformes allemands, des linges ayant étanché du sang, de gros souliers empâtés de boue, c’est tout le sol. Comment l’homme le plus catholique pourrait-il se croire dans un sanctuaire ! 

Nous prenons l’escalier d’une tour. Les deux premières marches ont sauté. Tout en le montant, notre esprit revoit les blessures extérieures. Nous devons être au niveau de ce fronton où Jésus mourait avec un regard si magnanime. Le fronton se détache, maintenant, telle une pâte feuilletée, et Jésus n’a plus qu’une partie sur sa joue gauche. Plus haut est cette balustrade que, dans leur imagination, les artisans du Moyen-Âge ont dû destiner aux anges les plus roses ; la balustrade s’en va par colonne, les anges n’oseront plus s’y accouder. Puis c’est chaque niche, que l’on n’a plus, maintenant, qu’à poser horizontalement, à la façon d’un tombeau, puisque les saints qu’elles abritaient sont pour toujours défaits ; c’est chaque clocheton, dont les lignes arrachées se désespèrent de ne plus former un sommet ; c’est chaque motif qui a perdu son âme de sculpteur. 

Et nous montons sans pouvoir chasser de nous cette impression que nous tournons dans quelque chose qui se fond tout autour. Nous arrivons à la lumière. Sommes-nous chez un plombier ? Du plomb, du plomb en lingots biscornus. La toiture disparue laisse les voûtes à nu. La cathédrale est un corps ouvert par le chirurgien et dont on surprendrait les secrets. Nous ne sommes plus sur un monument. Nous marchons dans une ville retournée par le volcan. Sénèque, à Pompéi, n’eut pas plus de difficultés à placer le pied. 

Les chimères, les arcs-boutants, les gargouilles, les colonnades, tout est l’un sur l’autre, mêlé, haché, désespérant. Artistes défunts qui aviez infusé votre foi à ces pierres, vous voilà disparus. 

Le canon, qui tonnait comme de coutume, ne nous émotionnait plus. L’édifice nous parlait plus fort. Le canon se taira. Son bruit, un jour, ne sera même plus un écho dans l’oreille, tandis qu’au long des temps, en pleine paix et en pleine reconnaissance, la cathédrale criera toujours le crime du haut de ses tours décharnées. 

Nous redescendons. Nous sommes près du chœur. De là, nous regardons la rosace – l’ancienne rosace. Il ne lui reste plus qu’un tiers de ses feux profonds et chauds. Elle créait dans la grande nef une atmosphère de prière et de contrition. Et le secret des verriers est perdu ! En regardant ainsi, nous vîmes tomber des gouttes d’eau de la voûte trouée. Il ne pleuvait pas. Nous nous frottons les yeux. Il tombait des gouttes d’eau. C’était probablement d’une pluie récente ; mais pour nous, ainsi que pour tous ceux qui se seraient trouvés à notre côté, ce n’était pas la pluie : c’était la cathédrale pleurant sur elle-même. 

Il nous fallut bien sortir. Les maisons qui l’entourent sont en ruines. Elles avaient profité de sa gloire. Elles n’ont pas voulu lui survivre. On dirait qu’elles ont demandé leur destruction pour mieux prouver qu’elles compatissent. En proches parents, elles portent le deuil. Le canon continue de jeter sa foudre dans la ville. Les coups se déchirent plus violemment qu’au début. Que cela peut-il faire maintenant ? La cathédrale de Reims n’est plus qu’une plaie. 
– Le Matin, 29 septembre 1914

La colère sourde des Français
Au secours ! Me voici submergé par la vie chère. En vain, au long de ce voyage, ai-je voulu repousser ses flots. Ils m’entourent. À l'horizon, ils ont tout inondé. C'est la terrible crue. 

J’étais parti du pied droit, le cœur allègre. Tâter l’opinion de mes compatriotes, chanter leurs efforts, dire leurs espérances, beau programme ! Savez-vous comment j’ai trouvé mon pays ? Divisé en deux et chaque moitié tirant d'un côté différent sur une corde. Plutôt, le jeu était déjà fini, une moitié était par terre, l'autre entonnait le péan : les mercantis avaient vaincu !

Dans chaque ville, un honnête homme indigné m’a pris le bras :
– Où m'emmenez-vous ?
– Dans la rue principale.
Me montrant boutiques et boutiquiers :
–  Vous voyez celui-ci ?
– Oui il fume sa pipe. 
– Il annonce qu'il vaut deux millions. Avant la guerre, on ne l’aurait pas acheté trois sols. Qu’a-t-il fait ? Il allait à la gare avec des tombereaux, les remplissait de charbon et venait les déverser devant la bouche des caves. Quand le consommateur remarquait : 
– Je n’ai pas mes mille kilos, cela fait à peine neuf cents.
– À prendre ou à laisser, répliquait l'homme.
Telle est l’œuvre sociale qui lui valut la fortune. Regardez celui-ci :
– Il n'est pas beau !
– Regardez-le quand même. C'est un marchand de soupe, je veux dire : c’en était un. Sa gargote était à l'enseigne : Le Gourmant, avec un t. Au début, il était pauvre et lui-même avait fait le peintre. En des temps normaux, il continuerait de vivre honnêtement de la vente de son bouillon gras. Aujourd’hui il roule en auto ; proclame que rien n’est cher et fait venir du chef-lieu départemental le meilleur artiste pour sculpter une muse au-dessus de l'entrée de sa villa.
– C’est un poète ?
– Presque ! Il a les palmes académiques ! Et les fonds ? Monsieur, connaissez-vous le scandale des fonds ? repris mon honnête homme. 
– Quels fonds ?
– Les fonds d'hôtel, de café, de boucherie, d'épicerie, de fumisterie, de commerce, quoi ! Tenez ! Levez le nez ! Voici un hôtel. Il est en pierres, oui, et non en platine. Enfin, c'est un hôtel, un bon hôtel, je veux dire qu’on y pouvait séjourner dix jours de suite sans y attraper des coliques de plomb. Vous voyez que je fais la juste part des choses, que je ne débine pas la marchandise. 
Depuis 1917, ces quatre étages-là ont fait la fortune de deux hommes. Première étape : de 1917 à 1919. En deux ans, le tenancier a fait son sac, il se retire et vend son fond six-cent mille francs. Seconde étape : de 1919 à 1922 ; le second tenancier a fait aussi son sac, il se retire et vend son fond neuf-cent cinquante-mille francs ! Avant la guerre, c'était un hôtel qui valait cent-mille francs, casseroles, sommiers, punaises, tout compris. Bref ! Un homme, le troisième acquéreur, a acheté neuf-cent cinquante-mille francs le droit d’écorcher ses contemporains qui ont besoin de dormir. Sans compter les bénéfices que le troisième larron entend faire, neuf-cent cinquante-mille francs devront donc être prélevés sur le public, parce que deux grands cerveaux de France, deux savants admirables, deux bienfaiteurs de l'humanité – les deux tenanciers – ont estimé que l'effort intellectuel fourni par eux, pendant quatre ans, à vider des eaux sales, valait, en plus du gros sac, une gratification solennelle de neuf-cent cinquante-mille francs !

Entrez à l'atelier, dans les maisons, écoutez les propos. Ils ne roulent que sur le prix du pain, de la viande, des habits, du charbon. Les autres sujets de conversation sont morts. Le spéculateur a tué la spéculation de l'esprit. Le Français a désormais des soucis plus matériels. On dirait même que l'individu est de nouveau condamné à l'esclavage, l'esclavage quotidien de nourrir et de vêtir son corps. C'était la principale affaire de l'homme primitif. À regarder attentivement nos contemporains, on pourrait jurer que cette époque est de retour. Actes, pensées, tout est tendu vers ce but : comment boucler son budget ? Jadis, les personnes qui, aux fins de mois, se trouvaient devant ce problème étaient appelées des bohèmes. La France est devenue une grande bohème. Aux quatre coins du pays, on entend gronder une colère sourde. Le mécontentement est à tous les étages. La masse est étranglée. Où sont les mains coupables ? Que fait l'État devant ce crime ? Que fait la Chambre ? Que fait la presse ?

Comme journaliste, j'en ai pris pour mon grade. On aurait dit que j'étais personnellement responsable de la misère des foules et de la fortune insolente des trafiquants.
– Qu'est-ce que vous avez fait, vous, me demandait-on, pour enrayer la hausse ?
– Moi ?
– Oui, vous. Les journaux, quoi ! Vous pouvez tout, mais vous ne bougez pas. Est-ce que vous auriez les pattes beurrées à votre tour ?
– Mais...
– Ça va. Vous êtes de mèche avec les gros. Chaque fois que vous attachiez le grelot, que vous sonniez les mercantis, la vie commençait à baisser. Souvenez-vous de la campagne amorcée, voilà deux ans ; nous lisions dans toutes les feuilles : « Tenez bon : usez vos vieux habits, faites retourner vos pardessus et les marchands de drap céderont. » Et les marchands de draps ont cédé et le prix des costumes baissa soudain. Subitement, la presse mit un doigt sur sa bouche. La poussière des vieux habits lui avait probablement desséché la gorge. Elle ne pipa plus. Tout remonta. Vous êtes de mèche, vous dis-je. L'État aussi est de mèche, et ce n'est pas encore les malheurs du pauvre peuple qui vous empêcheront de dormir. Vous êtes tous compères.
Et la Chambre ? Honorables députés, malgré toute la déférence que m'inspire le prestige de votre emploi, je dois vous dire que le peuple vous traite par-dessous la jambe. S'il est un Parlement qui s'est payé insolemment sa tête, c'est bien celui que vous constituez. Telle est son opinion. Et j'ai toujours respecté l'opinion du peuple. Il ne veut plus de vous, il le dit, et cela pour vingt raisons dont la principale est que c'est vous. Dans le Nord, dans le Midi, à l'Est, à l'Ouest, il affirme que vos jours sont bel et bien comptés. Il vous accuse de radotage et de bafouillage. Depuis plus de trois ans, il vous tend la main et vous ne lui avez jeté que des discours. Place ! Et vous n'avez pas su trouver l'argent où il était. Sous votre règne, c'est encore le pauvre qui a payé pour le riche. Place ! Et il dit que s'il avait su, il aurait plutôt voté pour son chien que pour vous, car si son chien n’en eût pas fait davantage, du moins aurait-il aboyé plus fort. Place ! Messieurs, allons, place !  
– Le Quotidien, 11 mars 1923...

Pour rendre hommage au prestigieux journaliste disparu il y a quatre-vingt-dix ans, Bastille Magazine publie deux de ses articles : le premier sur la cathédrale de Reims détruite par les Allemands, le second sur la pauvreté en France qui rappelle en écho la crise des gilets jaunes. Albert Londres, l’intemporel.  En septembre 1914, en couvrant les premières batailles de la Grande Guerre, et notamment la destruction dans les combats de la cathédrale de Reims, Albert Londres signait les premiers grands « papiers » qui allaient façonner sa légende. Dans la préface du premier recueil de ses articles publié après sa disparition en 1932, Histoires des grands chemins (Albin Michel), son confrère Édouard Helsey décrivait celui qui allait donner son nom au prix le plus prisé du journalisme français : « Un cœur d’enfant, une compassion ingénue pour tout ce qui souffre, des emballements, des illusions, des enthousiasmes… Mais, en même temps, le goût de comprendre, de voir clair, de saisir sur le vif les gestes instinctifs des hommes, les ressorts cachés des passions. Une aptitude étrange aussi, non pas à déformer, mais à transposer le réel. Il s’absorbait devant un spectacle, s’en pénétrait, se l’amalgamait. Puis il prenait son porte-plume… C’était du Londres. Un objectif photographique qui, au lieu de clichés, vous rendait des eaux-fortes. » Voilà une définition du journaliste qui pourrait aujourd’hui inspirer ses émules, d’autant que dans nombre de ses reportages à travers la France et le monde, Albert Londres reste d’une brûlante actualité. Alors que 2022 marque le 90e anniversaire de sa disparition, Bastille…

Pas encore abonné(e) ?

Voir nos offres

La suite est reservée aux abonné(e)s


Déjà abonné(e) ? connectez-vous !



Zeen is a next generation WordPress theme. It’s powerful, beautifully designed and comes with everything you need to engage your visitors and increase conversions.

Top Reviews