Le quart d’heure d’anomalie

Clarisse Gorokhoff

La célébrité est un malentendu », disait Brassens. Il savait sans doute de quoi il parlait, Georges, c’est vrai qu’il était connu. Mais pas autant que Britney. S’il s’est fait tout petit devant une poupée, entre-temps la poupée a gonflé, elle est devenue géante. Complètement fissurée, mais colossale, visible partout et tout le temps. Aujourd’hui, la poupée frotterait langoureusement son bassin contre la guitare de Georges en fredonnant « Pom pom pidou ». Mais non, ça, c’était avant. Aujourd’hui, elle arracherait la moustache de Georges avec ses dents en susurrant, entre ses lèvres botoxées : « It’s Britney bitch. »

La poupée est devenue aussi attendrissante que pathétique, mais passablement ingérable. Exhibée et boursouflée comme une « œuvre » de Jeff Koons, à tout moment – attention ! – elle pourrait exploser. Elle s’appelle Britney, Rihanna, Bella, Emily… La plupart du temps elle chante, elle danse, mais parfois elle ne fait que figer sa moue sur du papier glacé. Et si, derrière le sourire de canard, s’agitaient des neurones grisés de lucidité, voire des étincelles de rébellion ? 

Avant de péter les plombs, Miss Spears avait clamé son désir de liberté dans de nombreux morceaux. « Je ne suis plus ta propriété à partir d'aujourd'hui, bébé. Tu pourrais penser que je ne m’en tirerai pas toute seule, mais maintenant je suis plus forte qu’hier. Maintenant c'est moi et rien d’autre. » Pourtant, quinze ans après la sortie de ce morceau où elle se proclamait stronger, la voilà quasiment enfermée chez elle, tout juste libérée de la tutelle de son père, à danser devant la caméra de son portable telle une poupée démantibulée, avec un regard extatique un brin flippant. Et de diffuser elle-même, quasiment chaque jour, les vidéos sur son compte Instagram suivi par des millions de personnes. En avait-elle donc assez de -l’ultra-médiatisation, Britney ? On dirait bien que non. Elle fait exactement pareil qu’avant, mais à moindre coût, et seule, entièrement seule. Plus personne pour lui donner d’instructions, plus de malegaze pour lui dire comment se trémousser… On dirait un hamster en cage (la cage serait bien sûr la célébrité) qui tourne à vide en poussant parfois des bêlements stridents – qui font croire à ses fans qu’elle prépare un nouveau tube. Mais on ne va pas davantage parler de Britney. On va parler du malentendu – voire de l’anomalie.

Où est-il passé, le petit quart d’heure de gloire récréatif et scintillant que Warhol avait si justement prédit que nous vivrions tous ? Ça fait des années qu’il dure, ce quart d’heure, et les visages défilent, tous plus figés les uns que les autres, et vidés de leur âme (de nombreux peuples autochtones, notamment les Amérindiens, considèrent la prise de photo et de vidéo d’un visage comme un véritable vol de l’âme). Pourtant il y a consentement. Au début du moins. Très vite, il est vrai, la machine s’emballe, déraille, et la personne devenue brusquement célèbre est dépossédée non seulement de son image, mais aussi de son autonomie, de sa capacité à prendre des décisions, puis de sa subjectivité tout entière. C’est ce que raconte Emily Ratajkowski dans son livre My body : « Je suppose que c’est le cycle de vie d’une muse : être découverte, être immortalisée dans un art pour lequel vous n’êtes jamais rémunérée, et mourir dans l’obscurité. »

Mourir dans l’obscurité… C’est ce qu’on redoute tous, non ? Même quand on est loin d’être une star. Pourtant le principe d’une étoile (star), n’est-ce pas d’être morte depuis longtemps, et de continuer à briller dans l’obscurité même ? Comment ne pas penser à Marilyn, à Marlene ou, plus récemment, à Amy et Whitney ? Mais il n’y a pas que les femmes qui sont sujettes à cette dépossession, voire à ce sacrifice. Car il y a en effet quelque chose de sacrificiel chez la super star. James, Jim, Jimi, Kurt, ou plus récemment Heath, sont les figures mâles de cet holocauste. Et si la célébrité était l’expiation d’un péché collectif ? Un pacte satanique avec une part de soi qu’on renonce à regarder et à aimer ? 

« Ce n’est ni le talent ni l’absence de talent, ni même l’industrie cinématographique ou la publicité, c’est le besoin qu’on a d’elle qui crée la star. C’est la misère du besoin, c’est la vie morne et anonyme qui voudrait s’élargir aux dimensions de la vie de cinéma. La vie imaginaire de l’écran est le produit de ce besoin réel », écrivait Guy Debord. Et de fait, la star est désignée arbitrairement et brutalement par la masse humaine, qui a besoin d’adorer autant que de dévorer, depuis la nuit des temps, des figures tutélaires. Mais ces figures, dont elle voudrait faire des dieux, sont souvent, avant même d’être connues, des êtres fragiles et désaxés, craquelés de failles identitaires. Parfait ! C’est exactement ce qu’il faut pour faire – et défaire – une idole. De l’argile fissuré, recouvert d’or. Quant à l’immortalité, on repassera. La star est plus mortelle que le commun des mortels. Quand on brille de pleins feux, on s’éteint bien plus vite. Et quand on est une star, cette mort ressemble à un ballon qui explose très haut dans le ciel, ou une ampoule qui grille dans une chambre ordinaire. 

Il ne faut pas devenir célèbre. Le star-system n’est pas un système, c’est une immense faille du système, le profond dérèglement d’un destin. La bifurcation marginale et exceptionnelle de l’ordre vers le chaos. C’est d’ailleurs pour ça que les célébrités sont, quoi qu’on en pense, si peu nombreuses par rapport à l’immensité de l’humanité. C’est une anomalie que depuis des siècles, et surtout ces cinquante dernières années, on applaudisse avec ferveur, ou qu’on maudisse avec envie. À l’avenir, chacun aura son éternité d’anomalie, n’est-ce pas, Andy ?  ...

La célébrité est un malentendu », disait Brassens. Il savait sans doute de quoi il parlait, Georges, c’est vrai qu’il était connu. Mais pas autant que Britney. S’il s’est fait tout petit devant une poupée, entre-temps la poupée a gonflé, elle est devenue géante. Complètement fissurée, mais colossale, visible partout et tout le temps. Aujourd’hui, la poupée frotterait langoureusement son bassin contre la guitare de Georges en fredonnant « Pom pom pidou ». Mais non, ça, c’était avant. Aujourd’hui, elle arracherait la moustache de Georges avec ses dents en susurrant, entre ses lèvres botoxées : « It’s Britney bitch. » La poupée est devenue aussi attendrissante que pathétique, mais passablement ingérable. Exhibée et boursouflée comme une « œuvre » de Jeff Koons, à tout moment – attention ! – elle pourrait exploser. Elle s’appelle Britney, Rihanna, Bella, Emily… La plupart du temps elle chante, elle danse, mais parfois elle ne fait que figer sa moue sur du papier glacé. Et si, derrière le sourire de canard, s’agitaient des neurones grisés de lucidité, voire des étincelles de rébellion ?  Avant de péter les plombs, Miss Spears avait clamé son désir de liberté dans de nombreux morceaux. « Je ne suis plus ta propriété à partir d'aujourd'hui, bébé. Tu pourrais penser que je ne m’en tirerai pas toute seule, mais maintenant je suis plus forte qu’hier. Maintenant c'est moi et rien d’autre. » Pourtant, quinze ans après la sortie de ce morceau où elle se proclamait stronger, la voilà quasiment enfermée chez elle, tout juste libérée de la tutelle de son père, à danser devant la…

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