Les calamars et l’explosion des inégalités

Tania Sollogoub

Non seulement le Covid a accru les inégalités partout dans le monde, mais il a aussi décuplé leur puissance politique, c’est-à-dire cette façon si complexe dont elles nourrissent d’abord la colère, l’indignation, puis la polarisation, voire la violence ou le mépris. Il ne suffit plus de décrire sans fin les inégalités, leur nature, leur niveau ou leur tendance. Il faut prendre conscience de leurs effets politiques durables sur les esprits, tout aussi légitimes que sur les corps ou les patrimoines. Effets larges et concentriques, comme sont les cercles sur l’eau autour d’une pierre. Il faut en prendre conscience parce qu’il ne suffira pas de « réduire » les inégalités pour réduire la colère, et il faut aussi comprendre, pour mieux l’anticiper, cette mécanique des étincelles, de l’imprévu, lorsqu’une population sort soudain dans la rue, alors même qu’elle semblait parfois si calme. Courants profonds du politique qui sidèrent les économistes. Enfin, il faut accepter l’idée que la construction d’une colère politique ne dépend pas uniquement de la richesse réelle des individus, mais de leur richesse relative, et surtout de leur opinion sur le niveau d’inégalités qu’ils considéreront comme légitime, ou acceptable, ou inévitable, dans une société donnée... Or, ces seuils de tolérance ne sont pas liés seulement à nos personnalités ou nos vécus. Ils sont tracés par l’histoire, dessinés par les contrats sociaux de chaque pays qui définissent ce que l’on attend de nos voisins ou de l’État. Ces seuils varient d’un continent, d’un pays, d’une région ou même d’une ville à l’autre. Et ils varient en fonction des promesses politiques faites aux peuples, de leur respect et surtout de leur trahison.

Leçon fondatrice d’Albert O. Hirschman dans son ouvrage Bonheur privé, action publique (Fayard) : la déception est l’émotion qui tire, avant les autres, nos préférences politiques. C’est pourquoi, dans nos vieilles démocraties, le seuil de tolérance à l’inégalité est très faible, justement parce que la promesse répétée y est celle de l’égalité. C’est pourquoi la déception y est si forte. Le démocrate est par essence un homo politicus à la recherche de son idéal. Paradoxe ultime à méditer d’urgence : un démocrate, nous dit Tocqueville dans La Démocratie aux Amériques, peut préférer abandonner sa liberté plutôt que renoncer à ses aspirations d’égalité.

Mais revenons quelques années en arrière pour comprendre la puissance mobilisatrice des inégalités aujourd’hui. Dans les années 2000, la promesse implicite de la mondialisation aux classes moyennes était la même dans le monde entier : l’enrichissement des élites créait certes des inégalités, mais ces dernières allaient, en retour, tracter les revenus à la hausse. Ritournelle du « ruissellement » que même les frontières d’une Chine communiste n’ont pas arrêtée ! La petite chanson de la mondialisation heureuse a fonctionné un temps, mais elle s’est révélée fausse quand les revenus élevés se sont déconnectés des économies réelles, tandis que ceux des classes moyennes stagnaient, et cela bien avant le Covid. Ajoutons les sirènes d’un endettement des ménages, qui masquait la distorsion des patrimoines nets. La crise immobilière chinoise en est le résultat, qui fait étrangement écho à la crise américaine des subprimes de 2009 – à cela près, et ce n’est pas négligeable, que le krach immobilier chinois a été déclenché par les autorités.

Désormais, une triple dynamique s’auto-entretient : les plus riches s’échappent vers le haut ; la classe moyenne stagne voire régresse ; et les plus défavorisés se débattent dans la toile des inégalités multiples.

Autre similitude interpellante : les inégalités de revenus, si l’on en croit les indicateurs de l'indice Gini, sont d’un niveau très proche aux États-Unis, en Russie et en Chine. Le risque politique y puise donc, beaucoup plus qu’on ne le croit, à des sources similaires, malgré les différences de régime. Elles remontent à ce libéralisme financier que ni la Chine ni la Russie n’ont refusé pendant vingt ans, mais dont elles essaient à présent de limiter les effets de dépendance.

L’échec du ruissellement était déjà patent avant le Covid, mais les effets politiques des inégalités peuvent devenir explosifs après lui, renforcés par l’inflation des produits de base : on peut présumer que la dernière vague de la pandémie sera politique. C’est déjà évident dans les pays les plus pauvres ou les plus inégalitaires. Sur la carte du monde, ils s’allument en rouge les uns après les autres. Citons l’Afrique du Sud, avec des émeutes. L’Inde, avec la résistance des agriculteurs. Le Kazakhstan, où la bascule a été allumée par une hausse brutale du prix du gaz, dans un pays qui n’en manque pas. Et en Amérique latine surtout, ex-temple des expériences libérales, où le Pérou, la Colombie et le Chili réinventent fiscalité et constitutions. Le Brésil suivra. Cependant, si le Covid a fait monter ainsi d’un cran la colère face aux inégalités, ce n’est pas seulement à cause de leur niveau ou de leur dynamique. C’est parce qu’il a brutalement mis à nu les causes les plus injustes des écarts de patrimoine, notamment les profits records sur les marchés financiers et dans l’immobilier, profits qui entraînent mécaniquement à la hausse la richesse des plus fortunés. On est loin de l’idéal méritocratique de l’entrepreneur...

Ironie et indécence : ce sont les consommateurs chinois et américains qui, pendant la crise, ont tiré côte à côte le marché du luxe vers les segments des plus fortunés. La décision du gouvernement chinois de casser l’aspiration au luxe de sa population, avec le nouveau programme de « prospérité commune », témoigne du caractère explosif de cette question pour le contrat social chinois.

Aujourd’hui, selon Oxfam, les dix premières fortunes mondiales ont donc été multipliées par deux pendant la pandémie, ce qui renforce encore la concentration du patrimoine, et bien sûr, le rôle de l’héritage dans les inégalités. En France, la part de la fortune héritée dans le patrimoine total serait ainsi passée en cinquante ans de 35 % à 60 %. La machine à inégalités devient donc aussi injuste que verrouillée et le Covid a tout simplement rendu plus visible cette société dynastique des privilèges, où les hiérarchies pénètrent toutes les dimensions de la vie : l’accès à la santé, au travail, à l’éducation, à la culture, au sport...
Tania Sollogoub s'intéresse à ce qu'il y a de commun entre les différentes façons de parler du monde des individus : l'économie, la sociologie, les sciences politiques, la littérature, la philosophie. Son vrai métier est de construire des passerelles qui mettent en lumière les facteurs les plus profonds de changement des sociétés. Au quotidien, elle est économiste et romancière.
Désormais, la triple dynamique s’auto-entretient : les plus riches s’échappent vers le haut ; la classe moyenne stagne voire régresse ; et les plus défavorisés se débattent dans la toile des inégalités multiples. Or, cette dynamique de groupe n’est pas neutre : elle crée des espaces sociaux où l’on vit en quasi endogamie, et dans lesquels les mots de notre quotidien ne renvoient plus aux mêmes expériences. Surtout, cette endogamie crée un vrai « point aveugle politique » : quelque chose dont on n’est même pas conscient de ne pas le voir. Et c’est précisément dans ce malentendu que se construit la colère de ceux qui voudraient être compris tout comme la lassitude de ceux qui voudraient comprendre. Malheureusement pour nous, il parait que seuls les calamars sont les animaux qui n’ont pas de point aveugle dans leur vision...

Non seulement le Covid a accru les inégalités partout dans le monde, mais il a aussi décuplé leur puissance politique, c’est-à-dire cette façon si complexe dont elles nourrissent d’abord la colère, l’indignation, puis la polarisation, voire la violence ou le mépris. Il ne suffit plus de décrire sans fin les inégalités, leur nature, leur niveau ou leur tendance. Il faut prendre conscience de leurs effets politiques durables sur les esprits, tout aussi légitimes que sur les corps ou les patrimoines. Effets larges et concentriques, comme sont les cercles sur l’eau autour d’une pierre. Il faut en prendre conscience parce qu’il ne suffira pas de « réduire » les inégalités pour réduire la colère, et il faut aussi comprendre, pour mieux l’anticiper, cette mécanique des étincelles, de l’imprévu, lorsqu’une population sort soudain dans la rue, alors même qu’elle semblait parfois si calme. Courants profonds du politique qui sidèrent les économistes. Enfin, il faut accepter l’idée que la construction d’une colère politique ne dépend pas uniquement de la richesse réelle des individus, mais de leur richesse relative, et surtout de leur opinion sur le niveau d’inégalités qu’ils considéreront comme légitime, ou acceptable, ou inévitable, dans une société donnée... Or, ces seuils de tolérance ne sont pas liés seulement à nos personnalités ou nos vécus. Ils sont tracés par l’histoire, dessinés par les contrats sociaux de chaque pays qui définissent ce que l’on attend de nos voisins ou de l’État. Ces seuils varient d’un continent, d’un pays, d’une région ou même d’une ville à l’autre.…

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