Les raisins de la colère ©Loic Froissart

Les raisins de la colère

Antoine Dreyfus

Avis de tempête sur le vignoble bordelais
Militante anti-pesticides, Valérie Murat a récemment été condamnée à 125 000 euros pour « dénigrement » des vins de Bordeaux. Une décision surprenante qui intervient dans un contexte mouvementé : magouilles sur les classements, ubérisation du travail des vignes, emprise des grands crus. Et une incapacité à regarder en face la période de l’Occupation, où le négoce s’est enrichi.

Bordeaux. Siège du CIVB (Conseil interprofessionnel du vin de Bordeaux), la Maison Gobineau, signée de l’architecte Victor Louis, un bâtiment en forme de triangle. Mercredi 10 novembre. Longiligne quadra, porte--parole de l’association Alerte aux toxiques, Valérie Murat déplie une feuille et improvise une conférence de presse. L’objet de son courroux ? Pour faire appel d’une décision du tribunal de Libourne du 25 février 2021, Alerte aux toxiques doit verser la somme de sa condamnation, soit… 125 000 euros ! Valérie Murat assure que « c’est la condamnation d’Europe avec la plus lourde peine ». Le point presse terminé, Valérie Murat replie sa feuille. Non loin, la Garonne s’écoule, imposant fleuve marron. L’automne s’installe sur ce Bordeaux en majesté. 

Cent vingt-cinq mille euros… De mémoire de Bordelais, on a rarement vu un verdict aussi dur. L’affaire laisse un goût amer. Pour le CIVB, les vins de Bordeaux seraient dénigrés. Et si Valérie Murat et d’autres tapaient justement là où ça fait mal ? Entre les pesticides, les tripatouillages sur les classements, les épandages de produits chimiques près des écoles, l’uniformisation du goût avec l’ajout de copeaux de bois, l’ubérisation du travail des vignes, la disneylandisation de la route des vins et l’incapacité à regarder en face le passé collaborationniste du négoce durant l’Occupation, les dossiers noirs s’accumulent alors que de très nombreux vignerons bordelais défendent une viticulture de qualité, sans chimie, et que la Bourgogne et la Champagne se remettent en cause. 

Dans le collimateur du CIVB donc, cette étude publiée le 15 septembre 2020 par Alerte aux toxiques, portant sur 22 bouteilles (dont 19 cuvées bordelaises) dans lesquelles subsistaient des traces de pesticides, alors que ces vins sont produits sous le label HVE (Haute Valeur Environnementale). Valérie Murat dénonçait la « malhonnêteté intellectuelle » du label HVE, mis en place en 2010 à la suite du Grenelle de l’environnement. Sa position n’est pas excessive : une note confidentielle de l’Office français de la biodiversité (ministère de l’Agriculture), révélée par Le Monde en mai 2021, estime que les critères de certification du label HVE « ne permettent pas de traduire une plus-value environnementale des exploitations concernées ». Autrement dit, HVE peut nettement mieux faire…

Pour le procès, le lobby du vin a sorti l’artillerie lourde. Associée du cabinet Bredin-Prat, l’avocate du CIVB, Me Eve Duminy, affiche un CV impressionnant. Inscrite au barreau de Paris et au barreau de New York, elle est le conseil de Monsanto, le géant des pesticides. Cette brune piquante n’a pas porté plainte sur la diffamation, mais sur le dénigrement. À l’audience, c’est un rouleau compresseur. Valérie Murat a eu des propos malveillants, en associant le « risque de mort à la consommation ». « Il n’y a pas plus dénigrant dans l’alimentaire. (…) L’objectif de Valérie Murat est de dissuader tous les consommateurs de boire des vins de Bordeaux qui ne sont pas bio. » Madré, Me Jean-Philippe Magret, l’avocat local de Libourne, assène le coup de grâce : « Madame Murat, vos dénigrements perpétuels sur les vins de Bordeaux sont le résultat d’une seule analyse, non confirmée par une deuxième. (…) Les doses résiduelles que vous avez montrées sont de 1 % des doses admissibles par la législation. »

En face, Me Éric Morain, ténor du barreau, se bat comme un beau diable. L’avocat rappelle que le but du communiqué d’Alerte aux toxiques est de dénoncer le double discours de la « certification nouvellement à la mode, Haute Valeur Environnementale (HVE) ». « En voyant ce logo, le consommateur comprend que HVE, c’est la Rolls de la protection environnementale. Ce n’est pas vrai. » Mais l’avocat engagé ne parvient pas à convaincre les magistrats. L’association est condamnée à verser 100 000 euros au CIVB, plus 25 000 euros aux vingt-six autres plaignants. Pour compliquer le dossier, le laboratoire Dubernet, qui a procédé aux analyses pour l'association, s'est désolidarisé. Valérie Murat aurait tordu les résultats…

La position du CIVB est cependant loin de faire l’unanimité. Viticulteur bio à Saint-Émilion, produisant un grand cru, La Dame de onze heures (« un saint-émilion atypique totalement addictif » pour La Revue des vins de France), Vincent Rapin s’interroge sur l’action judiciaire. D’autant qu’il acquitte comme tous les viticulteurs une « cotisation volontaire obligatoire » (c’est la formule officielle) au CIVB et participe au financement de l’organisme : « Suis-je le seul à m'interroger sur le fait que cette médiatisation est bien plus nuisible à l’image de Bordeaux qu’une étude dont les résultats n’ont pas été contestés et serait passée quelque peu inaperçue sans cela ? Une sorte de fabrication de marteau pour se faire taper sur les doigts. J'ai toujours pensé que le label HVE était loin d’être un label vertueux, mais correspond à une belle entreprise de greenwashing. »

Par un hasard judiciaire, Me Éric Morain plaide dans une autre affaire qui, elle aussi, a défrayé la chronique, celle dite des classements 2012 de Saint-Émilion. Après pas loin de neuf longues années de procédures rocambolesques, le procès s’est tenu en septembre 2021. Au tribunal correctionnel de Bordeaux cette fois. Dans le box des accusés, Hubert de Boüard, 65 ans, grande figure du Bordelais et copropriétaire du célèbre château Angélus, accusé par trois propriétés recalées d’avoir été juge et partie dans ce fameux classement 2012 de Saint-Émilion. À ses côtés, Philippe Castéja, 72 ans, négociant d’envergure et propriétaire du château Trotte Vieille. Les deux hommes étaient poursuivis pour « prise illégale d'intérêts » pour leur implication présumée, à des degrés divers, dans l’élaboration de ce prestigieux classement qui garantit à ses heureux lauréats de juteuses retombées commerciales et financières. « Les vins classés sont les plus chers, le classement permet de justifier le prix par rapport à la qualité », explique Raphaël Hippeau, du magasin Saint Emilion Wines. Pour les 800 châteaux du vignoble, être classé constitue la seule solution pour se faire connaître et se différencier. 

Apparu pour la première fois en 1955 (contrairement à l’appellation Saint-Émilion qui date de 1855), ce classement est révisable tous les dix ans. Le prochain sera dévoilé en 2022. L’INAO (Institut National de l’Origine et de la Qualité) consacre 82 propriétés « grands crus de Saint-Émilion ». Le 26 octobre 2021, le tribunal correctionnel de Bordeaux a condamné Hubert de Boüard à une amende de 60 000 euros, dont 20 000 euros avec sursis, pour « prise illégale d’intérêts ». Philippe Castéja a lui été relaxé.

Le procès entre le CIVB et l’association Alerte aux toxiques n’est pas seulement un conflit entre une association locale (au budget de 5 000 euros) et un lobby puissant (au budget de 21 millions d’euros). C’est aussi l’affrontement de deux univers. Pour simplifier, celui des ouvriers agricoles, des petits propriétaires, contre les gros domaines. Deux mondes. Traductrice en langue des signes pour les sourds adultes, Valérie Murat a perdu son père, James Bernard Murat, viticulteur dans le Bordelais, d’un cancer broncho--pulmonaire en 2012. En cause : l’arsénite de sodium, un pesticide puissant. En face, le CIVB est présidé par Bernard Farges, qui exploite une propriété de 95 hectares et se veut le défenseur des 134 grands crus classés de Bordeaux. Les ouvriers et les propriétaires-patrons se sont longtemps côtoyés. Chez les Rothschild (Château Mouton Rothschild, Premier Cru Classé, Château d’Armailhac et Château Clerc Milon), la baronne Philippine de Rothschild, décédée en août 2014, adorait discuter avec les saisonniers au traditionnel repas de fin de vendanges. Certes, il y avait un côté paternaliste, mais elle savait que ces travailleurs étaient essentiels. Avec la financiarisation, ces deux mondes ne se croisent plus. L’appel à des prestataires de service viticoles est devenu fréquent. On compte désormais 400 entreprises en Gironde. Un chiffre énorme, alors qu’elles n’étaient qu’une poignée voilà vingt ans. C’est ce que montre le film Les Raisins de la misère, diffusé sur France 3 le 14 octobre 2021. Dans ce documentaire, Bernard Farges évoque les « tâches simples » des travaux des vignes pour expliquer les faibles rémunérations. Ces propos ont heurté. Pour Loïc Pasquet, qui produit le vin Liber Pater – 250 bouteilles en 2015 parmi les plus chères au monde –, le président du CIVB fait preuve de mépris : « Non ! Tailler, épamprer, lever ne sont pas des tâches si simples. Elles sont extrêmement techniques, pénibles, et demandent des années d’apprentissage, tout cela dans le froid, sous la pluie ou la canicule. Beaucoup font ce métier par passion : recevoir de la reconnaissance et du respect de la part des instances bordelaises serait le minimum. » Mouton noir des Graves, Loïc Pasquet va même jusqu’à demander la démission de Bernard Farges : « Après vos propos contre l’agriculture biologique, que vos équipes qualifiaient à l’époque de “branlette” (sic), votre combat pour l’introduction des hybrides pour la construction d’un goût industriel, voilà que vous vous attaquez à ce qu’il y a de plus précieux dans une entreprise : ses collaborateurs. »

Pourtant, l’environnement, Bernard Farges en parle souvent. Le CIVB ne cesse de répéter que « plus de 65 % des surfaces du vignoble de Bordeaux sont certifiées par une démarche environnementale, contre 35 % en 2014 ». Il faut le souligner, l’effort des vignobles en conversion bio a été considérable, mais on ne sait pas où le CIVB a déniché ce chiffre de 65 %, parce que les données fournies par Gwenaëlle Le Guillou-Spiroux, directrice des Vignerons Bio de Nouvelle-Aquitaine, sont bien en dessous : « 13 909 hectares de vignes sont en bio ou en conversion, soit 12 % du vignoble bordelais ». Encore trop souvent utilisés, les pesticides empoisonnent autant les vignes que les relations dans le Bordelais. D’ailleurs, le 25 octobre dernier, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) et Santé Publique France (SPF) ont lancé une vaste étude sur l’exposition aux pesticides des riverains d’exploitations viticoles, une opération baptisée PestiRiv. L’Anses s’inquiète de l’apparition de clusters de cancers pédiatriques aux abords des zones viticoles. Comme à Preignac, une commune du Sauternes, où quatre cas de cancers chez des enfants ont été relevés dans un rapport (août 2015) de l’InVS (Institut de veille sanitaire), entre 1999 et 2012. Un taux anormalement élevé. Cette enquête de l’InVS a été réclamée par le maire de l’époque, Jean-Pierre Manceau. Ancien chercheur en physique au CNRS, ex-responsable technique de l’université de Bordeaux 3, il avait été alerté à l’époque par une institutrice qui avait déjà constaté trois cas de cancers à l’école de Preignac. Sensibilisé à ces questions, l’élu avait saisi les instances concernées : « J’ai jugé ce problème très grave », raconte aujourd’hui Jean-Pierre Manceau. 

Des histoires d’épandage de produits toxiques proches des habitations et des écoles, le Bordelais en regorge. Le 5 mai 2014, à Villeneuve-sur-Blaye (402 habitants, 250 hectares de vignes), un village situé à une heure de route de Bordeaux, vingt-trois enfants âgés de huit à dix ans et leur maîtresse font un malaise. Au retour de la pause-déjeuner, vers 13h30, les écoliers sont pris d’une envie de vomir, ont des maux de tête, les yeux qui piquent et la gorge qui gratte. Leur institutrice se sent tellement mal qu’elle est conduite aux urgences. En cette chaude journée de mai, deux exploitations viticoles voisines traitaient leurs cultures aux pesticides. C’est à la suite de cette intoxication que la préfecture de la Gironde a dressé une liste de 132 écoles sensibles et pris des mesures de restrictions d’épandage (interdiction pendant les activités scolaires et périscolaires en extérieur de 8h à 17h ; zone d’exclusion de cinquante mètres). 

Pour cette étude nationale PestiRiv, les traces des cinquante pesticides les plus dangereux autorisés en France (folpel, glyphosate, fongicides SDHI…) vont être recherchées dans les cheveux et les urines de 500 adultes et 750 enfants vivant à moins de 500 mètres des vignes et à plus d’un kilomètre de toute autre culture. L’exposition de cette population sera comparée à celle de 750 adultes et 350 enfants résidant à plus de cinq kilomètres de toute exploitation viticole et à plus d’un kilomètre de toute autre culture. Six grandes régions viticoles seront concernées : 500 ménages en Nouvelle-Aquitaine, 300 dans le Grand-Est, 250 en Occitanie, autant en PACA, 200 en Auvergne-Rhône-Alpes, ainsi qu’en Bourgogne-Franche-Comté. Les pouvoirs publics ont mis le temps, mais ils s’emparent de la question. Toutefois, Bernard Farges affirme que les pouvoirs publics font du « Bordeaux bashing » : « Plus de la moitié de l’étude se déroulerait en Gironde. » Il craint ainsi un « focus sur le vignoble bordelais ». Dans un courrier confidentiel daté du 1er octobre 2021 à la préfète de la Nouvelle-Aquitaine, Fabienne Buccio, le président du CIVB écrit : « Nous ne sommes pas convaincus que l’Anses et SPF, une fois le travail d’analyse et de diffusion réalisé, feront l’effort de pédagogie et de contradiction nécessaire pour éviter des conclusions hâtives, faisant fi de toute rigueur scientifique. » Et, ni une ni deux, il l’informe que le CIVB boycottera les réunions et qu’il « n’accompagnera pas cette démarche, ni auprès des entreprises viticoles girondines, ni auprès des maires des communes concernées ». 

Bien qu’ils s’en défendent, trop de producteurs de vins de Bordeaux sont encore accros à la chimie. Les domaines se servent désormais des pesticides comme d’une assurance : on ne pulvérise plus tellement pour soigner une maladie, éradiquer un insecte, mais pour se prémunir contre tout ce qui peut menacer la vigne, et maintenir (ou augmenter) le niveau de récolte et de rendement. « Dans le Médoc, les grosses structures d’exploitation avec des actionnaires mettent une pression financière énorme sur les salariés et les responsables des cultures, parce que le vin, c’est une planche à billets, témoigne un chef de culture qui souhaite garder l’anonymat. Aujourd’hui, nous sommes dans un système où l’humain n’a plus sa place. Parce que c’est le business, c’est le fric. C’est tout ce qui compte. » 

Le fric. Oserait-on dire, sans passer pour un dangereux marxiste, que c’est bien le souci ? Quelques chiffres. En 2020, les grands crus bordelais ont connu des exportations records (+12 %), à 1,154 milliard d’euros (de juin 2019 à juin 2020). Les châteaux sont convoités par des entreprises et des financiers ravis d’investir dans une activité qui rapporte et qui n’est pas (eh non !) soumise à l’impôt sur les sociétés… Les prix flambent. En avril 2021, le Bordelais s’est ému de la vente du Château Beauséjour Duffau-Lagarrosse, premier grand cru classé B de Saint-Émilion, à 75 millions d’euros au profit du groupe cosmétique Clarins. Soixante-quinze millions pour 6,24 hectares. Soit douze millions l’hectare… L’argent toujours. Même au cours des années les plus sombres de l’Occupation, lorsque la France vivait au rythme des tickets de rationnement, la noblesse du bouchon a continué son business as usual… Et certains se sont même enrichis de façon spectaculaire. Ce n’est pas tant ce passé – il y a eu des procès et des condamnations financières lourdes – que le déni de ce passé, encore aujourd’hui, qui pose problème. Ainsi, le CIVB ne cesse de démentir les origines de sa création. Et ne veut même pas en parler. Certes, le nom de Conseil interprofessionnel du vin de Bordeaux date officiellement de 1948. Mais en réalité, les archives sont formelles, c’est bien une instance interprofessionnelle – le Comité interprofessionnel d’entente et d’études des vins de Bordeaux – qui est créée le 23 décembre 1943. D’ailleurs, sous l’impulsion du régime, toutes les interprofessions du vin, réunissant négociants et producteurs, sont fondées sous la France de Vichy, d'abord en Champagne (en avril 1941, sous l’égide du sinistrement célèbre René Bousquet, alors préfet de la Marne), puis en Bourgogne (17 décembre 1942), et enfin, le même mois, dans le Bordelais. 

À l’été 1940, l’Allemagne nazie met en place un système de centrales d’achat dans les quatre grands vignobles français (Champagne, Bourgogne, Bordeaux et Cognac), avec la volonté de faire main basse sur la production, mais en payant les tonneaux de jus de raisin fermenté avec les énormes indemnités d’occupation que la France verse à l’Allemagne : 150 milliards de francs chaque année, l’équivalent du budget de la France. Pour chaque région, Berlin nomme des Weinführer (des chefs des vins), des professionnels aguerris, chargés de procéder aux achats. À Bordeaux, Berlin nomme Heinz Bömers, un négociant réputé, ami du plus grand négociant français, Louis Eschenauer. En 1940, ce dernier est déjà bien avancé en âge – il a 70 ans – et au faîte de sa carrière. Pour prendre la mesure de son pouvoir, l’historien Sébastien Durand résume : « Louis Eschenauer, dans le vin, c’est l’équivalent d’un Louis Renault pour l’automobile ou d’un Marius Berliet pour les camions. À lui seul, il réalisait le tiers du commerce de vins de Bordeaux pendant l’Occupation. » Celui que l’on surnomme The King of Bordeaux vit comme un prince. Sa filleule, Florence Mothe, ex-journaliste, aujourd’hui viticultrice, décrit un personnage à la Scott Fitzgerald. « Flamboyant, cultivé et polyglotte, il écrivait indifféremment en anglais, en russe et en allemand. » Heinz Bömers et Louis Eschenauer s’entendent comme larrons en foire et montent une affaire ensemble. À une famille juive en fuite en zone libre, les Nathan, ils achètent deux châteaux du Médoc, le Château Lestage et le Château Bel-Air. Mais Louis Eschenauer n’est pas le seul à avoir collaboré économiquement avec les Allemands. La quasi-totalité des maisons de négoce toujours en place ont fait affaire avec l’occupant. On le sait grâce à l’ancienne secrétaire d’Heinz Bömers, Gertrude Kirchner. En août 1944, la Gironde, qui est très résistante, se libère elle-même, et avant de prendre la fuite, Heinz Bömers ordonne à Gertrude de brûler tous les documents. Elle n’en fait rien et les transmet aux FFI, les Forces françaises de l’intérieur. Elle raconte tout ce qu’elle sait, notamment les relations de son patron avec les négociants et les courtiers. Et on découvre que Heinz Bömers achetait beaucoup de très bons vins…

À la Libération, le 19 novembre 1945, Louis Eschenauer est condamné par la Cour de justice à deux ans de prison, à la confiscation de ses biens – hôtel particulier, portefeuille d’actions, écurie de chevaux de course, automobile, parts détenues dans sa société –, et à l’indignité nationale à vie. Mais la marque et la société Louis Eschenauer existent toujours. C’est désormais une filiale de l’entreprise Les Grands Chais de France (GCF), qui l’a rachetée en 1994. Poids lourd du secteur, le groupe GCF est le premier exportateur français de vins et d’alcools. Sur le site Internet du groupe, le banni est paré de toutes les vertus : « Sous sa gouvernance, la maison de négoce accélère son essor. Le nom et la réputation de l’Oncle Louis deviennent alors gages de qualité et d’excellence. » Nulle part, il n’est fait mention des années d’Occupation. Les Grands Chais de France n’ont jamais répondu à nos sollicitations pour évoquer les années de guerre de Louis Eschenauer. Idem pour les propriétaires du Château Smith Haut Lafitte, qui utilisent une photo d’Oncle Louis pour la promotion de la marque, rendant hommage au marchand et prenant ainsi le risque, un jour, de brouiller l’image de ce grand cru classé. Business as usual…...

Avis de tempête sur le vignoble bordelais Militante anti-pesticides, Valérie Murat a récemment été condamnée à 125 000 euros pour « dénigrement » des vins de Bordeaux. Une décision surprenante qui intervient dans un contexte mouvementé : magouilles sur les classements, ubérisation du travail des vignes, emprise des grands crus. Et une incapacité à regarder en face la période de l’Occupation, où le négoce s’est enrichi. Bordeaux. Siège du CIVB (Conseil interprofessionnel du vin de Bordeaux), la Maison Gobineau, signée de l’architecte Victor Louis, un bâtiment en forme de triangle. Mercredi 10 novembre. Longiligne quadra, porte--parole de l’association Alerte aux toxiques, Valérie Murat déplie une feuille et improvise une conférence de presse. L’objet de son courroux ? Pour faire appel d’une décision du tribunal de Libourne du 25 février 2021, Alerte aux toxiques doit verser la somme de sa condamnation, soit… 125 000 euros ! Valérie Murat assure que « c’est la condamnation d’Europe avec la plus lourde peine ». Le point presse terminé, Valérie Murat replie sa feuille. Non loin, la Garonne s’écoule, imposant fleuve marron. L’automne s’installe sur ce Bordeaux en majesté.  Cent vingt-cinq mille euros… De mémoire de Bordelais, on a rarement vu un verdict aussi dur. L’affaire laisse un goût amer. Pour le CIVB, les vins de Bordeaux seraient dénigrés. Et si Valérie Murat et d’autres tapaient justement là où ça fait mal ? Entre les pesticides, les tripatouillages sur les classements, les épandages de produits chimiques près des écoles, l’uniformisation du goût avec l’ajout de copeaux de bois, l’ubérisation du travail des vignes, la disneylandisation de la route…

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