L'homme qui tua Lebovici ©Camille Lavaud

L’homme qui tua Lebovici

Frédéric Ploquin

COLD CASE DU CINÉMA FRANÇAIS
En 1984, lorsqu’il est retrouvé assassiné dans un parking de l’avenue Foch, Gérard Lebovici est l’un des grands patrons du cinéma français : agent, distributeur, producteur, éditeur de l’extrême-gauche et de Jacques Mesrine. Grand banditisme, politique, toutes les pistes ont été creusées, sauf les plus intimes. Révélations sur un crime non élucidé.

Cinq mars 1984, un lundi. La secrétaire de celui que France Inter qualifiera d’« homme-orchestre du cinéma français » reçoit un appel insistant, qu’elle éconduit : le patron n’a pas le temps. La personne, un homme, rappelle et cite un prénom : « Dites que c’est de la part de Sabrina. » Sabrina, c’est la fille du grand bandit Jacques Mesrine. Gérard Lebovici, qui couve la jeune fille depuis la mort de son père, prend l’appel. Il est 18h30. Certainement reconnaît-il son interlocuteur, toujours est-il qu’il ne montre aucune crainte en quittant ses bureaux, non sans avoir annulé un rendez-vous prévu à 19 heures et prévenu sa femme Floriana qu’il rentrerait un peu plus tard. Dans sa poche, la police retrouvera un petit papier sur lequel il a écrit ces mots : « François. 18h45. Rue Vernet. » Pile l’heure inscrite sur la carte qu’il vient de réceptionner à l’entrée du parking situé en haut de l’avenue Foch, à l’ombre de l’Arc de Triomphe, où il sera retrouvé mort. Maigres indices.

Paris, fin des années 1970. Véronique roule en Austin quand elle ne chevauche pas sa moto, en puriste du deux-roues. Blonde, elle frôle les vingt-quatre ans, mais on lui en donnerait vingt. L’aura que dégage cette grande bringue menue en pénétrant dans un restaurant, forcément une table à la mode, force généralement les clients au silence, sinon au respect. Malgré un solide bagage et une intelligence hors du commun, elle a choisi de vivre de ce que l’on appelle chez les voyous le « pain de fesse ». Si besoin, Véronique argumente. Le sexe tarifé relève pour elle de l’alimentaire. Elle a rejoint en 1975 le cercle de « filles » de Madame Claude, la mère maquerelle la plus chic de la Ve République, tout le Bottin Mondain masculin disposait de son numéro de téléphone, comme les secrétaires du Quai d’Orsay ou les petites mains des services secrets. Une « écurie » de luxe, comme aimait dire Véronique. Après deux années dans ce giron confortable, elle décide de voler de ses propres ailes, de se mettre à son compte, ce qui ne l’empêche pas de rester copine avec sa collègue Patricia, son double en brune, sa « moitié d’orange », sans qu’il ne soit jamais question de sexe entre elles. Meilleures amies du monde, les deux call-girls, une appellation importée des États-Unis, où les prostituées de luxe donnaient rendez-vous par téléphone, sont inséparables. Véronique a ses entrées dans le Tout-Paris, un village, depuis qu’elle a été dame de compagnie pour une comtesse des beaux quartiers. Pour l’heure, elle sort avec un flamboyant héritier britannique du nom de John Bentley, abonné tous les étés aux frasques tropéziennes. Quand elle part pour Londres, elle repasse ses clients à Patricia, du moins ceux dont elle estime qu’ils méritent cette fille pleine de vie de quatre ans sa cadette. 

Celui que l’on appelle « Lebo » dans le petit monde du cinéma couve une fascination trouble pour les marginaux.

Née dans la petite ville d’Harbin, à l'est de la Chine, non loin de la frontière soviétique, Véronique ne cultive pas les liens familiaux. De sa mère, une Gitane, elle n’a qu’un lointain souvenir, elle qui s’est très vite volatilisée. De son papa, elle parle peu, si ce n’est pour confier à Patricia qu’il se prénomme Dimitri, qu’il est issu d’une famille de Russes blancs qui a tourné les talons à l’heure de la révolution. Elle pourrait être fière du passé de cet homme, qui a été pilote de chasse au sein de l’armée japonaise en Mandchourie – et même espion –, et qui manie les armes comme d’autres les allumettes. Elle ne l’est pas et se montre toujours envieuse du lien que Patricia, fille unique, entretient avec son papa adoré, publicitaire de son état, une mère juive en version masculine. Jusqu’au jour où elle lui annonce avoir trouvé un papa de substitution, et pas n’importe qui, puisqu’il s’agit de Gérard Lebovici, cet « aventurier de la création » – selon une formule du cinéaste Alain Resnais –, qui a fondé au début des années 1960 Artmedia, l’agence qui domine le cinéma français et même européen. Comment l’ancienne de chez Madame Claude a-t-elle croisé la route de cet empereur de la toile aussi riche que discret ? À l’occasion d’une relation tarifée au Festival de Cannes, comme le veut la légende ? L’impresario, au demeurant soutien et éditeur de tous les rebelles avides de changer le monde, à commencer par Guy Debord, fondateur en 1957 de l’Internationale situationniste, a-t-il succombé au charme de cette fille au caractère tranché, peu portée sur les compromissions ? Véronique ne s’étend pas sur le sujet lorsqu’elle présente à Patricia celui qu’elle appelle en toute simplicité « Papa Lebo », de trente ans leur aîné. Patricia n’accroche pas avec cet homme dont elle ne saurait dire si elle l’indiffère ou s’il la méprise. À moins qu’il ne prenne ombrage du lien sororal qui unie les deux filles, lui qui semble considérer Véronique comme sa « propriété ». Patricia a plus d’accointances avec le vrai père de « Véro », Dimitri. 

Gérard Lebovici n’est pas un de ces argentiers du cinéma comme on les imagine. Adepte de l’ombre, il refuse les interviews et les photos. Bourru, il est capable de changer de pièce lorsque la meilleure amie de Véronique, sa protégée, entre dans son appartement de la rue Frédéric Bastiat, non loin de l’église Saint-Philippe-du-Roule. Il cloisonne sa vie, ses vies. À fond derrière les acteurs phares dont son agence s’occupe – Catherine Deneuve, Jean-Paul Belmondo ou Jean-Pierre Cassel –, il ne leur parle jamais du drame qui a marqué son enfance, la disparition de sa mère, embarquée par les Allemands pour ne jamais revenir du camp où elle a été transférée. Encore moins de son père, mort de chagrin. L’impresario le plus puissant de l’Hexagone s’attendrit autant sur le sort des autres, surtout s’ils vivent à la marge, qu’il s’interdit de s’épancher sur lui-même.  Il est aussi taiseux au sujet de la petite maison d’édition qu’il a créée au lendemain de la tornade intellectuelle du printemps 1968, Champ Libre, à travers laquelle il entend, à fonds perdus s’il le faut, ne publier que des auteurs en lutte contre le « système ». Sans en parler à ses amis du cinéma, qui ne l’auraient peut-être pas compris, il s’est rapproché de Guy Debord. L’auteur de La Société du spectacle exerce bientôt sur lui une telle emprise qu’il lui propose d’adapter son livre phare au cinéma, quitte à acheter une salle de projection, le Cujas, dans le quartier latin, pour lui assurer une poignée de spectateurs. 

« Véro et Franca sont mortes. On a retrouvé leurs cadavres dans une voiture en plein désert. »

Gérard Lebovici est ainsi. Il met en avant les artistes auxquels il croit, mais ne monte pas sur la scène, lui qui se destinait pourtant au métier de comédien après avoir abandonné la petite entreprise de fabrique de brosses héritée de son père. Il n’en parvient pas moins à faire distribuer ses brûlots de papier par la maison Gallimard, avec l’appui de son ami Georges Kiejman, avocat du célèbre éditeur et l’un des rares à avoir l’honneur de connaître Véronique. Proche quelques années plus tôt d’une gauche libérale tendance Mendès, il entend révolutionner l’édition, tout en distribuant des films à succès comme La Balance, Les Morfalous ou Les Compères. Il envoie un chauffeur faire ses courses chez Fauchon, mais taxe de « réformiste » son concurrent et ami Daniel Toscan du Plantier, patron de la puissante Gaumont. Le génie des affaires semble mettre un point d’honneur à déplaire. 

Celui que l’on appelle « Lebo » dans le petit monde du cinéma couve une « fascination trouble pour les marginaux », selon les mots de son ami Raphaël Sorin, lui aussi éditeur. Il est attiré par les irréductibles et les maudits, mais aussi par les criminels, et pas seulement ceux que l’on voit dans les films, à tel point qu’il se prend d’affection pour l’ennemi public n°1 de l’époque, le tonitruant Jacques Mesrine. Le voyou défie publiquement l’État, et plus précisément le patron de l’antigang, Robert Broussard, prenant à témoin les médias du duel qu’il entend lui imposer.  Gérard Lebovici voit en lui une sorte de héros anarchiste, un vrai pourfendeur du « système ». 

Véronique et Patricia se retrouvent le samedi soir chez Régine, leur point de chute préféré dans les beaux quartiers. Elles n’ont pas seulement en commun le même physique, elles sont toutes les deux tatouées. Véronique arbore au poignet un cobra, qui a servi à masquer les initiales d’un homme brièvement aimé ; sur le même morceau de peau, Patricia, motarde elle aussi, a fait dessiner une panthère noire. Sur le plan professionnel, elles ne sont cependant plus sur la même longueur d’onde. Au grand dam de Patricia, qui a l’amitié sincère, Véronique fréquente depuis le début de l’année 1977 un bar à bouchon de la rue Pierre Charon, le Brummel’s ; les filles attendent les clients sur des tabourets au rez-de-chaussée, avant de rejoindre avec eux les banquettes rouges et les alcôves du sous-sol, sur le modèle des bars à putes de Pigalle. « Tu n’es pas assez grande pour trouver tes clients toute seule ? » lui lance Patricia, qui a toujours mis un point d’honneur à ne jamais verser le moindre centime à un proxénète depuis la fuite de Madame Claude pour les États-Unis. « Ça m’amuse », réplique Véronique.  

Ce n’est pas leur seul point de désaccord. Les cheveux toujours très longs, Véronique vient de les faire couper court et de les teindre couleur acajou, un look dont sa copine lui dit tout le mal qu’elle en pense. « Mais ça repousse ! » contre-attaque Véronique, qui soumet à son amie ce qu’elle considère comme le bon plan de l’année. Elle a été approchée au Brummel’s par deux Yéménites qui lui ont mis un marché entre les mains : huit jours au Yémen avec la copine de son choix, payés d’avance « cinquante mille balles » chacune, le client n’étant autre que le président du pays, Ibrahim al-Hamdi. « On prend l’oseille et au retour, on s’arrache ! » insiste Véronique, qui rêve de quitter la France pour l’Amérique. Rendez-vous est pris pour les présentations dans un bar proche de l’hôtel George V, sauf que la belle Patricia, qui n’a jamais bu un verre d’alcool mais qui carbure au paquet de blondes, est retardée par la pluie et les embouteillages qui congestionnent la place de l’Étoile. Véronique n’a pas attendu. Elle a présenté aux Yéménites une autre copine, une certaine Franca, une Sicilienne qui œuvrait elle aussi au Brummel’s. Décollage le 2 octobre 1977. 

Patricia aura droit à un appel téléphonique depuis Sanaa. « Écoute Véronique, sois prudente, fais attention et donne-moi des nouvelles », lui glisse-t-elle. Quelques jours plus tard, une amie de Franca lui tombe dessus dans un bar des Champs-Élysées et lui assène la nouvelle : « Véro et Franca sont mortes. On a retrouvé leurs cadavres dans une voiture en plein désert. » Les autorités françaises, alertées, ont été incapables de retrouver la trace de son père, et pour cause : Véronique Troitsky avait francisé son patronyme pour devenir Véronique Troy. Quant à Dimitri, il se fait désormais appeler Didier. 

Le lendemain, comme elle l’a raconté dans ses mémoires, Call-girl du Tout-Paris (Nouveau Monde éditions, 2021), Patricia Herszman prend contact avec Gérard Lebovici. « Gérard, lui dit-elle, j’ai quelque chose de terrible à vous apprendre. » Devant le silence du papa de cœur de Véronique, elle reprend : 
– C’est Véro…  
– Comment ça ?  
– Son voyage s’est mal terminé. 
Il lâche le combiné, le ramasse, puis raccroche après ces mots :
– Écoutez, je vous rappelle. 
Ce qu’il fait effectivement dix minutes plus tard pour demander, d’une voix déconfite, comment elle a su. 
– Les autorités vous ont-elles prévenue ?  
Patricia bafouille. 
– Non, vous êtes la première personne que j’appelle. Est-ce que vous pouvez faire quelque chose ?  
Glacial, le patron d’Artmedia raccroche, laissant Patricia désemparée face à des événements qui la dépassent. Les deux recruteurs du Brummel’s étaient attachés d’ambassade. Véronique et Franca ont servi d’appât ou de prétexte dans un sombre complot peut-être fomenté par les services secrets saoudiens pour éliminer le président du Yémen et installer sur le trône son rival – qui mourra huit mois plus tard, rayé de la carte par un attaché-case bourré d’explosifs –, mais cela ne fera pas revenir Véronique et sa coupe garçonne, elle dont le corps a été retrouvé complètement nu auprès de celui de Franca, son passeport posé sur le ventre, tuée de plusieurs balles après avoir été dûment lapidée et excisée.   

Le policier fait comprendre à la call-girl qu’il ferait bien d’elle une indic, et plus si affinités, mais que l’affaire serait classée.

Deux jours après la terrible nouvelle, Dimitri appelle Patricia, qui ne prend pas le temps de lui demander qui lui a annoncé la mort de sa fille. Avec son accent russe, il lui fait répéter plusieurs fois le nom du pays et la date de départ. Ils échangent dans un café proche de l’Étoile et décident de se rendre ensemble, le lendemain, au domicile de Véronique. La gardienne dispose d’un double des clefs, ça simplifie la tâche. Dimitri commence les fouilles par un placard, tombe sur un manteau en renard argenté qu’il offre à Patricia ; de son côté, elle met la main, dans le four, entre deux cocottes, sur une liasse de billets : l’avance des Yéménites. Elle fait signe à Dimitri, qui les enfourne dans sa poche. Dans un tiroir, Patricia déniche deux fausses cartes d’identité. Elle tente d’en dissimuler une, mais Dimitri la récupère. Sur l’une d’elle, il lit : Véronique Lebovici. Il blêmit. Ce papa d’adoption, il ne l’a rencontré qu’une fois. Il sait que celui que sa fille présentait à tout le monde, ce n’était pas lui, l’ancien espion passé par la Mandchourie, mais ce célèbre impresario. Une trahison. 

Frappé par une infinie tristesse, en colère contre ce papa bis qui n’a pas protégé sa fille, qui l’a même sûrement exposée, Dimitri s’en remet entièrement à Patricia, qu’il désigne comme substitut officiel de la famille « Troy ». Lui qui vit reclus au fond d’un terrain vague de la région parisienne, survivant en exerçant son métier de bijoutier, n’a ni la force ni les codes pour aller frapper aux portes du Quai des Orfèvres ou à celles du ministère des Affaires étrangères, où l’on n’envisage pas de se fâcher avec ce pays ami pour un simple « incident », renvoyant vers l’indemnisation promise par l’ambassade du Yémen. Laquelle ajoute le mensonge à l’ignominie, expliquant sur un ton de reproche que les deux filles n’auraient pas dû aller faire du tourisme hors des sentiers battus...

Reçu par un enquêteur de la Brigade criminelle au 36, Patricia apprend qu’un drôle de projectile a été retrouvé dans le corps de Véronique : une balle en or. La signature des chefs de tribus nomades, ceux qui venaient de prendre le pouvoir. Pour le reste, le policier fait comprendre à la call-girl qu’il ferait bien d’elle une indic, et plus si affinités, mais que l’affaire serait classée et qu’il n’aurait jamais l’autorisation de décoller pour le Yémen.  

Nul ne sait comment Gérard Lebovici a digéré l’exécution de celle qui l’appelait « papa » au fond d’un désert brûlant. En ce début des années 1980, il vient de rééditer L’Instinct de mort, accompagné d’une préface dans laquelle il dit son « redoutable honneur » de publier le « libertaire » Jacques Mesrine. Son attirance pour le bandit a redoublé au lendemain de son exécution par la police, le 2 novembre 1979. Il entend adapter le livre au cinéma, Patrick Modiano et Michel Audiard ont déjà été approchés pour écrire le scénario, et Jean-Paul Belmondo pour incarner le rôle. Il s’est en même temps pris d’affection pour Sabrina, la fille de Mesrine, qu’il assiste financièrement, un peu comme il avait pris sous son aile protectrice Véronique. 

L’argent n’est pas sa priorité. Son obsession reste la rupture, celle que n’ont pas réussi à mener à bien les soixante-huitards. Il a 51 ans et voudrait sauter du train en marche de la réussite alors qu’il vient d’acquérir la société AAA (Acteurs Auteurs Associés), sa façon de bousculer le système en donnant aux comédiens un accès à la propriété des œuvres auxquelles ils participent, initiative que voit d’un mauvais œil le syndicat des producteurs… 

C’est un chien qui conduit le vigile du parking de l’avenue Foch, avant la levée du jour, ce 6 février 1984, jusqu’à la Renault 30 métallisée équipée d’un radiotéléphone, phares allumés. Un homme est affalé sur le volant. Les enquêteurs de l’identité judiciaire retrouvent trois douilles de 22 long rifle sur le tapis de sol ; une quatrième est posée, debout, sur la lunette arrière, mais elle n’est pas en or, contrairement à celle des Bédouins. La plaque d’immatriculation fournit aussitôt le nom de la victime : Gérard Lebovici. 

Aiguillonnée par la brigade criminelle, la presse interprète la balle verticale comme la signature d’un tueur à gages. Les inspecteurs disposent de plus de pistes qu’il n’en faudrait et d’un carnet d’adresses à manier avec diplomatie. L’assassin n’en voulait pas à son argent, son portefeuille est bourré de billets. Il a cependant embarqué ses papiers d’identité, drôle de prise de guerre. La portière du véhicule n’a pas été forcée. Le tueur était à l’arrière du véhicule, d’où il a visé la nuque. Difficile d’imaginer que la victime n’ait pas clairement identifié son bourreau, ni compris le mobile du crime.   

La famille, les proches, les collaborateurs et quelques célébrités du monde du cinéma défilent au Quai des Orfèvres. Les journalistes fouillent. Parlent de Marie et Joseph, les parents de la victime, des lois anti-juives qui les avaient conduits à fabriquer une cache, grâce à laquelle le père et les enfants ont échappé à la rafle. Des parties de poker, aussi. Les regards se tournent évidemment vers celui qui a converti Gérard Lebovici à l’anticapitalisme, Guy Debord, lequel répondra un an plus tard dans un livre, Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici, dans lequel il fustigera « le déchaînement des accusations » contre lui et les « dénonciations péremptoires » des « employés médiatiques ». Envolées trop improbables pour les enquêteurs de la Crime, qui ont vite délaissé le théoricien de l'ultra-gauche pour creuser avec le sérieux qui se devait les pistes menant à la voyoucratie. Y aurait-il eu un conflit avec un complice de Jacques Mesrine ? Le prénom de « François » oblige à questionner l’éventuelle implication de François Besse, le lieutenant de l’ennemi public, alors en cavale, mais aucun mobile sérieux ne résiste à l’examen. La piste la plus consistante mène au juteux marché des cassettes vidéo, la nouvelle poule aux œufs d’or. Gérard Lebovici, producteur et distributeur, a-t-il contrarié quelques figures du Milieu intéressées par ce marché, où le piratage bat son plein ? René Chateau, pionnier de la cassette vidéo, n’admettra jamais d’avoir été mis en cause sans l’ombre d’un élément. Et ceux qui s’étaient focalisés sur lui finiront par admettre s’être complètement fourvoyés.

Difficile d’imaginer que la victime n’ait pas clairement identifié son bourreau, ni compris le mobile du crime...   

« On me dirait qu’il a payé quelqu’un pour le tuer, je le croirais », confiera un jour Daniel Toscan du Plantier, patron de la Gaumont. Quoi de plus naturel pour achever dans le drame une vie des plus romanesques ? Une hypothèse trop intellectuelle pour les limiers de la brigade criminelle, qui ont vu les maigres indices s’évanouir l’un après l’autre, à une époque où on ne faisait pas encore parler l’ADN ni les caméras de surveillance. Ils se sont retrouvés dans une impasse, laissant à l’assassin le loisir de savourer sa vengeance, qu’il n’a partagée qu’avec une personne : Patricia, le double de sa fille Véronique, suffisamment imprégnée des valeurs du Milieu dont elle côtoyait dans la rue quelques gâchettes, pour garder le silence. 

« Il » ? Dimitri, le papa trahi. Dimitri, avec sa gueule burinée, ses yeux bleus et ses cheveux tirés en arrière, toujours revêtu d’une veste en cuir noire qui devait peser plusieurs kilos. Dimitri qui a refusé jusqu’au bout l’indemnisation de l’ambassade du Yémen. Autant la rancœur de Gérard Lebovici s’était focalisée sur Patricia, comme si elle était pour quelque chose dans le voyage fatal, autant celle de Dimitri s’était concentrée sur « Papa Lebo », qu’il soupçonnait d’avoir « corrompu » sa fille et pourquoi pas de l’avoir jetée dans la gueule du loup. Lui qui avait une petite carrière d’espion à son actif s’était convaincu qu’un commanditaire avait expédié Véronique dans ce pays en proie à la guerre froide pour une mission secrète digne de Mata Hari, avec l’aval du producteur. La fausse carte d’identité au nom du producteur était un élément palpable... Lorsque Patricia découvre la Une des journaux annonçant la mort de Gérard Lebovici, elle comprend que Dimitri ne s'en est pas tenu aux mots, lui qui s'entraînait régulièrement au tir et pilotait volontiers un vieux coucou brinquebalant. Il est passé à l’acte. Il a supprimé celui qui avait « volé » sa fille, avant de mourir à son tour en 2010, emportant dans la tombe un cold-case éternel, mais pas son secret. 

Lorsque nous nous sommes rencontrés, Patricia voulait rétablir certaines vérités sur celle qui fut sa patronne, Madame Claude, une femme qu’elle admirait pour avoir su s’imposer dans un milieu dominé par les hommes ; elle avait surtout à cœur de voir lui survivre cette part de vérité surgie de l’intime. La vérité d’un père inconsolable.   ...

COLD CASE DU CINÉMA FRANÇAIS En 1984, lorsqu’il est retrouvé assassiné dans un parking de l’avenue Foch, Gérard Lebovici est l’un des grands patrons du cinéma français : agent, distributeur, producteur, éditeur de l’extrême-gauche et de Jacques Mesrine. Grand banditisme, politique, toutes les pistes ont été creusées, sauf les plus intimes. Révélations sur un crime non élucidé. Cinq mars 1984, un lundi. La secrétaire de celui que France Inter qualifiera d’« homme-orchestre du cinéma français » reçoit un appel insistant, qu’elle éconduit : le patron n’a pas le temps. La personne, un homme, rappelle et cite un prénom : « Dites que c’est de la part de Sabrina. » Sabrina, c’est la fille du grand bandit Jacques Mesrine. Gérard Lebovici, qui couve la jeune fille depuis la mort de son père, prend l’appel. Il est 18h30. Certainement reconnaît-il son interlocuteur, toujours est-il qu’il ne montre aucune crainte en quittant ses bureaux, non sans avoir annulé un rendez-vous prévu à 19 heures et prévenu sa femme Floriana qu’il rentrerait un peu plus tard. Dans sa poche, la police retrouvera un petit papier sur lequel il a écrit ces mots : « François. 18h45. Rue Vernet. » Pile l’heure inscrite sur la carte qu’il vient de réceptionner à l’entrée du parking situé en haut de l’avenue Foch, à l’ombre de l’Arc de Triomphe, où il sera retrouvé mort. Maigres indices. Paris, fin des années 1970. Véronique roule en Austin quand elle ne chevauche pas sa moto, en puriste du deux-roues. Blonde, elle frôle les vingt-quatre ans, mais on lui en donnerait vingt.…

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