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Alexandre Hezez
Quand les marchés actions baissent, les professionnels se trouvent souvent confrontés au même questionnement de la part de leurs clients quant à l’irrationalité des marchés financiers. Beaucoup s’étonnent du décalage entre les réactions des marchés et la réalité économique, et « l’exubérance irrationnelle » est souvent le maître-mot des néophytes.
On ne peut pas nier l’existence d’euphories ou encore un mimétisme des investisseurs rassurés par des bulles spéculatives qui s’autoalimentent et croissent artificiellement. Mais ce comportement est-il spécifiquement lié aux marchés financiers ? Les phénomènes de mode augmentent eux aussi la fréquence d’un comportement ou la consommation d’un bien ou d’un service sans commune mesure avec la « réalité ». Même s’il est de bon aloi de stigmatiser les marchés de capitaux, leurs mouvements obéissent à des questionnements plus fondamentaux et objectifs. En premier lieu, les performances boursières ne sont pas nécessairement corrélées aux performances économiques à court terme. La valorisation des actions est aussi fonction des anticipations de bénéfices et du taux d’actualisation des flux futurs (quelle valeur actuelle donnons-nous à un euro perçu dans dix ans par exemple ?). Ce dernier dépend du risque (qui peut être modélisé) et du loyer de l’argent (qui dépend des taux d’intérêt). Ces deux variables explicatives ne sont pas nécessairement en adéquation avec l’état de l’économie mais résultent des anticipations effectuées en fonction des informations disponibles. Ces informations déterminent les scénarios et leur risque intrinsèque. Est-ce pour autant irrationnel ?
Ce découplage n’est pas chose nouvelle. C’est un thème permanent, sur lequel il faut avoir un nouveau regard depuis la grande crise financière et la pandémie. Depuis 2008, les marchés financiers, mais aussi les États et les entreprises, profitent de l’action des banques centrales. Il est aisé de comprendre que si les conditions de crédit sont facilitées, les entreprises pourront emprunter pour créer de la croissance, innover, racheter leurs propres actions et/ou verser des dividendes. Les marchés financiers anticipent-ils une réalité ? Bien sûr que non. Ce qui compte, c’est d’évaluer non pas la situation actuelle, mais la situation consensuelle des mois suivants (à l’instar de l’image du concours de beauté dans la théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie de Keynes). Une crise, quelle qu’en soit la source, peut être rapidement effacée en bourse alors même que ses impacts réels peuvent rester prégnants. Les marchés financiers sont dépendants de la liquidité. L’implication de la liquidité des banques centrales et la baisse de primes de risque sont des catalyseurs essentiels. Pour l’instant, les grandes entreprises cotées ont montré une capacité de résilience importante (60 % de hausse des bénéfices en Europe en 2021).
Du point de vue conjoncturel, on peut cependant se poser la question de l’accélération de la concentration des indices en faveur des valeurs technologiques, qui a exacerbé cette déconnexion. Les valeurs technologiques représentent une part très significative de la capitalisation boursière. Les GAFAM représentent 26 % du S&P 500 (contre 8 % en 2013). On comprend alors que l’une des explications à ce découplage décrié n’est pas la déconnexion elle-même, mais la composition des indices financiers actions qui ne reflèterait plus l’économie dite réelle. Avec 3 000 milliards de dollars de capitalisation, Apple représente actuellement plus que l’indice phare américain, le Russell 2000, qui regroupe les 2 000 petites et moyennes entreprises les plus importantes du pays. Comme en France, avec des sociétés comme LVMH, qui pèse 12 % du CAC 40, les performances boursières viennent aussi récompenser les entreprises qui ont délivré les meilleurs résultats opérationnels.
Les marchés financiers anticipent-ils une réalité ?
Bien sûr que non.
Ce qui compte, c’est d’évaluer non pas la situation actuelle, mais la situation consensuelle des mois suivants.
Les raisons objectives données précédemment – les marchés ont d’une certaine façon toujours raison par définition ! – peuvent se transformer en risque et donc en perte en capital. N’oublions pas que les marchés financiers ont une valeur instantanée presque permanente contrairement à l’immobilier et au Private Equity, par exemple, qui n’ont pas cette liquidité, mais qui ont théoriquement des risques équivalents.
En 2022, il serait -inopportun de penser les banques centrales comme un garant de performance sur les marchés. La stabilité financière est une de leurs missions, mais en aucun cas la hausse continue du prix des actifs. Nous arrivons à la croisée des chemins. Le risque de trappe à liquidité ou de trappe à bulles est devenu un enjeu : trappe à liquidité au sens où le niveau trop bas des taux d’intérêt pourrait provoquer une préférence pour les liquidités et non pour l’investissement. La banque centrale deviendrait alors incapable de stimuler l’économie par la voie monétaire. Le risque de trappe à bulles est présent dans la mesure où le niveau des taux d’intérêt encourage le levier financier et les investissements spéculatifs rapides. Continuer à extrapoler dans le futur sans s’interroger sur les dommages collatéraux de cette politique monétaire serait une erreur. Au vu de la hausse des actifs immobiliers et financiers, de nombreux Américains ont préféré leur fonds de pension au travail, provoquant en partie un vide d’employabilité.
L’action des banques centrales devait se focaliser sur la distribution de crédit pour permettre le refinancement des entreprises malgré un nombre de faillites en hausse. Mais l’enjeu est aussi d’éviter la mise en place d’une bulle spéculative qui pourrait devenir systémique. Des corrections de marché sont nécessaires et souhaitables pour « tuer dans l’œuf » ce risque, qui aurait un impact négatif sur l’économie réelle. Un levier financier trop important augmente significativement la fragilité aux chocs exogènes (risque sanitaire, géopolitique) et la multiplication de projets non productifs et spéculatifs. Certes, les dernières années ont eu tendance à récompenser les investisseurs qui se sont concentrés sur les injections de liquidités abondantes et prévisibles des banques centrales dans les marchés financiers. Mais ce serait une erreur de négliger les dommages collatéraux et les conséquences involontaires de cette politique monétaire.
Actuaire, diplômé de l’ISFA (Lyon), Alexandre Hezez travaille dans les salles de marché depuis 1998. Chief Investment Officer du groupe Richelieu, en charge de la gestion financière, il continue de focaliser ces recherches sur l’allocation d’actifs par le prisme de la macro-économie et des banques centrales.
La déconnexion entre la sphère financière et l’économie réelle est naturelle, mais entraîne des situations fragiles si les écarts s’amplifient. Paradoxalement, l’économie américaine est dépendante des marchés financiers car 75 % du financement des entreprises provient des investisseurs (le reste étant assuré par le crédit bancaire) et le système de retraites leur est directement lié. Une baisse de 40 % du CAC n’aura pas d’impact sur la confiance des ménages alors qu’une baisse de 25 % du S&P 500 aurait des conséquences directes sur le consommateur américain. L’éclatement de bulles – par exemple sur l’immobilier – a aussi un impact durable sur l’économie. Nous avons vu que cette situation était en grande partie liée à la politique monétaire accommodante et à un décalage structurel entre l’économie réelle et sa représentativité dans les indices actions. Les marchés peuvent être exubérants, mais ne reposent pas sur une irrationalité systémique puisque une analyse objective est possible pour expliquer les tendances même si, comme l’écrivait John Keynes, « when the facts change, I change my mind » (quand les faits changent, je change d’avis.) Et les faits peuvent changer vite !
Les marchés financiers doivent aussi avoir cette capacité de favoriser l’innovation et d’accompagner les changements sociétaux. Les nouvelles réglementations encouragent les initiatives. La question sous-jacente n’est pas celle du risque de découplage irrationnel entre les marchés financiers et l’économie, mais bien celle de la possibilité de retour à une normalité d’une croissance pérenne et autonome qui n’aggrave pas les inégalités....
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