Michelle ©Magali Attiogbe

Michelle

Julie Estève

C’est la face B de l’harmonie, son exact contraire : cheveux gras posés sur tête fine, lunette triple, moustache au passage, dentier, cou large vissé dans ventre mou, puis seins à l’abandon, éboulement fessier et jambes pleine d’eau – le tout est retenu par une canne en plastique, c’est Michelle. La concierge. Décrire une personne par le menu, de haut en bas, voilà qui est sacrément dégueulasse. 

Dans l’immeuble, tout le monde le pense – Michelle n’a pas de chance, n’en a jamais eu, n’en aura jamais. Et en plus de son corps bancal, elle est encombrante, bavarde. Elle est folle ! Dingue. Elle raconte vraiment n’importe quoi. Tiens, l’autre jour, sur le pas de sa loge, elle attendait comme d’habitude, impatiente que quelqu’un rentre du boulot, vers six-heures sept-heures, l’heure merde voyez, à cause des enfants à laver, faire à manger, en plus du ménage, les devoirs, une lessive, qui a le temps le soir ? Personne ! On le sait quand on a une famille, on n’a jamais le temps de rien, et le soir ben c’est pire ! Ça se voit qu’elle n’en a pas, Michelle, de famille, elle est seule, elle s’en fout, donc elle attendait, là, devant la porte, à la limite de la rue, si bien qu’on ne peut jamais passer facile, faut s’arrêter, attendre qu’elle décale sa carcasse, ça prend des plombes et on s’énerve en silence, le cœur accélère, on voit le truc arriver, les minutes défiler, la vie raccourcir, elle est comme un péage, voilà, comme un péage, une taxe – la taxe Michelle –, donc elle était là, à son poste, voutée sur sa canne, le visage de tragédienne, mélange de Sarah Bernhardt et de Jim Carrey, voyez, elle attendait de déverser dans n’importe quelle oreille ses histoires à la con, et cette fois il était question de cocaïne, oui, de drogue planquée dans des petits sacs, dans ses bacs de fleurs, dans la cour à côté des poubelles. De la coke plein ses plantes. Elle a raconté qu’elle avait tout balancé dans la cuvette des toilettes, elle a dit ça avec des mots pas dans l’ordre et des grimaces ou des sourires on ne sait pas très bien : tout aux cabinets, elle a ri, j’veux pas d’emmerdes chez moi ! Elle perd la boule complètement, de la blanche dans ses fleurs, n’importe quoi, demain vous allez voir, c’est des lingots qu’elle va trouver sous le paillasson, il est temps qu’elle prenne sa retraite, la pauvre, elle a quel âge d’ailleurs, vous savez, vous ? On sait pas, on peut jamais savoir avec ce genre de physique, entre la petite fille et la très vieille, voyez, allez zou à la retraite ! Et le ménage, vous avez vu ? Le ménage, le ménage, l’absence de ménage je devrais dire, on paye pourquoi, nous, on paye et c’est sale, et les odeurs, mon dieu les odeurs : pas croyables. Dans ces conditions, il faut se poser la question : a-t-on besoin d’une concierge maintenant qu’il y a les boîtes aux lettres, sans parler de la loge, avez-vous vu l’état de sa loge ? Et si on faisait, à la place de Michelle, un local à vélos, ou un local à poussettes ?

Le ménage, le ménage, l’absence de ménage devrais-je dire, on paye pourquoi, nous, on paye et c’est sale ?

Je me demande surtout si on ne pourrait pas agir dans son intérêt, pour son bien. Est-ce légal, déjà, Monsieur Madame, de loger une femme âgée dans un endroit pareil, rien n’est aux normes, nous allons devoir tout rénover, absolument tout – plomberie, électricité, peinture –, ré-agencer l’ensemble, mais à quel prix et dans quelles perspectives ? Il serait peut-être judicieux de se renseigner auprès d’un avocat sur ce qui est possible ou non de faire, sur nos droits, sur les devoirs de Madame Michelle. Pourrait-elle, c’est un exemple, nous attaquer pour logement insalubre ? C’est une question. Je connais un avocat qui saurait nous aider, un ami. Réputé. Compétent. Aux honoraires honorables. Il serait en mesure de nous conseiller sur le placement de Madame Michelle sous tutelle, par exemple, c’est une idée qui n’est pas inintéressante. Elle est de plus en plus vulnérable : tombée plusieurs fois dans les escaliers, col du fémur cassé, côtes fêlées – les arrêts de travail sont à répétition, et puis sa tête, elle n’a plus toute sa tête, cette histoire de cocaïne le prouve, nous devrions la consigner par écrit, avec le reste des choses à redire. C’est pour son bien. Ce n’est pas tout : sa paranoïa m’inquiète. Pas vous ? Moi oui. La semaine dernière, elle était persuadée que des malfrats, c’est le mot qu’elle a employé, malfrats, la traquaient. Qu’ils allaient venir la nuit dans sa loge l’attaquer au couteau pour lui piquer son oseille, tout son oseille, elle a dit oseille, comme si Madame Michelle était pleine de fortune et qu’elle dormait sur un tas de billets. Elle a crié, c’est Monsieur Corsu du premier qui l’a entendue, elle a crié en pleine nuit : foutez-moi le camp ou j’appelle les flics ! Elle a appelé les flics. Trois fois. Mercredi, jeudi, vendredi. Et les flics ont débarqué, à quatre heures dix du matin, les trois soirs, ils ont tapé à ma porte. Quelqu’un – on sait qui, hein –, leur a gueulé dans le combiné qu’une bagarre avec du sang et des cris explosait au quatrième porte face, c’est chez moi, puis que des enfants hurlaient à la mort, encore chez moi, et enfin qu’un feu s’était déclaré, toujours chez moi, pourquoi chez moi ? Mon sommeil est foutu ! Je me demande qui contacter pour la mise sous tutelle, quel juge ? Vu qu’elle n’a personne ni rien, pas de famille pour s’occuper d’elle, je vais rédiger une lettre en ce sens. Garder une dame âgée paranoïaque dans une loge insalubre, non, ce n’est une solution pour personne, je dis ça dans son intérêt – sans compter les économies bien sûr. 

Garder une dame âgée paranoïaque dans une loge insalubre, non, ce n’est une solution pour personne, je dis ça dans son intérêt – sans compter les économies bien sûr.

C’est vrai qu’elle coûte cher et mon mari a perdu son travail l’année dernière, les fins de mois sont difficiles, mais moi je l’aime bien Michelle, elle me rend des services, elle me prend toujours mes colis de chez Amazon et La Redoute, et puis elle a toujours un mot gentil, c’est vrai, elle demande souvent des nouvelles de Jacques mon mari, elle dit : Jacques il tient le coup ? Jacques. Mon Jacques. Il tient pas droit, il est en dépression, il a cinquante-trois ans vous comprenez, retrouver un travail à son âge c’est comme demander à un chat de parler latin, c’est vrai qu’elle cherche des petits boulots pour lui et dépanner et le faire sortir de son cafard, une fois ou deux elle a trouvé un remplacement ici ou là, récupérer les enfants à l’école, ce genre de choses, les cours du soir, les devoirs, Jacques il aime bien ça les enfants, les aider, et il est doué avec eux et en histoire, et en mathématiques c’est un as, mais les enfants ont déménagé et Jacques n’a plus voulu sortir de son lit, moi je l’aime bien Michelle mais c’est vrai, elle coûte cher, c’est vrai.

Le bruit autour de la concierge continua une heure ou deux. Chacun avait une idée, une anecdote, un avis. Personne ne parla de la solitude de Michelle. La solitude des banquises. Un ours blanc sur un morceau de glace. Craqué. Perdu dans la mer. Perdu dans la brume. Enlevez-lui sa loge et l’ours meurt. 

Personne ne parla de la solitude de Michelle. La solitude des banquises. Un ours blanc sur un morceau de glace. Craqué. Perdu dans la mer. Perdu dans la brume. Enlevez-lui sa loge et l’ours meurt. 

Personne ne raconta sa vie pavée de sans – sans famille, sans amour. De cette femme qui achetait des gâteaux aux enfants. Elle les distribuait le soir après l’école. Ils auraient pu parler de ça. Des yeux des enfants avec leurs gâteaux dans la bouche. Des yeux qui ne jugent ni le corps, ni les cheveux, ni l’être. Des yeux simples, gourmands. Ils auraient pu entendre la voix de Michelle – c’est pour vous mes chéris, une voix comme fêlée en deux –, et se demander d’où viennent les voix bizarres, aiguës et mortes, de quels incendies, de quelles catastrophes. Le visage de Michelle était un paysage après la guerre et personne ne parla de son regard qui, depuis des jours, semblait vague, inquiet et sombre. De son sourire qu’elle avait avalé. De ses mots qu’elle mangeait. De son air terrifié. Ni de la souris, gisant, idiote, à côté du paillasson. 

Michelle est morte dans sa loge. Elle resta seule avec sa mort plusieurs nuits. Lorsqu’ils la trouvèrent, elle était recouverte d’enveloppes marrons. Sur chaque enveloppe était marqué le prénom d’un habitant de l’immeuble. Dans chacune d’elle, la concierge avait déposé une liasse de billets. Les billets sentaient la poussière. ...

C’est la face B de l’harmonie, son exact contraire : cheveux gras posés sur tête fine, lunette triple, moustache au passage, dentier, cou large vissé dans ventre mou, puis seins à l’abandon, éboulement fessier et jambes pleine d’eau – le tout est retenu par une canne en plastique, c’est Michelle. La concierge. Décrire une personne par le menu, de haut en bas, voilà qui est sacrément dégueulasse.  Dans l’immeuble, tout le monde le pense – Michelle n’a pas de chance, n’en a jamais eu, n’en aura jamais. Et en plus de son corps bancal, elle est encombrante, bavarde. Elle est folle ! Dingue. Elle raconte vraiment n’importe quoi. Tiens, l’autre jour, sur le pas de sa loge, elle attendait comme d’habitude, impatiente que quelqu’un rentre du boulot, vers six-heures sept-heures, l’heure merde voyez, à cause des enfants à laver, faire à manger, en plus du ménage, les devoirs, une lessive, qui a le temps le soir ? Personne ! On le sait quand on a une famille, on n’a jamais le temps de rien, et le soir ben c’est pire ! Ça se voit qu’elle n’en a pas, Michelle, de famille, elle est seule, elle s’en fout, donc elle attendait, là, devant la porte, à la limite de la rue, si bien qu’on ne peut jamais passer facile, faut s’arrêter, attendre qu’elle décale sa carcasse, ça prend des plombes et on s’énerve en silence, le cœur accélère, on voit le truc arriver, les minutes défiler, la vie raccourcir, elle est comme un péage, voilà, comme un péage, une…

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