Parcours d’une kamikaze

Éric Faye

Le soir du 13 novembre 2015, la France connaît sur son territoire ses toutes premières attaques-suicides. Les kamikazes ne réussissent pas à entrer au Stade de France et actionnent leurs explosifs à l’extérieur, même s’il y a très peu de monde et si leur objectif est manqué : causer de nombreuses victimes dans les gradins, y semer la panique. Une demi-heure plus tard, dans l’Est parisien, un autre kamikaze actionne ses charges sur la terrasse du café Voltaire. Il ne tue que lui-même. Quelque chose d’absurde flotte sur cet acte, comme aux abords du stade où, par chance, les kamikazes étaient arrivés en retard.

La question de l’absurdité plane aussi sur l’attaque-suicide que doit mener Ala, la jeune héroïne tamoule du roman La Sterne rouge, d’Antonythasan Jesuthasan. Et si le moment de l’attentat n’arrive que tardivement dans le cours du roman, c’est que l’essentiel n’est pas cet acte en soi, mais ce qui l’a rendu possible. Car Ala, dans son enfance, ne montrait aucune prédisposition à la violence, a fortiori à cette forme de violence qui consiste à offrir sa vie en sacrifice pour une cause, et à tuer ceux qui se trouvent autour de vous. À lire La Sterne rouge, on en vient à penser que beaucoup de personnes, acculées par les circonstances, encadrées par une organisation poussée dans ses derniers retranchements, pourraient en venir à de tels actes.

Kamikaze, initialement, ne caractérisait pas un acte perpétré par l’homme, mais un phénomène dû à une intervention « divine ». En 1281, lors de sa deuxième tentative d’invasion du Japon, l’armée mongole essuie une violente tempête et décide alors d’abandonner l’archipel. Les Japonais estiment avoir été sauvés par le « vent (kaze) des dieux (kami) ». Certains historiens japonais contemporains relativisent le rôle qu’aurait joué le typhon dans la décision des Mongols de battre en retraite ; toujours est-il que, de 1281 à 1945, plus aucune armée d’invasion ne remet le pied sur le sol nippon. C’est pourquoi, lorsque les troupes américaines s’apprêtent à débarquer à Okinawa, en avril 1945, l’état-major de l’armée impériale recourt massivement aux « kamikazes », censés anéantir la flotte américaine comme, naguère, un typhon avait chassé les jonques mongoles. Trois-mille huit-cents jeunes Japonais sacrifient leur vie ainsi, coulant une soixantaine de navires américains et en endommageant des centaines d’autres.

Soupçonnée d’avoir, avec son frère, aidé des Tigres, Ala est arrêtée, maltraitée, puis délivrée,
et prend la fuite. Le corps de son frère est retrouvé décapité.

Depuis lors, les kamikazes ont fait école. Au Proche-Orient, par exemple. Ou bien chez les séparatistes des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (TLET), qui ont lutté durant un quart de siècle, de 1983 à 2009, pour la création d’un État tamoul détaché du reste du Sri Lanka, dominé par les Cinghalais. Les TLET sont l’une des organisations au monde à avoir eu le plus recours aux attentats-suicides, sinon celle qui en a usé le plus. Il existait au sein de ce mouvement une branche, les « Tigres noirs », créée en 1987, qui était spécialement chargée des attaques-suicides. On estime à plus de trois-cent trente le nombre de kamikazes tamouls qui ont péri au cours de telles attaques, jusqu’en 2009. Le Premier ministre indien Rajiv Gandhi mourut en mai 1991 dans un attentat-suicide commis par une jeune femme des Tigres noirs. Deux ans plus tard, un Tigre noir se faisait exploser dans la capitale Colombo, tuant le chef de l’État sri-lankais, Ranasinghe Premadasa. 

Un tiers des Tigres noirs étaient des femmes. Ala, l’héroïne de La Sterne rouge, n’avait donc rien d’une exception. Les candidats aux missions kamikazes étaient des volontaires, et le roman d’Antonythasan Jesuthasan explore le passé d’Ala, montre avec brio ce qui l’a conduite à accepter de participer à une mission commando qui devait être commise en présence de ministres et d’officiers sri-lankais, lors de l’inauguration d’un pont. Pour la petite histoire, l’auteur de La Sterne rouge, né en 1967 dans le nord du Sri Lanka, est lui-même tamoul. Les pogroms anti-tamouls de juillet 1983, dits du « Juillet noir », le poussent à s’engager dans le mouvement des Tigres alors qu’il est encore adolescent. Ce « Juillet noir », qui vise les Tamouls dans toute l’île de Ceylan, est le catalyseur de la lutte armée. Déçu par l’action des Tigres, Antonythasan Jesuthasan quitte le mouvement au bout de trois ans. Arrêté à Colombo, il est libéré à la faveur de pourparlers de paix et quitte son pays, se retrouve à Hong Kong, vit un temps en Thaïlande puis aboutit en 1993 en France, où il obtient l’asile politique. Il vit alors de divers petits boulots (comme groom à Euro Disney), milite, découvre l’écriture. Antonythasan Jesuthasan publie en 2001 son premier roman, qui s’appuie sur son expérience d’enfant-soldat. Depuis lors, il est l’auteur de vingt ouvrages, dont un recueil de six nouvelles, Friday et Friday (Zulma, 2018), qui parle de la vie en exil. Et si son nom est difficile à retenir pour nous, Européens, son visage est familier du grand public, car Antonythasan Jesuthasan n’est pas seulement auteur, depuis 2011 il est également acteur de cinéma et a tenu le rôle principal dans Dheepan, film de Jacques Audiard qui obtint la Palme d’or à Cannes en 2015. Dans une certaine mesure, il a interprété là le rôle de sa propre vie, en tant qu’ex-combattant des Tigres exilé dans la banlieue parisienne.

Pour partie, La Sterne rouge tient du trompe-l’œil. À quel moment le récit que fait Ala est imaginaire, fantasmé ? Le lecteur le découvrira par lui-même. Toujours est-il que l’attentat-suicide qu’elle doit commettre tourne court car, au dernier moment, un imprévu se glisse dans la réalité : la présence à la cérémonie de l’ambassadeur d’un pays susceptible d’aider les Tigres. L’objectif de l’opération-suicide est modifié ; on demande à Ala de se faire exploser sans faire de victimes, en se jetant contre le parapet du pont, ce qu’elle refuse, car elle a toujours voulu une mort héroïque. Elle refuse l’absurdité de mourir en se « cognant contre un mur, comme une chauve-souris aveugle » et reste en vie, se fait arrêter et va subir deux années d’interrogatoires. Mais le véritable intérêt du roman réside sans doute dans l’examen des racines de la violence. Comment la jeune et innocente Ala, qui n’était aucunement prédestinée à s’engager dans la guérilla, en est-elle arrivée là ? Elle-même s’étonne presque du chemin qu’elle a parcouru : « Comme vous, je suis capable d’affection, d’amour, de désir, d’espièglerie, de compassion. Je m’étais pourtant couverte de puissants explosifs pour mettre le feu à la ville et tuer des centaines de personnes, hommes, femmes, prêtres, enfants… » Dans la prison où elle est détenue pour une peine de trois-cents ans, on lui permet d’écrire. Dans sa cage, la tigresse s’évade par l’écriture. Elle raconte les discriminations exercées par les Cinghalais envers les Tamouls depuis les années 1960. Les petits et les grands pogroms. Elle expose le plan de colonisation cinghalaise dans sa région natale. Son enfance, n’eût été la domination de son ethnie par une autre, aurait pu être heureuse, baignant dans un réalisme magique imprégné de croyances locales, d’hindouisme et du kuttu, le théâtre traditionnel. Mais les causes et les effets de la tragédie s’enchaînent. Soupçonnée d’avoir, avec son frère, aidé des Tigres, Ala est arrêtée, maltraitée, puis délivrée et prend la fuite. Le corps de son frère est retrouvé décapité. Ala se réfugie chez sa tante. Soumise à des violences sexuelles de la part d’un membre de sa famille, elle est secourue par des combattantes des Tigres et rejoint l’organisation séparatiste. L’oppression des femmes, les sévices qu’on leur inflige comptent beaucoup dans la volonté d’Ala de choisir, sinon sa vie, une mort qu’elle veut héroïque. D’où son acceptation à rejoindre les Tigres noirs. La boucle est bouclée. À dix-neuf ans, la jeune fille aimante est devenue une tueuse en série potentielle. 

La Sterne rouge, d’Antonythasan Jesuthasan, traduit du tamoul par
Léticia Ibanez, éditions Zulma, 308 p.

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