La fête des morts, un oxymore typiquement mexicain… Dans ce pays, la finitude de l’existence, le mystère tragique de la mort sont célébrés dans la joie, la musique et les couleurs. À l’occasion des jours qui leur sont dédiés, ceux que nous nommons « les disparus » prouvent là-bas qu’ils restent bien présents parmi les vivants et cheminent à leur côté. Le monde entier voit dans cette exaltation de la mort un trait fondamental de l’identité mexicaine. Les touristes qui viennent assister en nombre à ces festivités sont pour la plupart convaincus qu’il s’agit d’une pratique ancestrale et qu’elle plonge ses racines jusque dans l’univers précolombien. Pourtant, dès que l’on s’en approche et qu’on la considère plus attentivement, cette « tradition » réserve bien des surprises. Et nous donne à réfléchir sur la manière dont les peuples construisent (et inventent) leur prétendue identité…
Lorsque j’ai débarqué l’an dernier à Mexico la veille du Jour des Morts, la ville était déjà pavoisée en orange. Des bataillons de jardiniers s’affairaient pour planter sur les moindres plates-bandes des tapis entiers d’une sorte d’œillet d’Inde orangé qui porte le nom indien de cempasuchil. Chez tous les particuliers, du plus opulent au plus humble, on retrouve les mêmes fleurs sur de petits autels dressés pour l’occasion. La photo des ancêtres trône sur ces constructions éphémères. Des offrandes de pain et des graines d’amarante sont posées devant eux. Des bougies les éclairent afin de guider leur âme errante et l’attirer auprès de leurs proches.
Les ethnologues sont à peu près unanimes. Il n’y a pas de lien direct entre la fête des morts et les rites aztèques.
La cérémonie la plus spectaculaire a lieu à Mexico. Un long défilé de chars colorés se déroule dans le centre historique de la capitale. Il part de l’immense place du Zocalo. Sur ce lieu sacré s’élevait jadis la grande pyramide aztèque de Teotihuacan. Avec ses pierres, les Espagnols ont édifié la cathédrale et le palais présidentiel. J’ai accompagné des amis diplomates qui disposaient de toutes les accréditations officielles pour assister au défilé. Malheureusement, la foule était si dense autour du parcours, que, autorisation ou pas, il était impossible de rejoindre le Zocalo. Les masques anti-covid se mêlaient aux têtes de mort en une joyeuse bousculade. Des militaires débordés refoulaient tout le monde hors du saint des saints. Comme souvent dans les foules, le calme peut succéder à l’agitation sans que l’on comprenne bien pourquoi. C’est ainsi que d’un instant à l’autre, après nous être faufilés entre deux barrières, nous nous sommes retrouvés au milieu de l’immense place vide, à côté d’un petit groupe d’officiels mexicains et de diplomates étrangers, dont l’ambassadeur des États-Unis (personnage incontournable qui porte le nom syncrétique de Ken Salazar…). Pour marquer le début des célébrations, une plantureuse cantatrice entonna l’air envoûtant de la « Llorona ». Des haut-parleurs monumentaux diffusaient dans tout l’espace les lamentos de l’inconsolable défunte. À côté de la chanteuse, une Catrina somptueuse restait muette mais captait tous les regards. Son petit visage d’os était enfoui dans une immense corolle de percale noire, à la manière d’une araignée guettant sa proie au fond d’une toile scintillante.
Une escouade de jeunes scouts en culotte courte attendait pour ouvrir le défilé. Ils brandissaient des étendards colorés qui figuraient les différents États de la Fédération. Au lieu de la frimousse souriante qu’on pouvait leur supposer, ils arboraient des masques mortuaires. Ce rapprochement obscène de la jeunesse et de la mort renvoie, au fond de notre imaginaire, au peu que nous savons des rituels des civilisations du Mésoamérique : les sacrifices humains, les enfants immolés, la chair humaine la plus tendre offerte au sommet des pyramides à des dieux avides de sang.
La cantatrice embarqua dans une décapotable rouge, flanquée d’Anubis, dieu des embaumeurs, figuré par un chien noir à la peau luisante comme une otarie. Puis le cortège s’ébranla. Pendant plus d’une heure, ce fut une procession de corbillards pimpants, de géants tout en os, de vrais pompiers à tête de mort et de ravissantes jeunes femmes prenant des poses lascives devant les photographes et souriant de toutes leurs dents ébréchées.
– À quand remonte cette tradition ? demandai-je à mes amis en essayant de couvrir le tumulte.
Je pensais qu’ils me répondraient en siècles ou en millénaires.
– À 2016, répondit le mieux informé de mes hôtes. Tu as sans doute vu Spectre, le film de James Bond ? Il commence par un furieux combat d’hélicoptères au-dessus de cette place.
– Quel rapport avec le défilé ?
– C’était une trouvaille des scénaristes. Ils avaient imaginé une foule sur la place et pour rendre l’affaire plus pittoresque, ils s’étaient dit qu’un défilé serait spectaculaire.
– Il n’y en avait pas auparavant ?
– Non. L’année suivante, les touristes ont demandé à voir ce fameux défilé. Pour les contenter, les Mexicains en ont monté un en hâte. Depuis lors, ils continuent.
J’avais du mal à accepter une explication aussi prosaïque.
– Avant James Bond, on ne fêtait pas les morts ?
– Si, bien sûr. Dans tout le pays, à la Toussaint, les familles se rendaient au cimetière. Dans certains villages, ce culte a même pris des aspects extrêmes. Les habitants de Pomuch ont par exemple obtenu du pape de pouvoir déterrer leurs morts ce jour-là, afin d’entretenir leur dépouille…
– Les entretenir !
– Les nettoyer, les fleurir. Bref, l’essentiel est que tout cela se faisait de façon dispersée. Ce sont les hommes politiques qui ont transformé cette tradition intimiste en fête nationale.
– À quelle époque ?
– Au moment de la lutte contre l’invasion française.
– Sous Napoléon III ?
– Oui et surtout au début du XXe siècle, avec la Révolution mexicaine. Il fallait créer une identité nationale. On est allé chercher dans le passé du pays ce qui pouvait faire l’affaire.
– Le passé précolombien ?
– Les ethnologues sont à peu près unanimes. Il n’y a pas de lien direct entre la fête des morts et les rites aztèques. Ils pensent que la véritable inspiration se trouve dans l’art macabre médiéval et le catholicisme espagnol. Mais la mythologie du Jour des Morts est une invention d’intellectuels. Ceux qui ont influencé le général Lazaro Cardenas, président du Mexique… juste avant la Deuxième Guerre mondiale. Ils sont allés chercher tout ce qu’ils trouvaient et ont mélangé l’ensemble pour en faire un mythe politique indigéniste et nationaliste efficace. Tout cela n’est pas plus ancien qu’Halloween. D’ailleurs, le lien entre les deux traditions est très étroit et il ne fait que se renforcer.
J’étais un peu désespéré de voir déchoir ainsi ce qui m’apparaissait comme le cœur même de la culture mexicaine. J’avais l’impression d’avoir été berné.
À cet instant, deux superbes Catrinas passaient devant nous, battant coquettement des cils au fond de leurs orbites noires.
– La première Catrina, insista mon impitoyable démystificateur, est née sous la plume d’un caricaturiste appelé Posada en 1912, et Diego Rivera l’a rendue célèbre en 1948. C’est bien jeune pour une tradition millénaire…
J’étais un peu désespéré de voir déchoir ainsi ce qui m’apparaissait comme le cœur même de la culture mexicaine. J’avais l’impression d’avoir été berné. Comme dans un roman de Raymond Roussel, je venais de passer derrière le décor et j’en contemplais les artifices.
– Quand même, m’écriai-je, dans un dernier espoir romantique, la « Llorona »… Ne me dis pas qu’elle ne vient pas du fond des âges ?
– Je te le concède. Ce mythe-là remonte à loin. Cette femme qui pleure les enfants qu’elle a perdus ou tués appartient à la culture indienne. On trouve dans l’histoire de tous les peuples du Mexique, et à toutes les époques, une figure qui se nourrit des thèmes troublants et profondément humains de la fécondité, de l’enfantement et du deuil.
J’étais rassuré d’avoir au moins sauvé quelque chose dans ce naufrage. Nous traversâmes la vieille ville pour regagner les voitures. Je regardais maintenant toutes ces Catrinas, tous ces Charros (la figure masculine qui en forme le pendant), toutes ces Chinas Poblanas vêtues à l’indienne d’un œil réprobateur comme s’ils eussent été autant d’imposteurs, complices du même mensonge. Une fois rentré, mes amis me firent le reproche de ma mauvaise humeur.
– Qu’est-ce que cela change que cette tradition n’ait pas cent ans ? Au contraire, elle est plus vivante puisqu’elle se construit sous nos yeux.
La justesse de cette remarque m’apparut les jours suivants et avec elle un certain vertige devant les figures en abîme de l’identité. Je me rappelai que le thé à la menthe, emblème de l’Afrique du Nord, n’a été introduit par les Anglais qu’au XIXe siècle. Contraints de trouver de nouveaux débouchés pour leur thé, ils le déversèrent sur le Maghreb qui n’en avait pas l’usage. Et pour compenser son amertume, les populations locales y mêlèrent la menthe qui poussait chez elles en abondance. De même le riz brisé qui fait tout le charme de la cuisine sénégalaise et qui constitue la base de recettes fameuses comme lethiof à la saint-louisienne a été introduit par la colonisation française. Troquant le riz du Tonkin contre l’arachide, les Français n’ont gratifié leur colonie africaine que de brisures invendables. Les Sénégalais surent les accommoder et désormais, ils font briser le riz à long grain avant de le consommer.
Tous ces exemples peuvent décevoir les esprits romantiques pour qui seul l’enracinement dans une forme d’éternité donne de la valeur aux traditions. J’y vois plutôt moi aussi un signe de vitalité des peuples et une capacité intacte de l’humanité à créer des mythes et à y croire. Il est vain et même criminel pour ces traditions de vouloir les figer, en faire des absolus. Car elles sont nées de rencontres, d’influences diverses. À vouloir les isoler, on les tue. Il n’est jamais inutile de le rappeler.
Jean-Christophe Rufin
est voyageur, médecin, écrivain et diplomate français, membre de l’Académie française. Ancien directeur d’Action contre la faim, il a été ambassadeur de France au Sénégal et en Gambie jusqu'en 2010. Comme médecin, il est l’un des pionniers du mouvement humanitaire Médecins sans frontières. En 2001, Jean-Christophe Rufin obtient le prix Goncourt avec Rouge Brésil après avoir obtenu le prix Interallié, en 1999, pour Asmara et les causes perdues et le prix Goncourt du premier roman pour L’Abyssin en 1997. Il est également président du comité éditorial de Bastille Magazine.
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