Comment Basquiat a tué Jean-Michel

Textes et photos de Louis Jammes

Il est couché par terre dans le bureau d’Yvon à même le béton de la galerie, allongé face au mur sous une table. Je viens d’apprendre son arrivée. Malade et en manque. Yvon vient de m’appeler. Je dois trouver de la poudre, quelques seringues dans une pharmacie du quartier, avant d’aller nous poser dans sa suite du Crillon. Je le laisserai un peu plus tard à demi-conscient sur son lit en compagnie de Kelle Inman, sa compagne.
À Paris, c’est chez Yvon Lambert, ma galerie depuis mes tout débuts, que JMB réalise sa première exposition personnelle à Paris. La chance, Yvon nous réunit. Ce midi, il est chaussé, pieds nus dans des sabots de bois. Du café du coin où nous venons de déjeuner, 100 ou 200 mètres nous séparent de la galerie. À chaque pas, ses pieds nus se blessent au contact des sabots, sa démarche en devient douloureuse. Ces mêmes sabots sur lesquels Jean-Michel va dessiner sont un cadeau pour Yvon. Sublime cadeau… Je sais combien « Yvonne » adore ces pièces si personnelles. Ils occupent aujourd’hui une place singulière dans la collection Lambert à Avignon.
Le matin, sur la grande table, il dépose des viennoiseries et de quoi satisfaire notre goût pour les drogues. Avec sa voix d’enfant, son extrême douceur, accompagné d’un grand sourire, il m’offre un CD de Nina Simone. The Radiant Child. Jean-Michel apparaît comme un double inversé de Basquiat. Basquiat, le grand peintre, le sorcier, le grand ami d’Andy Warhol qui a participé à façonner son image. Basquiat chérissait Warhol et leur amitié. Sa mort soudaine le laissa désemparé, seul et terriblement triste. 
Je l’ai rencontré quelques années plus tôt à New York. C’est Maripol, célèbre française de Big Apple, amie de Madonna, de Keith Haring, de Kenny Scharf et de toute la bande du Club 57, véritable ruche de la création plastique et musicale new-yorkaise de la fin des années 1970, début 1980, qui a permis notre rencontre. Au téléphone, j’ai réussi à le convaincre. Il me rejoint chez elle. 
Mon regard fixé sur la porte de l’ascenseur du loft de mon amie Marie-Paule que j’ai transformé en studio le temps de ce premier shooting à NYC. J’ai toujours cherché à photographier le plus rapidement possible. Mon décor est prêt, ma lumière installée et réglée, en quelques secondes JMB sort de l’ascenseur et fait face à l’appareil, sourire aux lèvres. Ce même sourire que je découvre sur son visage lorsque s’ouvrent les portes de l’ascenseur. Prêt à appuyer sur le déclencheur, une hésitation me retient l’espace d’un instant. Jean-Michel m’arrête : « Je ne souris jamais sur les photos ! » C’est Jean-Michel que j’ai fini par convaincre d’accepter le shooting, Jean-Michel qui est sorti souriant de l’ascenseur, mais c’est Basquiat que je photographie, et Basquiat ne sourit pas sur les photos.
 

Nouveau shooting à la maison rue Quincampoix, dans mon petit appartement où tout a commencé. Un studio photo de 5 mètres de large et 2 mètres de haut dans lequel je peins, installe mes grands décors de papier et de cartons découpés avant d’y photographier mes amis peintres. Le canapé sur le côté. Je loge à l’intérieur de mes décors. Jean Michel arrive casquette sur la tête. Sur un papier qui traîne sur le bar il écrit : « I see him now. » Pense-t-il à moi ?

 

– Alors, que faisons-nous ?– Ce que tu veux Louis.– Waouh, génial, ce que je veux ?Je veux le voir nu. Nu devant ma caméra, quel plus beau cadeau peut-il me faire ? J’adore sa compagnie, son amitié, sa confiance, je suis aux anges. Je lui demande de dessiner sur du noir afin de superposer ses dessins aux portraits. Il sort un livre de sa poche, Moby Dick. Il l’ouvre, y puise quelques mots. Une corde traîne dans un coin du studio. Cette image de Basquiat à la corde s’impose et, sans vraiment savoir pourquoi, je m’arrête là. Ce sera la seule photo de la séance qu’il verra.

 

C’est le vernissage, suivi d’une fête chez Castelbajac. Dans l’immense appartement, le temps de saluer Robert Combas, JMB se réfugie dans la chambre de Jean-Charles. Il ne veut voir personne de ce Tout-Paris venu le rencontrer. Il préfère s’échapper et plonge dans un semi-coma. Jean-Charles, inquiet, appelle un médecin. Je sors de la chambre et me souviens d’une rencontre avec le couple Picasso, Helmut Newton vante mon travail photographique, Agnès B est là aussi. À son réveil, Jean-Michel veut bouger, fuir la fête. La voiture du Crillon et son chauffeur nous attendent. Direction les Bains-Douches. Yvon y organise régulièrement des dîners de vernissage.

 

En livrée, casquette vissée sur la tête, le chauffeur du Crillon nous dépose devant les marches des Bains. Paquita, du haut de son perron, nous toise et nous dit : « NON, ça va pas être possible. » Nous voilà tricards aux Bains-Douches ! Je lui explique que nous sommes tous les deux des artistes d’Yvon, mais surtout je lui présente Jean-Michel Basquiat, célèbre peintre new-yorkais dont le vernissage a eu lieu ce soir même à Paris dans la galerie d’Yvon Lambert. « Jean-Michel qui ? Jean-Michel qui ? » répète-t-elle. Paquita est bête à manger du foin, mais ici nous sommes confrontés à autre chose. JMB est noir et tous les jours il se confronte au même racisme ordinaire. C’est aussi l’histoire de ses ancêtres esclaves, des génies du jazz, des grands sportifs, les premiers héros noirs de l’Amérique qui peuplent son œuvre. Basquiat, prince des esclaves, costumes Armani, dreadlocks explosées en couronne sur la tête, sa sublime négritude écrase de toute sa beauté Paquita et ses semblables. Jean-Michel ne dit rien. Direction la Locomotive, un immense club de rock boulevard Pigalle. Tout le monde rentre à la Locomotive, tout le monde sauf nous. Là encore, et ici c’est encore beaucoup plus surprenant, nous nous heurtons à un mur. Nous finirons la soirée seuls au Crillon.

 

 

 
Cinq ou six mois plus tard, le 12 août 1988, on le retrouvera mort à l’étage de son studio new-yorkais, victime d’une overdose. Accident ? Acte manqué ? Suicide ? Un autre de mes amis peintre est mort d’une overdose, et jamais je n’ai su s’il s’agissait d’un suicide ou d’un simple accident. Le Basquiat à la corde, dimension prémonitoire de l’art photographique ? Cette corde que je voyais jusque-là comme la corde de l’esclave devenait après sa mort celle du pendu. Jean-Michel était resté longtemps à Paris, plusieurs semaines. Il me parlait de son éventuelle installation dans le Vermont ou ailleurs. Période difficile pour lui. New York l’avait brûlé aussi rapidement qu’il en avait fait le prince incontesté de l’art contemporain. Je n’ai jamais compris ce que NYC lui reprochait mais sa cote avait déjà beaucoup pâli. Cherchait-il à se renouveler ? Certains imaginent qu’il aurait pu devenir écrivain. La musique aussi l’intéressait, un premier album avait été produit. Jean-Michel Basquiat fut souvent comparé à Rimbaud, tous deux animés de la fraîcheur de la jeunesse, de l’enfance. Conscient de la puissance de son travail, cette mort si précoce allait le projeter dans le fameux club des 27, tels Brian Jones, Jimi Hendrix, Janis Joplin, ou encore Jim Morrison. Le panthéon de la pop culture. Basquiat a-t-il tué Jean-Michel afin de parfaire sa légende ? Je ne m’intéresserai à nouveau à ces négatifs que dix ou quinze ans plus tard pour en tirer plusieurs autres images où je superpose ses dessins aux photos.
Premier étage de la brasserie Bofinger. Au fond de la salle, un peu à l’écart, on aperçoit Marcello Mastroianni. J’adore Paris et ces lieux qui semblent immuables. Notre table est au centre de la salle, parmi d’autres. Il me dit : « Tu vois, je suis le seul Noir. » A-t-il perçu l’hostilité de la table voisine ? En public, Basquiat m’impressionne. Supérieurement beau, personne ne peut l’atteindre.
Dans sa chambre, près de son corps inerte, on trouvera un billet d’avion daté du jour même de sa mort. Un vol à destination du continent noir de ses lointaines origines. Dernier trip dans le berceau de l’humanité qui restera à jamais un songe... Jean-Michel Basquiat était le seul Noir dans cette luxueuse brasserie parisienne, mais surtout le seul Afro-Américain dans le milieu de l’art contemporain. Il est le premier grand peintre noir d’Amérique.
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Il est couché par terre dans le bureau d’Yvon à même le béton de la galerie, allongé face au mur sous une table. Je viens d’apprendre son arrivée. Malade et en manque. Yvon vient de m’appeler. Je dois trouver de la poudre, quelques seringues dans une pharmacie du quartier, avant d’aller nous poser dans sa suite du Crillon. Je le laisserai un peu plus tard à demi-conscient sur son lit en compagnie de Kelle Inman, sa compagne. À Paris, c’est chez Yvon Lambert, ma galerie depuis mes tout débuts, que JMB réalise sa première exposition personnelle à Paris. La chance, Yvon nous réunit. Ce midi, il est chaussé, pieds nus dans des sabots de bois. Du café du coin où nous venons de déjeuner, 100 ou 200 mètres nous séparent de la galerie. À chaque pas, ses pieds nus se blessent au contact des sabots, sa démarche en devient douloureuse. Ces mêmes sabots sur lesquels Jean-Michel va dessiner sont un cadeau pour Yvon. Sublime cadeau… Je sais combien « Yvonne » adore ces pièces si personnelles. Ils occupent aujourd’hui une place singulière dans la collection Lambert à Avignon. Le matin, sur la grande table, il dépose des viennoiseries et de quoi satisfaire notre goût pour les drogues. Avec sa voix d’enfant, son extrême douceur, accompagné d’un grand sourire, il m’offre un CD de Nina Simone. The Radiant Child. Jean-Michel apparaît comme un double inversé de Basquiat. Basquiat, le grand peintre, le sorcier, le grand ami d’Andy Warhol qui a participé à façonner son image.…

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