Dernier automne à Kiev

Tania Sollogoub

Débats & combats

À Kiev, la plus belle saison, c’est l’automne d’or. Dans les rues, on croise des classes dont les enfants portent en bouquets, fiers et heureux, de larges feuilles jaunes et rouges. Le dimanche, les Ukrainiens vont voir les arbres, c’est une sortie que l’on fait en famille et qui marque l’entrée prochaine dans l’hiver. On s’habille bien, on sort les bonnets de laine et les moufles. On se promène avant d’aller boire un chocolat chaud au petit kiosque. On profite des dernières lumières chaudes de l’année, avant le froid. À Kiev, en octobre 2021, chaque chose semblait encore à sa place. Je me promenais avec des amis, en me disant qu’au Japon aussi, on fait cela, quand les cerisiers fleurissent. Au Japon aussi, on va demander de la paix aux arbres.
Juste à côté du métro Université se trouve un square particulièrement beau, d’où l’on peut observer tout le paysage. Deux chaises sont posées sur un promontoire ainsi qu’une table, sur laquelle est dessiné un jeu d’échecs. Les gens viennent jouer, au-dessus des arbres. Au milieu du square, il y a une statue de Gandhi en train de marcher, maigre, s’appuyant sur un long bâton et ceint de son pagne, la dhoti blanche traditionnelle des hommes du Bengale. À Kiev, dans le Square de la Paix, dans le square bien nommé, tout en tournant autour de Gandhi, je me sentais en paix, moi aussi, et cela faisait tant de bien dans un monde qui ne l’était déjà plus.
En repensant à ce dernier automne libre d’Ukraine, je me souviens aujourd’hui de ces lettres que Gandhi a envoyées à Tolstoï. La voix du vieux Russe courait alors d’un coin à l’autre d’une Europe à l’aube d’un grand incendie. L’avocat avait 40 ans, l’écrivain 81. « Monsieur, disait Gandhi dans sa première lettre, écrite au Westminster Palace Hôtel le 1er octobre 1909, Monsieur, permettez-moi d’attirer votre attention sur les événements qui se sont déroulés au Transvaal, en Afrique du Sud, depuis près de trois ans. » Il raconte. L’absence de droits des Hindous, les préjugés, les lois avilissantes… « Nous croyons encore inébranlablement à la doctrine de la non-résistance au mal. J’ai eu le privilège d’étudier vos écrits : ils ont vivement impressionné mon esprit. » Gandhi parle de cette idée si simple, qui seule fait pourtant tenir bon les hommes en prison : la résistance passive peut et doit réussir là où la force brutale ne peut qu’échouer.
Tolstoï répond de Russie le 7 octobre : « Nous menons, ici, la même lutte que vous, là-bas, celle de la douceur contre la grossièreté, de la mansuétude et de l’amour contre l’orgueil et la violence. » Quelques jours plus tard, Gandhi lui écrit à nouveau, lui envoie le livre d’un ami anglais, vivant en Afrique du Sud, et qui raconte le combat des Indiens du Transvaal : « Si nous réussissons, ce ne sera pas seulement le triomphe de la religion, de l’amour et de la vérité sur l’irréligion, la haine et le mensonge. Il est infiniment probable que cette victoire servira d’exemple à des millions d’hommes aux Indes ainsi qu’aux peuples qui, de par le monde, sont opprimés. Certainement, elle contribuera à détruire le parti de la violence. »
Le 15 août 1910, il écrit à nouveau, de Johannesburg, quatre ans avant la Première Guerre mondiale, trente-cinq ans avant Hiroshima. Il raconte que son ami, Hermann Kallenbach, bouleversé par la lecture des Confessions de Tolstoï, a donné son nom à une ferme. C’est là qu’habitent les Indiens engagés dans la résistance passive et c’est là, aussi, qu’est imprimé le journal du mouvement, Indian Opinion. Il y a donc une ferme Tolstoï, en plein milieu de l’Afrique du Sud, qui nourrissait au début du siècle la plus grande surprise à venir de l’histoire : cette capacité qu’ont des hommes quasi-nus à faire plier les empires...
Tolstoï répond très longuement, le 7 septembre 1910, et ce sera sa dernière lettre. Il sent venir la mort, il dit qu’elle approche et qu’il veut faire connaître ses sentiments les plus profonds. En réalité, écrit-il, cette non-résistance n’est rien d’autre que l’enseignement de l’amour, non faussé par des interprétations mensongères. L’amour, c’est-à-dire l’aspiration vers l’harmonie des âmes humaines et l’action qui résulte de cette aspiration – l’amour est la loi supérieure, unique de la vie humaine. Tout homme le sait pour l’avoir senti au plus profond de son âme. Puis Tolstoï rappelle « ce que ne peut ignorer toute créature raisonnable, que l’emploi de la violence et l’amour sont inconciliables ». Mais la civilisation chrétienne tout entière, écrit-il, s’est développée sur la base de ce malentendu évident, étrange, parfois conscient, le plus souvent inconscient : une contradiction entre l’amour, reconnue comme loi première, et la violence, reconnue comme nécessité.
À Kiev, devant la statue de Gandhi, l’automne dernier, je pensais à Tolstoï, à cette Russie-là, et je ramassais des feuilles en me disant que depuis la Marche du sel, nul n’a plus le droit de réfuter la puissance de la non-violence, car ce serait ne pas se souvenir de l’histoire, ne pas comprendre ce qu’elle hurle et enseigne. J’espère que cette statue restera debout.

...

Débats & combats À Kiev, la plus belle saison, c’est l’automne d’or. Dans les rues, on croise des classes dont les enfants portent en bouquets, fiers et heureux, de larges feuilles jaunes et rouges. Le dimanche, les Ukrainiens vont voir les arbres, c’est une sortie que l’on fait en famille et qui marque l’entrée prochaine dans l’hiver. On s’habille bien, on sort les bonnets de laine et les moufles. On se promène avant d’aller boire un chocolat chaud au petit kiosque. On profite des dernières lumières chaudes de l’année, avant le froid. À Kiev, en octobre 2021, chaque chose semblait encore à sa place. Je me promenais avec des amis, en me disant qu’au Japon aussi, on fait cela, quand les cerisiers fleurissent. Au Japon aussi, on va demander de la paix aux arbres. Juste à côté du métro Université se trouve un square particulièrement beau, d’où l’on peut observer tout le paysage. Deux chaises sont posées sur un promontoire ainsi qu’une table, sur laquelle est dessiné un jeu d’échecs. Les gens viennent jouer, au-dessus des arbres. Au milieu du square, il y a une statue de Gandhi en train de marcher, maigre, s’appuyant sur un long bâton et ceint de son pagne, la dhoti blanche traditionnelle des hommes du Bengale. À Kiev, dans le Square de la Paix, dans le square bien nommé, tout en tournant autour de Gandhi, je me sentais en paix, moi aussi, et cela faisait tant de bien dans un monde qui ne l’était déjà…

Pas encore abonné(e) ?

Voir nos offres

La suite est reservée aux abonné(e)s


Déjà abonné(e) ? connectez-vous !



Zeen is a next generation WordPress theme. It’s powerful, beautifully designed and comes with everything you need to engage your visitors and increase conversions.

Top Reviews