Jonny ©Marine Coutroutsios
©Marine Coutroutsios

Jonny got his game

Guillaume Origoni

Migrations et espoirs
À la frontière de la Bosnie et de la Croatie, Guillaume Origoni a rencontré Nasim, alias Jonny, un migrant afghan bien décidé à jouer le « game », le nom que les exilés donnent au jeu de saute-frontières qui, l’espèrent-ils, les conduira à une vie meilleure.
Novembre 2021. Velika Kladusa, à la frontière entre la Bosnie et la Croatie. Erica, une activiste venue d’Italie et volontaire pour l’association No Name Kitchen, nous conduit à Helicopter Camp, un camp sauvage qui métastase sur un terrain vague aux portes de Velika. La police locale nous bloque dès notre arrivée sous prétexte que nous donnons des bonbons aux enfants : « Les bonbons, c’est de la nourriture. Il est interdit de les aider ! »  Nos passeports sont à nouveau photographiés. Une pression courtoise, mais constante. Un jeune homme vient instantanément vers moi au pas de course. Il parle à voix très haute, en anglais, avec un accent aussi prononcé que le mien et, d’un coup de menton, me désigne les flics : « Ces enfoirés t’ont vu parce qu’ils étaient cachés. J’ai essayé de t’avertir, mais c’était trop tard ! » Il les fixe et lâche d’un ton sec, comme s’il crachait du bout des lèvres : « Son of a bitch ! » Puis il se présente : « I’m Jonny ! »
Je me rends régulièrement en Bosnie et chaque fois que j’en repars, je le vis comme une faute. Une faute morale. Le sentiment vivace de laisser ceux que j’ai croisés dans la merde. Et je n’emploie pas ce mot au sens figuré. La Bosnie est l’un des verrous de la route des Balkans, et l’Union européenne délègue à la Croatie le sale boulot qui consiste à bloquer les hommes, les femmes et les enfants qui ont traversé le continent asiatique pour échouer dans les villes frontalières de Bihac ou de Velika Kladusa et tenter le game, c’est-à-dire le passage clandestin en Croatie, en Slovénie puis en Italie. Cette dernière n’est pas particulièrement accueillante, mais applique le droit international, ce que ne font pas les gouvernements croate et slovène. Le game n’a pourtant rien d’un jeu, ou alors il s’apparente à la roulette russe. 
En 2019 déjà, j’étais entré dans le camp de Vucjak, en banlieue de Bihac, et cela m’avait salement marqué : mille hommes dans une jungle faite de tentes, dans la boue, le froid, les excréments humains et animaux (car là où la misère extrême fait son chemin, les chiens errants se reproduisent). Depuis, je me renseignais via mes contacts et je savais que la situation des migrants en Bosnie ne s’arrangeait pas. Au contraire. Les camps gérés par l’Office international des migrations étaient sous tension. Certains ont été réduits en cendres alors que d’autres ployaient sous les problèmes inhérents à la concentration d’êtres humains : violence, maladies, dépression et folie.
Jonny a 29 ans. Il est petit, sec comme un coup de trique, Afghan, catholique orthodoxe et orphelin à la suite d’une vendetta familiale : « Je suis comme toi, mon frère, je prie le seigneur Jésus Christ. » Il a tenté le game plus de quinze fois. Il connaît la zone comme sa poche. Il veut bien que nous – moi-même et le photographe italien Stefano Airiaghi – l’accompagnions ce soir s’il part. Mais rien n’est moins sûr, Jonny doit voir ça avec ses compagnons. 
En attendant sa réponse, nous parlons aux familles qui peuplent Helicoper Camp. La nuit tombe, les feux s’allument à mesure que la température baisse. Il y a beaucoup d’enfants qui crient, jouent, tentent de nous soutirer plus de bonbons. Je m’approche d’un couple avec un tout petit garçon. Le sol est jonché de détritus et la couche de boue avoisine les dix centimètres. La dame me donne une couverture destinée à me protéger des immondices. Ils sont Afghans. Elle était professeure à l’université, lui producteur à la télévision. À l’arrivée des Talibans, ils ont fui et les voilà ici dans l’impasse de la route des Balkans. Leur vie a basculé en une semaine. Ils s’en vont pour le game avec d’autres familles, dans une heure. Nous irons avec eux. Lorsque nous revenons une heure plus tard, ils ne sont plus là, ils sont partis sans nous. Jonny passe derrière nous avec deux acolytes, chacun portant deux sacs à dos et un autre sur le ventre. Harnachés comme des parachutistes. 
 « Tu viens, mon frère ? » Je m’entends lui répondre : « Sure Jonny Boy ! »
Jonny s’inquiète pour nous et préfère m’envoyer un point GPS lorsqu’ils seront tout près de la frontière, d’ici trente minutes, afin que nous les rejoignions : « Si la police t’attrape à nouveau, gros problèmes pour toi. Rejoins-nous dans la jungle dans une demi-heure. » Une demi-heure plus tard, nous serpentons sur une piste. L’obscurité est totale, mais nous y croisons pourtant des tas de familles, en groupe de dix à vingt personnes, qui tentent leur chance, dont celle qui nous a fait faux bond. Nous nous souhaitons mutuellement bonne chance, mais Stefano et moi, contrairement à eux, ne jouons ni notre vie ni celles de nos enfants. Au pire, quelques coups, une amende et une expulsion comme deux journalistes finlandais, pas plus tard qu’hier.
Lorsque nous retrouvons Jonny, il nous explique les règles. Pas de photos, pas de cigarettes et bien entendu pas de lampes frontales. Les policiers ont des jumelles à vision nocturne, autant ne pas leur faciliter la tâche. La frontière croate est à deux kilomètres. Jonny nous l’indique en chuchotant : « Tu vois cette petite route ? C’est la Croatie ! » Puis il attire notre attention sur un point rouge. Ce sont les feux arrière d’une voiture de police masquée par les arbres. Pour Jonny, c’est cuit : « Ces enfoirés nous ont tous repérés. Et toi aussi, mon frère ! Ils ne nous aiment pas. Ils vont nous frapper. Mais ils te frapperont aussi. Tu peux me croire ! » Nous le suivons afin de tenter un autre passage, un kilomètre en aval. 
Ici le danger est différent. Dans la bande de forêt qui précède la frontière, il y a les détrousseurs. On les appelle les Ali Baba. Souvent migrants eux-mêmes, ils grenouillent dans la jungle ou en bordure des frontières et dépouillent leurs compagnons d’infortune au couteau. Jonny le sait et ses amis aussi. Ils décident alors de dormir quelques heures dans ce champ humide. Il ne fait pas encore très froid, cinq ou six degrés. Pour des durs à cuire comme eux, c’est quasiment l’été. Ils tenteront un passage en pleine nuit à l’heure du loup, entre trois et cinq heures du matin. Mais le loup peut attendre dans sa tanière, au chaud dans son véhicule siglé Policija, un café à la main et son smartphone pour passer le temps.

Dans la forêt, il y a les détrousseurs. On les appelle les Ali Baba. Souvent migrants eux-mêmes, ils grenouillent dans la jungle et dépouillent leurs compagnons d’infortune au couteau.

« Aucun joueur n’est plus grand que le jeu lui-même », disait un personnage du film Rollerball.  N’est-ce pas, Jonny ? D’ailleurs, ce soir, Jonny est fatigué. Il se lève, discute avec ses amis et décide de tenter le coup demain ou après--demain. En attendant, il nous demande de le laisser aux abords d’une maison vide qu’il a repérée en bord de route. Il consent à ce que je fasse quelques photos en pause longue. Nous nous donnons l’accolade et quittons Jonny et ses acolytes. Nous lui demandons de ne pénétrer dans la maison qu’une fois que nous aurons le dos tourné. Finalement nous sommes comme tous les Occidentaux. Nous savons tout, ne faisons rien et détournons le regard lorsque les choses deviennent gênantes. 
Dans la voiture, j’enclenche la fonction « sièges chauffants » pour Stefano et moi. Je sélectionne sur le lecteur MP3 un titre du groupe Love and Rockets que j’aime tant. Je n’y avais jamais vraiment fait attention, mais le morceau s’appelle « The Game ». Une fois encore, je vais rentrer chez moi en laissant sur place Jonny et tous ces naufragés de la terre ferme. Plus je me rends en Bosnie et moins j’accepte ma neutralité journalistique. Oui, je me sens coupable et je ramène en France cette sensation étrange que Jonny est un joueur de Rollerball et que moi, je suis de ceux qui organisent la partie. J’ai tout de même échangé avec Jonny mes identifiants WhatsApp. 
En développant mes photos, quelque temps plus tard, je tombe sur les images capturées cette nuit-là. Je me demande où sont Jonny et ses acolytes ? Sont-ils toujours dans cette maison dont ils ont forcé les serrures ? Ont-ils été, pour la énième fois, victimes d’un pushback en règle, avec tabassage, humiliation et racket ? Jonny est-il dans la forêt croate avec ses vingt kilos de paquetage, soit l’équivalent de tout ce qu’il possède ? La seule chose dont je suis certain, c’est qu’il n’est pas retourné à Helicopter Camp. La police l’a rasé et incendié la semaine suivante. Jonny a donc rejoint la cohorte de tous ceux qui m’ont raconté leur histoire.
Pour les gagnants de la mondialisation, les migrants, ce sont de pauvres types sales, chargés comme des mules. Ou pire, des noyés. Notre grille de lecture, forcément distordue, associe l’image du migrant à la vulnérabilité et à la faiblesse. Cette projection n’est que partiellement vraie, car s’il est indéniable que ces femmes, ces hommes et ces enfants sont déchus de la sécurité à laquelle ils ont droit, voir Jonny et les siens pratiquer le game, c’est comprendre que ce jeu maudit est aussi une opération commando. Pour y jouer, il faut un mental d’acier et un corps entraîné. Cela devient carrément infernal d’y jouer avec des gosses.
Deux semaines après mon retour, toujours pas de nouvelles de Jonny. Je pense à lui régulièrement. J’ai immédiatement aimé son côté canaille, sa combativité, son regard à la fois perdu et déterminé. Un cocktail que je n’avais jamais croisé auparavant. Début décembre, une notification apparaît sur mon iPhone : « Salut, mon ami, tu vas bien ? C’est moi, Jonny, tu te souviens de moi ? » Une fois encore, je lui réponds : « Sure, Jonny Boy ! » Jonny got his game. Il est passé en Croatie, en Slovénie et il est maintenant à Milan. « C’était très dur, Guillaume. Oui, très dur. Froid, rien à manger. Mais Dieu merci, nous sommes libres à présent. » Il est toujours accompagné de ses deux compères. Tous trois dorment dehors, dans ce Milan hivernal encore plus froid que les jungles de Bosnie. La gare centrale du chef-lieu lombard, érigée par Mussolini, est le point de ralliement des disgraziati. Je comprends que Jonny veut poursuivre son voyage seul. Il m’explique qu’il va laisser ses compagnons de route pour venir en France. Sa destination finale, c’est la Finlande parce qu’il n’a jamais vu la neige et que c’est un pays doux et riche. Les États européens ne sont pour lui que des images d’Épinal. L’une des difficultés majeures du parcours migratoire est la gestion de la victoire. Lorsque vous êtes seul et isolé derrière les murs de la forteresse, vaincue grâce à la ruse et la force, le chemin vers la fin de l’invisibilité n’est pas achevé. Maintenant, Jonny doit faire quelque chose, n’importe quoi qui lui permette de passer du statut de migrant à celui de citoyen.

Nous sommes comme tous les Occidentaux. Nous savons tout, ne faisons rien et détournons le regard lorsque les choses deviennent gênantes.

Lors de nos échanges, je réalise que l’énergie déployée pour passer en zone libre est une antimatière qui absorbe tout. Y compris la lumière. En d’autres termes, sans aide extérieure, le champ des possibles se restreint, jusqu’à devenir un obstacle au moins aussi grand que le game.
Jonny m’appelle le lendemain. Il est à Vintimille. Il a soudoyé un camionneur pour passer le filtre des carabiniers italiens et des gendarmes mobiles français. Quelques jours plus tard, il m’envoie le point GPS de sa localisation. Le voilà à Sète, où son camion l’a débarqué. « Je veux aller à Paris. Paris c’est beau, c’est bien, peut-être que je peux trouver du travail à Paris. Salut mon ami, mon train arrive. » Je reste sans nouvelles pendant quelques jours. Je le rappelle et j’apprends qu’il est maintenant en Belgique. Il poursuit son voyage vers la Finlande, « pour voir la neige et travailler ». Son passage par Paris n’aura duré que le temps d’une nuit passée dehors. Toujours le froid, toujours la police, toujours la faim et surtout la solitude.
À Bruxelles, des gens l’ont aidé. Il a pu passer trois jours au chaud, avec une salle de bain à disposition et de vrais repas. Jonny a ensuite poursuivi sa route en Hollande. Il n’a pas aimé ce pays et sa langue incompréhensible. Nous avons discuté plus longuement à ce moment-là. Il m’a expliqué que sa famille était riche. Qu’il avait été élevé par ses oncles et ses tantes qui avaient fait main basse sur l’héritage de son père. Ils lui avaient promis la mort s’il revendiquait sa part d’un gâteau qui lui revenait pourtant de droit. C’est pour ne pas être tué qu’il a entamé cette fuite sans fin. C’est peut-être aussi pour ça que son game semble ne pas avoir de but. 
Jonny a pourtant un métier, routier : « I’m truck driver and I like this ! » Mais pour l’exercer, il faudrait être en règle. Pour le moment ce n’est pas possible. Alors Jonny continue sa route. Il renonce à la Finlande, trop chère. Il repart dans l’autre sens au cœur de cette Europe qu’il ne connaît pas plus que je ne connais l’Asie. Le voici maintenant au Luxembourg. Ce pays tolérant où les gens sont gentils : « Good people here, Guillaume ! » Trois jours après, il m’explique, hilare, que même pour un pauvre hère comme lui, ce pays est trop ennuyeux : « Ah, ah, ah, impossible de rester ici. On s’ennuie trop ! » 
Il est désormais concentré sur l’Angleterre et veut la rejoindre à partir de la France. Je lui déconseille fortement d’envisager un départ depuis Calais et je l’entends dire : « Peut-être que tu as raison. La police française est très dure, mon Dieu ! Très violente ! » Il décide donc de se replier sur la Belgique. Son plan est de voler un bateau et de tenter la traversée seul afin de ne pas être accusé de trafic d’êtres humains en cas d’arrestation. Il me fait parvenir via WhatsApp la photo d’un zodiac survitaminé qu’il a repéré. Une embarcation qui semble tout droit sortie de Miami Vice. Il m’assure que ce n’est pas du vol, puisqu’il ne la conservera pas pour en profiter : « Je n’en ai besoin que quelques heures. » 
Jonny n’arrivera jamais à faire démarrer cette Ford Mustang des mers. Le voilà planqué de nouveau à Bruxelles dans un abri géré par une ONG. Il n’y est pas trop mal, il y a de l’eau chaude, un vrai lit et les repas sont assurés. Mais Jonny Boy est un peu désorienté, il ne sait plus où aller. Il cherche une porte d’entrée vers une vie « normale » et une porte de sortie à cette errance perpétuelle. Car Jonny veut une famille, des enfants, une maison. La perspective de l’Angleterre s’éloigne. Pour tenter ce nouveau game entre l’île et le continent, il faut de l’argent, mille euros pour être caché dans un camion ou trois mille en passant par l’équipage des ferries qui assurent la traversée.

Sa destination finale, c’est la Finlande parce qu’il n’a jamais vu la neige et que c’est un pays doux et riche. Les États européens ne sont pour lui que des images d’Épinal. 

La vie de Jonny est comme celle de tous les migrants. Il évolue dans un infra-monde, dans une dimension cachée. Une sorte de métavers grandeur réelle. Chaque jour, nous frôlons cet univers parallèle. Les milliers de Jonny qui hantent l’Europe utilisent les mêmes camions, les mêmes bateaux, les mêmes trains et les mêmes routes que vous et moi. Lorsque nous sommes en cabine, ils sont en soute. Lorsque vous êtes dans votre compartiment, ils sont aux toilettes. Les migrants vous le diront tous : dans chaque gare il y a des passages secrets, mais ceux-ci n’ouvrent pas la voie au monde magique d’Harry Potter. Tunnels, souterrains, wagons en stationnement. Tout est bon pour échapper à la police, au froid et aux rares regards de celles et ceux qui remarquent cette dimension parallèle. Nous allons quelque part, ils fuient un ailleurs.
Mais Jonny est un tough guy, un dur. Il cherche une solution, une idée, un pays, un avenir. Il a repéré sur le net un système de location de longue durée pour l’acquisition d’une motrice de poids lourds. Il faut un dépôt de 40 000 euros pour débloquer l’accès au dernier modèle du camion Mercedes flambant neuf. Jonny a les yeux qui brillent. Il connaît très bien cette machine, il l’a conduite en Afghanistan : « C’est un trrrrrrrrès bon camion, mon ami ! » Ce camion est sa nouvelle porte de sortie. Il est convaincu que s’il parvient à en acquérir un, il pourra travailler et rapidement créer son entreprise. Il connaît bien son travail et les possibilités de développement qu’il offre. Il projette donc de se rendre en Allemagne pour bosser jour et nuit pendant deux ans et réunir le dépôt nécessaire pour sa motrice Mercedes. Mais en ce moment, Jonny est aussi en pleine confusion. Une jeune femme, migrante comme lui, l’a demandé en mariage. Ils se sont rencontrés dans les camps grecs, il y a quelques mois. Elle est venue le voir en prison lorsque les services de sécurité grecs l’avaient incarcéré plusieurs semaines avec d’autres hommes en situation irrégulière. Cette beauté érythréenne de vingt-trois ans lui fait tourner la tête. Son corps et son cœur n’échappent pas au magnétisme de Sarah, alors que sa raison lui murmure : « Point de salut hors du camion Mercedes. » 

 Les milliers de Jonny qui hantent l’Europe utilisent les mêmes camions, les mêmes bateaux, les mêmes trains et les mêmes routes que vous et moi.

Un soir, il décide de se mettre la tête en vacances. Il boit trop. Une bouteille de whisky et un estomac vide donnent rarement des résultats brillants. Voilà donc Jonny qui erre dans les rues de Bruxelles, l’œil torve, il sert aux policiers bruxellois un verbiage anglo-afghan incompréhensible. Il s’écroule dans la rue, risque l’hypothermie, se casse un doigt. Dans le bus, tout le monde regarde ce petit homme comme un clochard. Ils ne savent pas que Jonny a traversé trois continents, seize pays. À pied, en voiture, en camion, en train ou en bateau. Souvent avec la police, les militaires ou les douaniers au train.
De retour dans son foyer belge, il se repose et rit de son escapade alcoolisée : « Oh Guillaume, j’étais comme un super clochard, ah, ah, je suis cinglé ! » Pour le moment, il planifie son passage en Allemagne, prévu dans quelques semaines. Nous verrons bien si, une fois arrivé à Hambourg, il pourra, à coup de cinquante balles par jour et au noir, trouver les fonds nécessaires pour s’offrir son Mercedes Truck.  Une chose est sûre, il ne remettra jamais les pieds en Afghanistan, « jamais, jamais, ni moi, ni mes enfants ! ». Sa famille veut sa peau, les talibans veulent sa peau, la société le voit comme un paria en raison de sa conversion au christianisme.  Dans Le Pas suspendu de la cigogne, le cinéaste grec Theo Angelopoulos pose cette question : « Pourquoi part-on ? À quel moment cesse-t-on d’être ici pour être ailleurs ? »
Jonny Boy est parti pour être libre, pour que ses choix ne soient pas dictés par d’autres. Il a renoncé à l’insécurité certaine pour la liberté hypothétique. Lorsque je l’ai rencontré dans la jungle bosniaque et qu’il m’a autorisé à le suivre dans son game, j’ai tout de suite compris que cet homme ne s’en laisserait jamais compter. Car Jonny n’a peur de rien, mais n’est pas arrogant. Il est endurant, mais pas vantard, combatif, mais pas violent, individualiste, mais généreux. Afin que je puisse revenir avec un bon reportage, Jonny m’avait demandé en chuchotant s’il voulait que nous nous approchions au plus près de la frontière, malgré l’impossibilité de la franchir : « Si tu veux, je peux m’approcher avec toi tout près de la frontière. Mais c’est dangereux. Tu dois savoir qu’il y a plein d’Ali Baba. Ils te frappent pour te voler et ensuite te livrent à la police croate. Mais si tu veux, on y va, et s’il y a de la bagarre, je serai avec toi, mon ami ! » 
C’est un peu idiot, bravache et immature, mais peu de personnes sont prêtes à vous accompagner au contact du danger. Ça crée forcément des liens. Ce lien est aujourd’hui réel et bien que Jonny ait fini par vaincre le triste jeu des réfugiés de Bosnie, sa partie est toujours en cours. Mais le petit Afghan au verbe haut n’est pas un simple pion sur l’échiquier. Malgré la misère et la solitude qui pèsent sur ses épaules, Jonny Boy se joue des règles souvent absurdes et circule sur les diagonales du fou qu’il a lui-même tracées. Elles prennent racine dans son Kaboul natal et se projettent jusqu’à sa terre promise du moment, dans les environs de Hambourg. Jonny, ou plutôt Nasim, de son vrai prénom, n’est pas une statistique. Pas plus qu’un sujet de débat pour apéro. Nasim est forcément notre frère de Kaboul. Nasim veut avoir les mêmes problèmes que moi, que nous, que vous. Penser à lui m’empêche encore de dormir. Comme l’écrivait Amartya Sen : 
« Qu’est-ce qui devrait nous tenir éveillé la nuit ?
Les injustices que nous pouvons réparer.
Les tragédies que nous pouvons prévenir. » ...

Migrations et espoirs À la frontière de la Bosnie et de la Croatie, Guillaume Origoni a rencontré Nasim, alias Jonny, un migrant afghan bien décidé à jouer le « game », le nom que les exilés donnent au jeu de saute-frontières qui, l’espèrent-ils, les conduira à une vie meilleure. Novembre 2021. Velika Kladusa, à la frontière entre la Bosnie et la Croatie. Erica, une activiste venue d’Italie et volontaire pour l’association No Name Kitchen, nous conduit à Helicopter Camp, un camp sauvage qui métastase sur un terrain vague aux portes de Velika. La police locale nous bloque dès notre arrivée sous prétexte que nous donnons des bonbons aux enfants : « Les bonbons, c’est de la nourriture. Il est interdit de les aider ! »  Nos passeports sont à nouveau photographiés. Une pression courtoise, mais constante. Un jeune homme vient instantanément vers moi au pas de course. Il parle à voix très haute, en anglais, avec un accent aussi prononcé que le mien et, d’un coup de menton, me désigne les flics : « Ces enfoirés t’ont vu parce qu’ils étaient cachés. J’ai essayé de t’avertir, mais c’était trop tard ! » Il les fixe et lâche d’un ton sec, comme s’il crachait du bout des lèvres : « Son of a bitch ! » Puis il se présente : « I’m Jonny ! » Je me rends régulièrement en Bosnie et chaque fois que j’en repars, je le vis comme une faute. Une faute morale. Le sentiment vivace de laisser ceux que j’ai croisés dans la merde. Et je n’emploie pas ce mot au sens figuré. La…

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