Les médias peuvent-ils encore être indépendants ?

Nathalie Sonnac

Débats & combats

L’étude de la concentration est classique en économie industrielle. Les entreprises cherchent à croître et à gagner des parts de marché supplémentaires. Pour cela, elles fusionnent ou achètent des concurrents pour réaliser des économies d’échelle et bénéficier de synergies. L’extension de leurs activités leur permet également d’atteindre une taille critique pour prendre le leadership dans leur domaine. Le rôle des autorités de régulation consiste à garantir l’exercice de la concurrence en assurant la présence d’un nombre suffisant d’acteurs, moins pour éviter les positions dominantes que pour interdire leur abus qui se traduirait pour le consommateur par une hausse des prix voire une baisse de la qualité des produits.
Dans le monde médiatique, à la problématique du pouvoir économique concentré entre les mains de quelques-uns s’ajoute celle de l’influence politique. La majorité des médias dans tous les pays occidentaux appartiennent à des entreprises privées qui ont des intérêts spécifiques à défendre. Dans Médias et démocratie, le grand malentendu (Presse de l’Université du Québec, 2009), Anne-Marie Gingras analyse les liens de dépendance entre médias et pouvoirs politiques et économiques. Les propriétaires pourraient être tentés d’influencer le contenu éditorial. Ils disposent pour cela de plusieurs moyens, comme la censure pour protéger leur image, la surveillance active des contenus publiés ou encore l’abolition du mur entre la rédaction et la publicité.
La presse écrite et le secteur de l’audiovisuel, ou encore le milieu de l’édition, participent à la fabrique de l’opinion. Ils concourent à la vie démocratique, à la confrontation des idées, notamment politiques. La question de leur propriété capitalistique est donc particulièrement sensible. Depuis plusieurs mois, on observe aux États-Unis et en Europe des vagues d’acquisitions et de fusions d’entreprises dans ces secteurs, avec, de surcroît, la prédominance des plateformes numériques. En France, ce phénomène n’a pas échappé aux sénateurs, qui, par le biais d’une commission d’enquête ouverte fin novembre 2021, ont souhaité mieux le comprendre et en évaluer les conséquences, notamment sur le fonctionnement de la démocratie.

Pour préserver le pluralisme des rédactions,
il faut de l’argent, beaucoup d’argent.
L’information coûte cher à produire,
à collecter, à vérifier.

À ce stade des auditions, il ressort que la prochaine réglementation devra s’accommoder de deux injonctions a priori contradictoires. La première consistera à accepter, enfin, de considérer les médias comme des entreprises à part entière. Le secteur de l’audiovisuel français pèse à lui seul plus de 10 milliards d’euros et représente 100 000 emplois. Il est créateur de richesses et d’innovations. Pour préserver le pluralisme et l’indépendance des rédactions, il faut de l’argent, beaucoup d’argent. L’information coûte cher à produire, à collecter, à traiter, à vérifier. Une bonne enquête demande du temps avant de pouvoir être publiée. Mais depuis plusieurs années, les médias traditionnels, en particulier la presse écrite, rencontrent des difficultés structurelles : ce sont des économies à coûts fixes, dont les dépenses sont de plus en plus élevées et les recettes toujours moindres. Touchée de plein fouet par la modification des usages – 62 % des Français s’informent en ligne et les deux-tiers des plus jeunes sur les réseaux sociaux, la presse imprimée perd ses lecteurs et ses annonceurs qui tendent à se déplacer massivement vers le numérique : en dix ans, les recettes publicitaires du print ont chuté de près de 70 %.
L’univers informationnel dans lequel nous, consommateurs, évoluons, est numérique et mondialisé. Selon l’Observatoire européen de l’audiovisuel, en 2020, Disney+, Netflix, Amazon Prime Vidéo et Apple contrôlent à eux quatre 70 % des abonnements des services de vidéo à la demande en France. La vente de livres en ligne a été la première activité d’e-commerce d’Amazon, devenue depuis la plus grande bibliothèque mondiale. YouTube, plateforme culturelle et éducative de premier plan, se place en concurrence directe avec toutes les chaînes de télévision, siphonnant leurs spectateurs et leurs recettes publicitaires. Face aux GAFA qui ont investi 100 milliards de dollars dans les contenus en 2021, le vieux continent va devoir faire preuve d’audace et de créativité pour permettre à des groupes européens d’exister sur la scène internationale. Le soft power européen doit être encouragé par de véritables politiques publiques.
La deuxième injonction consiste à ne pas oublier que si les médias sont des entreprises à part entière, ce sont aussi des entreprises entièrement à part. L’information n’est ni une automobile ni un pot de yaourt. Dans ce secteur sensible, la concentration a une incidence sur la vie de nos démocraties, fragilisées quand le nombre de journalistes diminue, quand la liberté d’expression n’est pas garantie par un cadre réglementaire ou une autorité indépendante, ou quand le pluralisme des opinions et la diversité des canaux de diffusion sont insuffisants. En s’interrogeant légitimement sur les acquisitions ou les rapprochements entre entreprises médiatiques, comme TF1-M6 ou Editis-Lagardère Publishing, il ne faudrait pas que la commission sénatoriale se trompe de cible et commette la même erreur qu’en 1984 : déboucher sur une loi visant un seul patron de presse, à l’époque le tout-puissant Robert Hersant – dit le Papyvore – qui régnait sur la presse quotidienne régionale et possédait France Soir, à l’époque plus fort tirage des quotidiens nationaux.
Dans l’univers médiatique, plusieurs titres d’obédiences politiques distinctes peuvent appartenir à un même propriétaire. Si le marché est alors qualifié de concentré, le pluralisme peut tout de même être assuré. La conjugaison d’injonctions a priori contradictoires est l’une des complexités majeures de ce secteur : comment concilier logique économique et impératif de préservation du pluralisme des courants de pensée et d’opinion, vital pour le débat démocratique.
Le volet plurimédia du dispositif actuel anti-concentration s’inscrit dans le cadre de la loi de 1986, qui vise à garantir la liberté d’expression dans le secteur audiovisuel. Mais sa mesure est évaluée en silo, appréciant séparément audiences des titres de presse quotidienne, des radios et des chaînes hertziennes. Considéré par tous comme désuet, il est représentatif d’une époque où la concurrence se jouait entre quelques chaînes. Aujourd’hui dépassé, le cadre de la régulation doit être impérativement révisé, à l’aune de l’appréhension d’un écosystème étendu et rendu plus complexe.
Nathalie Sonnac,
professeure à l’Institut français de presse de l’université Paris II Panthéon-Assas, présidente du comité d’éthique pour les données d’éducation, a été membre du Conseil supérieur de l’audiovisuel (2015-2021).
Pour y répondre à l’ère des réseaux, plusieurs pistes sont ouvertes. La délimitation des nouvelles frontières géographiques de la consommation d’information, ce que les économistes appellent le « marché pertinent » de l’information. Une réglementation originale qui prendrait en compte les nouveaux usages, n’appréciant plus les secteurs en silo mais dans leur globalité. À cet égard, les travaux de l’universitaire Andrea Prat sont particulièrement intéressants. Il propose le calcul d’un indice de puissance médiatique global, avec un indicateur similaire à celui de la concentration des médias, basé sur la part d’attention. Dès lors, médias traditionnels, pure players, plateformes et réseaux sociaux pourraient être embarqués ensemble. Une autre réponse possible à la concentration est la création de fondations. À but non lucratif, elles permettent à la fois de sortir de la pure logique de marché et de séparer les détenteurs du capital de la gouvernance. Sur Internet fleurissent des médias avec des structures nouvelles de financement, de Mediapart, dont le capital repose sur un fonds de dotation, au site d’information indépendant Blast, dont le statut juridique est celui d’une société coopérative d’intérêt collectif, financée par du crowdfunding. Un modèle économique fragile dont la pérennité est encore incertaine.

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Débats & combats L’étude de la concentration est classique en économie industrielle. Les entreprises cherchent à croître et à gagner des parts de marché supplémentaires. Pour cela, elles fusionnent ou achètent des concurrents pour réaliser des économies d’échelle et bénéficier de synergies. L’extension de leurs activités leur permet également d’atteindre une taille critique pour prendre le leadership dans leur domaine. Le rôle des autorités de régulation consiste à garantir l’exercice de la concurrence en assurant la présence d’un nombre suffisant d’acteurs, moins pour éviter les positions dominantes que pour interdire leur abus qui se traduirait pour le consommateur par une hausse des prix voire une baisse de la qualité des produits. Dans le monde médiatique, à la problématique du pouvoir économique concentré entre les mains de quelques-uns s’ajoute celle de l’influence politique. La majorité des médias dans tous les pays occidentaux appartiennent à des entreprises privées qui ont des intérêts spécifiques à défendre. Dans Médias et démocratie, le grand malentendu (Presse de l’Université du Québec, 2009), Anne-Marie Gingras analyse les liens de dépendance entre médias et pouvoirs politiques et économiques. Les propriétaires pourraient être tentés d’influencer le contenu éditorial. Ils disposent pour cela de plusieurs moyens, comme la censure pour protéger leur image, la surveillance active des contenus publiés ou encore l’abolition du mur entre la rédaction et la publicité. La presse écrite et le secteur de l’audiovisuel, ou encore le milieu de l’édition, participent à la fabrique de l’opinion. Ils concourent à la vie démocratique, à la confrontation des…

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