Une Allemagne secouée par des attentats en 2025, où Angela Merkel a quitté le pouvoir sous les huées, où un parti nationaliste est arrivé aux affaires ; une Allemagne dont les citoyens boudent les urnes. Une Allemagne où le pouvoir ne pense plus qu’à faire adopter des « packs d’efficience ». C’est celle de Cœurs vides (Actes Sud), roman de Juli Zeh, écrivaine à succès outre-Rhin, qui met en scène la crise profonde de nos démocraties et désigne un responsable.
Le futur proche a la cote en littérature depuis quelques années. La Néerlandaise Anna Enquist nous a projetés, avec Quatuor, dans un monde où le pouvoir jugeait la culture inutile et soumettait tout au principe de rentabilité ; Boualem Sansal s’est aventuré en 2084 ; Michel Houellebecq, après Soumission, qui prédisait la victoire d’un parti musulman en France, récidive cette année avec Anéantir, en s’installant en 2027.
Juli Zeh, née en 1974 à Bonn, n’est pas en reste. En 2009, avec Corpus Delicti – Un procès (Actes Sud), elle imaginait une société soumise en 2057 à une dictature sanitaire où les humains poussent à l’extrême leurs penchants à l’optimisation et où la maladie passe pour un dysfonctionnement, un échec. La revoici maintenant, avec Cœurs vides, dans une Allemagne bien plus proche de nous, dans trois ans, mais il faut avoir à l’esprit que le roman a été publié en 2017, alors que Merkel était encore chancelière, alors que l’accueil de centaines de milliers de réfugiés en Allemagne, deux ans plus tôt, provoquait par contrecoup une montée de l’extrême droite : le mouvement Pegida (Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident) poursuivait ses manifestations et le parti AFD s’implantait électoralement, notamment dans l’ex-RDA.
Futur proche, donc, et Juli Zeh récuse, pour Cœurs vides, l’étiquette de dystopie. Comme elle le dit à Bastille Magazine : « Il n’est pas tant question de l’avenir que d’une allégorie de notre état d’esprit actuel. » Car, pour elle, la littérature a une fonction d’alerte, d’éveil des consciences. Et ce qui lui paraît menacé aujourd’hui, c’est la vitalité de la démocratie. Elle dit avoir voulu « plutôt montrer combien il est difficile, dans un monde sans cadre métaphysique clair en tant que société, de se doter d’une boussole morale ». En tant que juriste, Juli Zeh s’intéresse de longue date à l’état de santé de nos démocraties ainsi que de l’État de droit. Dans Atteinte à la liberté – Les dérives de l’obsession sécuritaire, essai coécrit en 2009 avec Ilija Trojanow, elle développait en Allemagne une réflexion voisine de celle qu’a menée en France François Sureau dans son essai Sans la liberté (Gallimard). Ou comment, sous couvert de renforcer l’efficacité de l’État, nous acceptons un recul des libertés au nom de la défense des libertés, face aux menaces terroristes.
Avec Cœurs vides, Juli Zeh s’attaque à la défiance que nourrissent les citoyens du XXIe siècle vis-à-vis de la démocratie. Depuis 2017, année de parution du roman en Allemagne, elle n’est pas devenue plus optimiste : « Malheureusement, je ne trouve pas que les problèmes aient été résolus en aucune façon, ni même qu’il y ait eu une amélioration. Au contraire, de plus en plus de citoyens et de citoyennes en ont ras le bol de la politique, ils perdent confiance dans les institutions et développent en même temps une hyper-moralité en public et sur les réseaux sociaux. Je suis vraiment très triste de voir à quel point nous sommes oublieux de nous-mêmes et oublieux de l’histoire dans notre relation avec notre système démocratique. » Et de fait, dans Cœurs vides, un sondage montre qu’entre un lave-linge et le droit de vote, 67 % des personnes interrogées choisiraient la machine à laver. Quinze pour cent se disent indécis et seulement 8 % penchent pour le droit de vote. Au fond, le livre de Juli Zeh est une charge contre une opinion publique qui boude de plus en plus les urnes et laisse le champ libre aux populistes. Britta, personnage central du livre, a la nostalgie d’une époque où « (…) loin de faire partie du paysage, Trump était encore un scandale – ; les concepts tels que le pluralisme, l’égalité, l’intégration avaient encore une signification ».
C’est le roman de nos temps désabusés, un de ces livres qui dérangent tant ils sonnent juste.
« Dans le roman, ce ne sont pas les mouvements populistes de droite qui sont la cause du vacillement des démocraties. Le problème est plutôt que les citoyens dans leur ensemble se sont détournés de la démocratie – sans même vraiment s’en rendre compte », explique Juli Zeh. L’un des « personnages » importants de Cœurs vides a pour nom Lassie. Or, Lassie n’est pas un humain, mais un… algorithme. Dans l’imaginaire, Lassie nous renvoie au titre du roman pour la jeunesse d’Eric Knight, Lassie, chien fidèle. Et de fait, cet algorithme sert avec abnégation les humains, en l’occurrence aux employés de la société de Britta, Le Pont, en repérant sur le Net et les réseaux sociaux les candidats au suicide. Sauf qu’on peut se demander si cet algorithme est bien un chien fidèle, ou si ce n’est pas l’inverse : si les humains ne sont pas asservis par leur création mathématique. Là aussi, Cœurs vides a valeur d’avertissement, et Juli Zeh tire le signal d’alarme. « Nous n’avons pas conscience de l’impact qu’ont les algorithmes sur la vie de chacun et à quel point ils sont un instrument puissant et difficilement contrôlable, explique-t-elle. Nous aurions besoin de toute urgence d’acquérir un savoir-faire approprié, au sein de notre classe politique, et de concepts de réglementation à même de protéger efficacement les libertés des citoyens à l’ère numérique. C’est clairement le devoir de l’État. Dave Eggers (romancier américain, ndlr) montre dans ses livres – dystopiques – quelle direction nous risquons de prendre si nous croyons devoir tout abandonner aux mécanismes du marché. » L’algorithme n’est pas un danger en soi, tout est fonction de ce qu’on décide d’en faire, en somme, et la classe politique ferait bien de se dessiller les yeux et de regarder en face les dangers de l’ère moderne.
Dans la démocratie encrassée et sans perspective de Cœurs vides, les algorithmes comme Lassie prennent le pas sur la volonté des citoyens. La société Le Pont, une fois repérés les candidats au suicide, s’emploie à leur redonner goût à la vie ; lorsqu’elle n’y parvient pas, elle tâche de donner du sens à leur mort et leur suggère de devenir kamikazes en choisissant la cause pour laquelle ils veulent en finir. Pour la défense des animaux, répond Julietta, candidate au suicide. Puisque la vie en démocratie n’a plus de sens, autant donner un but à sa mort… Et avec Le Pont, on choisit lequel, un peu comme, à la caisse de votre supermarché, vous pouvez arrondir l’addition en donnant une petite somme pour la cause de votre choix.
Est-ce pour cette description d’un Occident sur la fin, spenglérien, que Cœurs vides a été présenté par le magazine Die Zeit comme une « réplique » à Soumission, de Houellebecq ? Juli Zeh rejette sans ambiguïté ce parallèle. Elle ne veut pas jouer sur les peurs de ses lecteurs et lectrices, mais au contraire titiller ces derniers, éveiller leur conscience. De fait, le roman réserve une lueur d’espoir, quand Britta se demande si, pour préserver la démocratie, la fin justifie les moyens. Non, contrairement à ce qu’a pu écrire le Frankfurter Allgemeine Zeitung, Cœurs vides est loin d’être seulement un divertissement. C’est le roman de nos temps désabusés, un de ces livres qui dérangent tant ils sonnent juste. Et Juli Zeh nous livre au détour de ses pages des passages magnifiques, servis par la traduction fluide de Rose Labourie. Comme lorsque Britta se met à voir clair en elle-même et entrevoit soudain sa conscience : « Au fond d’elle s’ouvre une trappe qui cache une grande pièce sombre où elle n’est pas descendue depuis longtemps. À côté de la trappe, il y a un panneau : “Réserve de principes – accès limité aux personnes autorisées.” Britta a toujours été convaincue que cette pièce était parfaitement vide et qu’il n’y avait aucune raison d’aller regarder les stocks. »
Cœurs vides de Juli Zeh (traduit de l’allemand par Rose Labourie), éditions Actes Sud (2022), 286 p