#Stand with Kourkov

Hubert Artus

Dès le 25 février, Andreï Kourkov tweetait pour dire au monde l’agression, la panique, et peut-être l’ombre de la mort : « Les explosions se sont intensifiées à partir de 6 heures du matin. Un bloc d’immeubles brûle à Pozniaky. Tous les soldats ou gardes-frontières sur l’île de Zmeiny près d’Odessa sont tués par les Russes. Ailleurs, l’armée ukrainienne se bat. » Très vite, il n’a plus gazouillé. Le 27 février, au quatrième jour de l’invasion russe et de la guerre, les dernières nouvelles que nous avons eues de Kourkov, via sa maison d’édition française Liana Levi, le disaient en partance pour l’ouest de l’Ukraine, cherchant à mettre sa famille à l’abri. Installé à Londres une partie de l’année, l’écrivain ukrainien avait toujours une résidence à Kiev. 

On ne pense pas à l’avenir quand débute une guerre. On pense au présent, à l’urgence, à survivre. Et à savoir. Or, les romans de Kourkov (treize sont traduits en France) sont de ceux qui, depuis vingt ans, nous ont donné la température de la frontière. Celle qui sépare l’Ukraine de la Fédération de Russie. La période de la toute-puissance soviétique et l’effondrement d’après. La raison et la folie. Mondialement connu pour ses fables satiriques (Le Pingouin, Le Dernier amour du président, Le Jardinier d’Otchakov ou Laitier de nuit), mais aussi son Journal de Maïdan en 2014, Kourkov voyait son dernier livre paraître en France au début du mois de février : Les Abeilles grises. Deux semaines avant que tout ne tremble.

Désormais, la lecture de ce roman s’impose plus encore : il débute dans la « zone grise », ces terres ukrainiennes occupées par les séparatistes pro-russes depuis 2014. Le décor n’est que checkpoints, barbelés, casemates abandonnées et routes délabrées. D’un côté : l’armée ukrainienne. De l’autre : des milices séparatistes pro-russes. Au milieu : un village que tout le monde a quitté, sauf Sergueïtch et Pachka. Le premier, apiculteur depuis toujours, est fidèle à son Ukraine natale, le second est plutôt pro-russe. Vous qui lirez ce livre après avoir refermé ce numéro de Bastille, vous vous demanderez forcément ce qu’ils feraient actuellement. Mais dans le roman, tous deux attendent que le destin tranche, et comptent les points en additionnant les verres de vodka. Et si Sergueïtch se décide à changer d’air, c’est pour ses abeilles, qu’il va emmener butiner en zone démilitarisée. Pendant trois saisons, il leur (et nous) fait parcourir plusieurs régions d’Ukraine. Et puisqu’on ne vient plus lui acheter son miel, il le mènera directement au client, d’autant que : « Le saucisson comme les vêtements pouvait varier en prix, alors que le miel, quel qu’il fût, de trèfle ou de sarrasin, gardait une valeur constante. Comme le dollar. » Le miel et les abeilles comme antidotes à la guerre ? Lu après l’actuelle invasion russe, le plan peut faire rire. Mais si vous connaissez le potentiel fantaisiste de Kourkov, vous savez qu’il n’est jamais aussi piquant que lorsqu’il écrit sur un tel contexte. Si vous ne le connaissez pas encore, vous en verrez l’efficacité. 

Il se définit lui-même comme « écrivain ukrainien d’expression russe ».

Les Abeilles grises ressemble à tous les ouvrages de son auteur : un drôle de livre où des personnages déjantés survivent dans un no man’s land local, lequel ressemble au chaos général. Une allégorie du particulier à l’universel qui est le moteur même de la littérature, direz-vous. À ceci près que ce perpétuel va-et-vient correspond à ce que cet écrivain dit et écrit de l’âme ukrainienne elle-même. Nous avons régulièrement vu et interviewé l’auteur, lors de ses passages dans les divers salons du livre en France, et nous nous rappelons ces propos, il y a pile dix ans, lors d’une table ronde au festival Littératures Européennes à Cognac : « Les Ukrainiens sont habitués à vivre dans le chaos et dans une instabilité normale. Il y a toujours des crises économiques, toujours des problèmes politiques. Mais les Ukrainiens s’adaptent toujours. » Nous nous souvenons bien, aussi, de ce rire qui succédait au constat.

En France, Andreï Kourkov fait partie de ces auteurs que nous avions découverts au début des années 2000, lorsqu’ils commencèrent à être traduits en France. Une vague qualifiée à la va-vite « d’écrivains post-soviétiques », dissimulant les difficultés à trouver d’autres points communs que leur passeport à des types aussi différents que l’ancien légionnaire Dmitri Bortnikov (naturalisé Français en 2012), Zakhar Prilepine (romancier post-punk, proche du parti national-bolchévique), le classieux Andreï Guelassimov, l’expérimental Vladimir Sorokine, Viktor Pelevine, Dmitri Bykov, et quelques autres. Une escouade de types nés entre 1955 et 1975, dont Kourkov est resté le plus apprécié – en France comme dans le monde, où il est traduit dans une trentaine de langues. Né en 1961 près d’une ville alors nommée Léningrad, il est devenu ukrainien l’année suivante, quand sa famille s’installa à Kiev, rejoignant les grands-parents qui, eux, y vivaient depuis la période stalinienne. Le père et le grand-père étaient de fervents communistes, le second fut même un héros de l’Armée rouge. Le petit-fils refusa d’adhérer au Parti, et c’est en tant que gardien de prison à Odessa qu’il a effectué ses années de service militaire, période durant laquelle il se mit à écrire des histoires. Pour les enfants, puis pour les grands. Des années après, en 1996, il publia Le Pingouin, son premier roman, traduit chez nous quatre ans plus tard. L’histoire absolument barrée d’un journaliste au chômage qui partage sa vie, à Kiev, avec un pingouin dépressif, sauvé du zoo de la ville lorsque celui-ci ferma définitivement. La fable animalière, hilarante, dépeint les premières années de l’indépendance ukrainienne – acquise en 1991 lors de la dislocation de l’URSS – et la naissance d’une nouvelle oligarchie, les mafias de l’Est, les impréparations institutionnelles. De sorte que la présence en ville d’un nombre croissant d’animaux (ceux du zoo, mais aussi des plaines) ne semble pas plus étrange que les autres événements qui surviennent. Dans Les Pingouins n’ont jamais froid (publié en 2002, traduit en France deux ans après) on retrouve ce même protagoniste, parti à la recherche de son pingouin (en fait, un manchot)… en Tchétchénie, et Kourkov y traitait du conflit. 

Depuis, plusieurs de ses ouvrages ont été composés sur la base du lien entre les hommes et toutes sortes d’animaux (caméléons, morses, perroquets, truites), et tous font mouche pour évoquer l’homo sovieticus. Si vous préférez la politique-fiction, emparez-vous du Dernier amour du président, et vous assisterez à l’exercice solitaire du pouvoir d’un président qui est aussi le frère jumeau d’un schizophrène. Si vous cherchez un faux polar, prenez L’Ami du défunt. Si vous cherchez le Nicolas Gogol ukrainien, de Kourkov vous lirez Laitier de nuit, Le Concert posthume de Jimi Hendrix, ou Le Jardinier d’Otchakov. Enfin, si vous cherchez des écrits très directement en lien avec la guerre actuelle, vous lirez Le Journal de Maïdan, où l’auteur, présent sur les lieux, retraçait l’évolution du mouvement pro-européen de 2014, de la manifestation à la chute du gouvernement de Viktor Ianoukovytch.

Ainsi les compositions de notre homme incarnent-elles la notion de post-soviétique dans toutes ses composantes : actuelles et historiques, géographiques et psychiques, géopolitiques, mais aussi à hauteur d’hommes. Andreï Kourkov est de cette génération qui s’est fait couper en deux par l’effondrement de l’Union soviétique. Il est le plus connu des écrivains ukrainiens, et pourtant… il est russe. Il s’exprime dans les deux langues (en plus de l’anglais et du français, qu’il maîtrise parfaitement), et celle de sa naissance est restée sa langue d’écriture. Mais, arrivé là à l’âge d’un an, il est d’Ukraine par le cœur, et se définit lui-même comme « écrivain ukrainien d’expression russe ». Comme pour nous rappeler qu’il y eut, jadis, des écrivains russes d’origine ukrainienne, dont le plus célèbre s’appelait Nicolas Gogol. La littérature écrit toujours des lignes de partage. 


Les Abeilles grises,
d’Andreï Kourkov, traduit du russe par Paul Lequesne, Liana Levi, 400 p., 23 €.
En France, tous les livres de Kourkov sont traduits et publiés aux éditions Liana Levi.

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