Les yeux de Marioupol

Pauline Clavière

Pauline Clavière ©JF PAGA
« Quoi d’autre ? Si ça ne tenait qu’à moi, il n’y aurait qu’un sujet. Un seul. Le génocide. » Je me souviens des yeux de Gaël Faye se jetant dans les miens, sans filet, comme on saute d’un avion en vol. 
Puisque nous voilà embarqués dans un tourbillon insatiable, un qui nous digère comme autant de poussières valdinguées par le hasard, puisque tout est si incontrôlable, puisqu’il n’est pas de limites à la folie des hommes et à leur inconséquence, alors je me battrai. Toujours, je raconterai. 
Voilà ce que disaient ces yeux-là, lâchés dans les miens.
Je ne m’en suis jamais remise. À bien y penser, je crois que je ne veux pas. Il m’est arrivé de les convoquer de nouveau, ces derniers temps. Depuis que le monde s’est remis à tourbillonner, quand, partout, s’est affichée en despote vainqueur la folie meurtrière d’un homme et son cortège de souvenirs morbides. 
Pour être tout à fait franche, je les ai convoqués, ces yeux, une première fois, dans le train. Mon train, toujours le même, celui qui me raccompagne du cœur de la capitale vers ma Méditerranée. Ils ont surgi à mesure que le paysage s’étirait, digéré par la vitesse et la nuit. Le décor avait presque totalement disparu. Ils étaient là, clairs comme l’eau de cette roche calcaire qui enveloppe la Provence et mon enfance. Ils sont venus se poser sur ces pierres millénaires aux crânes ébouriffés de buissons secs et tenaces, rompus à la sécheresse. Un long moment je suis restée à les fixer, comme je n’avais osé le faire la première fois où ils s’étaient jetés sur moi sur ce plateau de télévision. J’animais alors une émission littéraire durant laquelle Gaël Faye était invité avec Olivia Ruiz. Ils venaient y échanger autour de la guerre et de ses répercussions sur leur travail d’auteur. Ai-je eu peur ? De quoi ? De cette détermination ? De ce qu’elle disait de Gaël ? De son histoire et avec elle, de celle des Hommes ? Une grande inspiration a soulevé ma poitrine et de l’air frais s’y est engouffré. Lorsque ma tête s’enlise, mon corps lui tend la main. Toujours là pour lui rappeler ce que sont les mots et les regards comme celui de Gaël, qui font de la nature humaine un don. La possibilité de raconter. Des résidus de vies, des chocs, des émotions, des pertes remontées à la surface. Sur ce plateau suréclairé, aux yeux de tous, toutes ces choses-là, si intimes et collectives à la fois, ont jailli comme un geyser. 

Au centre de la silhouette frêle, une forme, le doux ovale. Si imperceptible et pourtant déjà tout. L’enfant à naître. 

Le train a ralenti, le paysage a cessé de déguerpir en sens inverse. Les yeux étaient toujours là, incontournables, immobiles. Comme s’ils avaient toujours habité le lieu. Ce no man’s land de garrigue, cet espace que l’on se contente de traverser habituellement, de balayer vaguement du regard, distrait par mille et une pensées concurrentes. Je voudrais leur suggérer de rester un peu par ici, sous le ciel ocre de chez nous, au calme. Une fois le soleil couché, la température sera un peu fraîche bien sûr, mais les odeurs de thym, de lavande et de terre chaude ressurgiront et là, ce sera quelque chose. Quelque chose de formidable, de quoi bercer le cœur. Mais les yeux ne sont pas convaincus, ils restent fixes, toujours aussi droits dans les miens, dans leur grandeur surnaturelle. Ils semblent attendre. Je leur souris. Rien. Ils demeurent inflexibles. Ce n’est pas cela, pas encore. Mais quoi alors ? Je m’approche un peu plus de la vitre, forme de mes mains une sorte de longue-vue à la façon des enfants et des pirates. Peut-être améliorerai-je ainsi mon acuité. Décevant. Les yeux ne s’impatientent pas, ils persistent dans leur condition d’yeux. Puis ils se remettent à parler. « Il n’y aurait qu’un seul sujet. » 
À peine les mots parvenus jusqu’à moi, les voilà aspirés par le silence et le roulis du train qui déjà redémarre, abandonnant derrière nous la garrigue et les yeux de Gaël. Un sentiment de panique transforme mon souffle en mille et une bestioles voraces prêtes à me dévorer tout entière. 
La nuit enveloppe la plaine et bientôt je ne distingue plus rien que deux ovales, deux billes morcelées, de lumières et de ténèbres mêlées. Ses yeux. Un alliage inédit, une alchimie nouvelle qui opère sa magie juste pour moi. C’est là qu’elle s’est présentée, comme je vous vois. À la lisière du jour et de la nuit, dans ce lieu où seuls se hasardent les trains et les fantômes. 
Ma mémoire a fait le reste. Je me suis retrouvée quelques heures plus tôt, gare de Lyon, pressée jusqu’à l’absurde de peur de rater un train qui ne partirait que trente minutes plus tard et duquel je me trouvais déjà si proche. Qu’importe, les angoisses se logent parfois en des lieux secrets dont elles seules connaissent les sentiers escarpés qui y conduisent. Toujours est-il que, parmi la foule de voyageurs formant une file d’attente interminable, elle se tenait là. Au milieu des touristes égarés, des hommes pressés aux visages fermés, des mères fouillant dans des sacs pour y trouver de quoi distraire des enfants impatients, au son des facetime bruyants, des mendiants insistants, des valises qui roulent sur des pieds mal placés. Elle était là. 
Elle était là dans toute sa grâce. Des cheveux bruns relevés en queue-de-cheval, un visage à peine trop pâle cerné de quelques marques brunes et bleutées, des baskets colorées, des ongles manucurés qui enserraient un téléphone qu’elle tenait pressé contre sa poitrine. Elle devait avoir à peu près mon âge, trente-deux, trente-trois ans. Alors que Paris grouillait de son agitation habituelle, que des trains allaient et venaient vers des destinations trop connues, elle interrompit ma course folle. 
À l’instant où je frôlais cette foule en attente, ses yeux ont fait irruption sur mon seuil. Deux fenêtres entre-baillées, traversées de lumières vives et de ténèbres insondables s’opposaient à ma fuite. Je m’arrêtai, engloutie par une force contre laquelle je ne pouvais rien. Rien d'autre que témoigner de ce que j’avais vu dans ces yeux-là. Je baissai les miens, lestés d’un poids soudain, comme si quelques sacs de plomb s’étaient brutalement accrochés au bord de mes paupières. 
Au centre de la silhouette frêle, une forme, le doux ovale. Si imperceptible et pourtant déjà tout. L’enfant à naître.
Un frisson me traversa, une révélation. Saint-Pierre sur le chemin de Damas. Happée par une sonnerie de guichet, elle s’est détournée de moi. Un policier s’était avancé : « Les passagers ukrainiens qui étaient à bord du train venu de Genève, veuillez-nous suivre. Madame ? Oui. Où ? Marioupol. Venez. Venez par ici. Vous allez suivre Svetlana. »

Pauline Claviere
Journaliste, Pauline est l’auteure d’un premier roman paru chez Grasset : Laissez-nous la nuit (2020). Elle tient une chronique littéraire sur Canal+ dans l’émission Clique et anime Playlivre, émission dédiée à la littérature.

Marioupol. Les yeux de Marioupol. Ici.
Avec elle, les mots de Gaël, ses yeux, sont revenus visiter ma mémoire. Ils ont pris le train avec moi et attendu le moment opportun, un lieu qui leur soit favorable. Je les revois, sur ce plateau télé, devant les caméras braquées sur nous. Ils étaient venus de Kigali pour délivrer leur message.
Voilà pourquoi ils étaient si déterminés à se jeter dans les miens et dans ceux de quiconque leur ferait face. Ils avaient parcouru un si long chemin.
Voilà pourquoi « il n’y aurait qu’un seul sujet ».
Mais beaucoup de choses tiennent à un regard. Depuis, ces yeux restent auprès de moi, jamais bien loin. C’est qu’ils en ont des choses à nous dire. Encore.
Vous les avez déjà vus, vous, ces yeux-là ? Je veux dire, vous les avez vus ? ...

Pauline Clavière ©JF PAGA « Quoi d’autre ? Si ça ne tenait qu’à moi, il n’y aurait qu’un sujet. Un seul. Le génocide. » Je me souviens des yeux de Gaël Faye se jetant dans les miens, sans filet, comme on saute d’un avion en vol.  Puisque nous voilà embarqués dans un tourbillon insatiable, un qui nous digère comme autant de poussières valdinguées par le hasard, puisque tout est si incontrôlable, puisqu’il n’est pas de limites à la folie des hommes et à leur inconséquence, alors je me battrai. Toujours, je raconterai.  Voilà ce que disaient ces yeux-là, lâchés dans les miens. Je ne m’en suis jamais remise. À bien y penser, je crois que je ne veux pas. Il m’est arrivé de les convoquer de nouveau, ces derniers temps. Depuis que le monde s’est remis à tourbillonner, quand, partout, s’est affichée en despote vainqueur la folie meurtrière d’un homme et son cortège de souvenirs morbides.  Pour être tout à fait franche, je les ai convoqués, ces yeux, une première fois, dans le train. Mon train, toujours le même, celui qui me raccompagne du cœur de la capitale vers ma Méditerranée. Ils ont surgi à mesure que le paysage s’étirait, digéré par la vitesse et la nuit. Le décor avait presque totalement disparu. Ils étaient là, clairs comme l’eau de cette roche calcaire qui enveloppe la Provence et mon enfance. Ils sont venus se poser sur ces pierres millénaires aux crânes ébouriffés de buissons secs et tenaces, rompus…

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