Aharon Appelfeld ©Patrice Normand
Aharon Appelfeld ©Patrice Normand

L’héritage Appelfeld

Sophie Rosemont

« Un émerveillement devant la lumière renouvelée, une lutte contre la bile noire, un tâtonnement, un oubli qu’il essayait de vaincre », écrit Valérie Zenatti dans Le Faisceau des vivants, à propos de celui dont elle a brillamment traduit une grande partie des publications en France. Si Aharon Appelfeld (1932-2018) est considéré comme l’un des piliers de la littérature israélienne contemporaine (mais aussi comme un « écrivain de la Shoah », ce qui ne lui plaisait guère), il a grandi dans un univers polyglotte. En 1944, enrôlé comme coursier par l’Armée rouge, celui qui s’appelle encore Ervin apprivoise le russe. À son arrivée en Israël à l’âge de 13 ans, l’âge d’une bar-mitsva pour laquelle il n’a pu être entouré de sa famille, exterminée par les nazis, il doit apprendre l’hébreu. C’est cette langue qu’il choisit pour écrire ses quarante-cinq livres, dont la plupart sont hantés par la terre européenne, Le Monde d’hier narré par Zweig, les shtetls disparus ou les personnages métaphoriques de Kafka, dont le corpus l’a durablement marqué. 

Aharon Appelfeld construit un récit à la fois très centré
du point de vue spatio-temporel et absolument contemporain.

Après la publication posthume de Mon père et ma mère – qui revenait sur le dernier été passé en famille avant la Seconde Guerre mondiale, contaminé par la catastrophe à venir – les éditions de l’Olivier, qui ont eu à cœur de transmettre l’œuvre d’Appelfeld dans l’Hexagone depuis 2004, publient deux ouvrages. Une réédition de L’Héritage nu, qui regroupe trois conférences données à la Columbia University, où Appelfeld interroge le lien à la mémoire, aux origines, et La Stupeur, la dernière œuvre publiée de son vivant en Israël, en 2007. Un roman ovniesque, ou tout du moins en pesanteur – celle des ténèbres à venir, toujours – dans lequel Iréna, une jeune paysanne ukrainienne, assiste à l’arrestation et l’humiliation endurée des heures durant par la famille Katz, qui vit en face de chez elle. Un acte dont elle ne réalise le caractère antisémite qu’une fois ses voisins morts. Elle fuit alors vers les collines bientôt infestées de typhus, et, hantée, prêche une parole qui lui vaut la mise à l’index : « Jésus était juif. Quiconque assassine un Juif assassine Jésus. » 

Catholique, Iréna n’est pas persécutée au même titre que les Juifs. Mais elle trouve refuge dans la forêt, comme Appelfeld s’y était réfugié pendant la Seconde Guerre mondiale, alors qu’il n’était qu’un enfant. « Elle pensait : la forêt, contrairement aux hommes, est généreuse avec moi. Elle me nourrit, m’abreuve et me dissimule aux gens mauvais. » Ici, c’est la voix d’Appelfeld que l’on entend. Pourtant, lui devait se taire pour sauver sa peau, caché dans les bois ukrainiens après la mort de sa mère, abattue d’une balle dans sa ville natale de Czernowitz, puis la séparation avec son père en déportation, dont il réussit à s’échapper. Tous ces événements, l’écrivain les a racontés, via le fictionnel Tsili ou l’autobiographique Histoire d’une vie – et uniquement en hébreu. « Cette langue m’a piégé, et conduit, bien contre mon gré, aux archives les plus secrètes du judaïsme, dont je n’ai plus bougé depuis », confiait-il à Philip Roth en 1988, lors d’un article de l’écrivain américain pour le New York Times. Dans La Stupeur, c’est néanmoins une goy qui prend la défense des Juifs, et pas que. Par son discours féministe, sa faculté à voir dans les assauts quotidiens du mari ce qu’ils sont, des viols conjugaux, par l’appréhension de la psyché d’Iréna, dévorée par les migraines comme par la culpabilité, Appelfeld construit un récit à la fois très centré du point de vue spatio-temporel et absolument contemporain. « Que comptes-tu faire ? » demande-t-on à Iréna, qui répond : « Vagabonder et fortifier le cœur des femmes qui étouffent sous le poids de leur mari. » D’une langue biblique ressuscitée jusqu’à la bonne parole humaniste, d’un petit garçon traqué par les hommes à une jeune femme qui se soustrait à leur autorité, d’un jadis terrifiant, dont les stigmates restent palpables, à une actualité oppressante, Aharon Appelfeld avec La Stupeur réussit encore à sublimer l’intériorité d’un imaginaire hébraïque pour en faire un langage connu de toutes et tous. 

La Stupeur, d’Aharon Appelfeld, traduit par Valérie Zenatti (Éditions de l’Olivier), 256 pages, 22 €.



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