Transition nucléaire ©Emmanuel Polanco
Transition nucléaire ©Emmanuel Polanco

PROMÉTHÉE DÉCHAÎNÉ

Antoine Dreyfus

La fusion nucléaire sauvera-t-elle le monde ?
La recherche sur la fusion nucléaire, promesse d’une énergie propre et illimitée, progresse chaque jour. Mais en France, les difficultés persistent autour du projet international Iter. Fausse piste ou voie royale, la réponse n’est pas attendue avant 2050…
À Cadarache, sur les rives de la Durance, un rêve longtemps tenu pour chimérique va prendre forme. Des physiciens, des ingénieurs, des techniciens, des spécialistes de l’organisation venus du monde entier vont s’engager sur le chemin des étoiles. Avec Iter, l’humanité s’apprête à conquérir le feu une deuxième fois. » C’est ainsi que, dans un ouvrage paru en 2006, le journaliste Robert Arnoux et le physicien Jean Jacquinot décrivaient Iter (International Thermonuclear Experimental Reactor), l’un des plus ambitieux projets de fusion nucléaire au monde, dont la construction débutait un an plus tard dans les Bouches-du-Rhône.
La fusion nucléaire, c’est comme « mettre le soleil en boîte » résume Bernard Bigot, directeur général du projet. Autrement dit, il s’agit d’imiter la réaction nucléaire de fusion qui se produit au cœur des étoiles, lors de laquelle l’hydrogène est transformé en hélium, libérant une quantité d'énergie considérable. Contrairement au mécanisme de la fission nucléaire – le principe utilisé dans les centrales actuelles – où de gros noyaux atomiques comme ceux de l’uranium ou du plutonium sont « cassés », la fusion consiste à chauffer des noyaux atomiques légers à des températures de plusieurs millions de degrés dans une enceinte en forme d’anneau (tokamak) afin qu’ils se ionisent et se collent les uns aux autres. Pour la même quantité de combustible, l’énergie obtenue serait quatre fois supérieure à celle libérée lors de la fission. Pour ses partisans, la fusion nucléaire est la panacée : comme dans la filière nucléaire classique, la réaction n’émet pas de gaz à effet de serre, et, avantages décisifs, elle produit très peu de déchets radioactifs et les risques en cas d’accidents seraient limités.

La fusion nucléaire, c’est comme « mettre le soleil en boîte ». Il s’agit d’imiter la réaction nucléaire de fusion qui se produit au cœur des étoiles.

Preuve de l’espoir international que suscite cette technologie, Iter constitue l’une des plus importantes coopérations scientifiques au monde. Le projet compte sept membres (Chine, Union européenne, Inde, Japon, Corée du Sud, Russie, États-Unis) et 4 000 salariés venus de 35 pays. Les signataires de l’accord Iter ont accepté de partager le coût de la construction, de l'exploitation et du démantèlement de l'installation, mais aussi les résultats expérimentaux ainsi que toute propriété intellectuelle générée par la phase d'exploitation. « Il n’y a pas de secret-défense ici, abonde Julie Marcillat, responsable des visites. Toutes les données sont partagées et toutes les expériences font l’objet de publications ouvertes. » Et cette coopération résiste tant bien que mal aux événements géopolitiques. Les industriels russes finalisent actuellement la construction de 25 bobines magnétiques nécessaires au processus, mais la date de livraison est devenue incertaine depuis le début de la guerre que Moscou a déclarée à l’Ukraine le 24 février dernier.
Iter est un projet pharaonique, dont la démesure est à la hauteur des ambitions technologiques. Son réacteur, le tokamak, pèse 23 000 tonnes, soit trois fois plus que la Tour Eiffel, et devrait compter près d’un million de composants et dix millions de pièces. Dans le bâtiment de 6 000 mètres carrés où il est assemblé, un double pont roulant a été installé, qui peut supporter jusqu’à 1 500 tonnes. Ensemble, les dispositifs parasismiques, le tokamak Iter et les trois bâtiments du complexe pèsent plus lourd que l’Empire State Building de New York ! Les 80 000 kilomètres de matériaux supraconducteurs produits par les membres d’Iter représentent deux fois la circonférence de la Terre. Pourquoi construire XXXL ? « Plus c’est grand, plus cela a de chances de fonctionner, résume Julie Marcillat. L’idée, c’est qu’avec 50 mégawatts d’énergie, on puisse en produire 500 ! » 

Cette source d’énergie propre et théoriquement illimitée fascine scientifiques et hommes d’État depuis des décennies. Sa découverte n’est pas nouvelle. En 1920, l’astrophysicien Arthur Eddington est le premier à émettre l’idée que des réactions nucléaires sont à l’origine du feu des étoiles. Quelques années plus tard, le physicien néo-zélandais Ernest Rutherford ouvre la voie de la recherche appliquée. En 1934, il constate ainsi que la fusion du deutérium (un isotope de l’hydrogène) en hélium libère une très grande quantité d’énergie. Son assistant Mark Oliphant découvre le deuxième « combustible » de la fusion, le tritium. Les bases de la fusion sont donc établies dès la première moitié du XXe siècle, mais c’est la fission nucléaire qui a alors la cote. Aux États-Unis, les scientifiques travaillent notamment sur le projet Manhattan, un programme scientifique qui aboutit à la fabrication de la première bombe à fission – plus communément appelée bombe atomique – puis contribue au développement de l’industrie civile du nucléaire.
Malgré le traumatisme provoqué par les deux bombes larguées en 1945 sur les villes japonaises de Nagasaki et Hiroshima et les tensions de la Guerre froide, l’énergie nucléaire continue d’occuper les esprits. Lors de la deuxième conférence Atoms for Peace, organisée par l’Organisation des Nations Unies à Genève en 1958, les autorités américaines autorisent l’exportation des technologies et composants nécessaires à l’exploitation du nucléaire civil. En 1985, le secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique, Mikhaïl Gorbatchev, et le président américain Ronald Reagan actent la fin de la course à l’armement nucléaire et le début d’une collaboration dans la recherche sur la fusion nucléaire : les équipes dirigées par Lev Artsimovitch en URSS, Edward Teller et Lyman Spitzer aux États-Unis, sont associées dans le cadre d’un programme international commun pour construire le plus grand réacteur de fusion nucléaire du monde et maîtriser cette nouvelle source d’énergie. Le nom d’Iter apparaît dès l’année suivante. Après deux décennies de rivalités sur le choix du site d’implantation du projet, de querelles sur le partage de la fabrication des éléments et de bisbilles sur la répartition du financement global, les premiers travaux commencent en 2007 sur le site actuel de Saint-Paul-lez-Durance. L’urgence climatique et la nécessité de trouver des sources d’énergie peu émettrices de gaz à effet de serre ont eu raison des oppositions et des tensions qui retardaient la mise en œuvre du projet.
Mais le temps perdu a permis à la concurrence de se développer : aujourd’hui, Iter n’est plus seul dans la course. Depuis la fin de l’année 2021, les annonces d’avancées réalisées dans le domaine de la fusion nucléaire s’enchaînent. En février dernier, les scientifiques du consortium EUROfusion ont enregistré la production de 59 mégajoules d'énergie de fusion pendant cinq secondes, soit plus de deux fois plus que lors de son précédent record réalisé en 1997. Une quantité d’énergie qui pourrait alimenter entre cinq et dix mille foyers pendant un an. « Si nous pouvons maintenir la fusion pendant cinq secondes, nous pourrons le faire pendant cinq minutes, puis cinq heures » avec des machines plus performantes, a déclaré, optimiste, le directeur du programme Tony Donné. Un mois plus tard, la start-up britannique First Light Fusion s’est targuée d’avoir obtenu le premier résultat de fusion au monde, grâce à un canon à hypervitesse envoyant un projectile sur une cible contenant du combustible de fusion pour générer de l’énergie.
Et les investissements pleuvent. « Étant donné que les marchés de l’énergie génèrent un chiffre d’affaires annuel de sept mille milliards de dollars et que la fusion nucléaire sera un jour la source d’énergie dominante, le procédé mérite qu’on s’y intéresse », résume simplement Richard Dinan, le jeune patron très médiatisé des sociétés Applied Fusion Systems et Pulsar Fusion, dans son ouvrage The Fusion Age (non traduit). Dès 2011, le fondateur d’Amazon Jeff Bezos investit près de 20 millions de dollars dans l’entreprise canadienne General Fusion. Les levées de fonds des entreprises qui travaillent dans le domaine de la fusion nucléaire dépassent parfois le milliard de dollars, alimentées par des personnalités comme Bill Gates, fondateur de Microsoft, Peter Thiel, cofondateur de PayPal, ou le financier George Soros.

En 2010, trois chercheurs montaient au créneau, demandant l’arrêt d’un projet « hors de prix et inutilisable ».

Comme dans l’industrie de l’espace, où la multiplication de projets privés a priori fous et sans avenir a donné naissance à des sociétés comme SpaceX qui concurrencent désormais la Nasa et l’Agence spatiale européenne, ces investissements portent donnent naissance à du concret et du sérieux : General Fusion lance cette année en Angleterre la construction de son usine de démonstration de fusion, la société américaine TAE Technologies développe une petite centrale de fusion nucléaire, la société de recherche Tokamak Energy basée au Royaume-Uni a déclaré être capable de produire de l’électricité en 2030 et la start-up américaine LPPFusion a annoncé en octobre dernier avoir fait fonctionner un dispositif expérimental de fusion et promet de créer des réacteurs de la taille d’un garage. En septembre 2021, la Commonwealth Fusion Systems – spin-off du célèbre institut de recherche MIT né en 2018 –  a annoncé avoir mis au point un aimant supraconducteur à haute température d’une puissance encore jamais égalée. En Chine, un record a même été atteint en janvier 2022. Les chercheurs de l’Académie des sciences à Hefei ont réussi à maintenir un plasma de fusion pendant dix-sept minutes !
Pendant ce temps-là, sur les bords de la Durance, le projet Iter a du plomb dans l’aile. Fin janvier 2022, l’Autorité de sûreté nucléaire a émis des réserves sur le projet et conditionné l’assemblage du réacteur à une liste de demandes, qui concernent notamment la protection des travailleurs et la sécurité des installations. Plusieurs physiciens émettent, eux, des doutes sur la capacité d’Iter à maintenir le plasma en fusion sur des temps longs, dans un modèle industriel. En 2006 déjà, Pierre-Gilles de Gennes, lauréat du prix Nobel de physique en 1991, ne croyait pas au projet. Trop complexe, trop coûteux, trop politique, affirmait-il, ajoutant que les métaux supraconducteurs très fragiles ne résisteraient pas plus de dix ou vingt ans. En 2010, ce sont les chercheurs Georges Charpak, Jacques Treiner et Sébastien Balibar qui montaient au créneau, demandant l’arrêt d’un projet « hors de prix et inutilisable », comme ils l’écrivaient alors dans une tribune publiée dans le quotidien Libération. « Pour la France, la dépense représentera plus que l'ensemble des crédits (hors salaires) dont disposent tous les laboratoires de physique et de biologie pendant vingt ans ! » expliquaient-ils. Officiellement, la direction d’Iter assure que le projet coûte une “vingtaine de milliards d’euros”, de la première pierre au démantèlement. Mais les différentes estimations, notamment celles de la Commission européenne, situent plutôt ce chiffre à 41 milliards d’euros, soit dix fois le montant initialement prévu.

Les pressions de l’entreprise sur les travailleurs pourraient être en cause dans le suicide d’un ingénieur travaillant pour l’un des contractants.

©cambon
Certaines critiques viennent de l’intérieur même, notamment de Michel Claessens, directeur de la communication d’Iter de 2011 à 2015. En mars de cette année-là, Bernard Bigot est élu directeur général. Il lui annonce qu’ils ne travailleront pas ensemble. « Cela n’a rien à voir avec vos compétences », lui assure-t-il, sans lui donner d’autres explications. Douche froide pour ce Belge détaché de la Commission européenne, qui, placardisé, retourne à Bruxelles finir sa carrière. Désormais à la retraite, il est revenu à Vinon-sur-Verdon, dans la maison qu’il occupait lorsqu’il travaillait à Iter, d’où il voit quotidiennement le chantier. L’homme accuse l’entreprise de licenciements abusifs. « Certaines procédures ont déjà été sanctionnées par le tribunal de l’Organisation internationale du travail à Genève, qui a contraint Iter à payer d’importantes indemnités à des salariés virés manu militari du jour au lendemain. » Et les pressions de l’entreprise sur les travailleurs pourraient être en cause dans le suicide d’un ingénieur travaillant pour l’un des contractants, qui s’est donné la mort en février 2022. « Et ça n’est pas le seul », ajoute Michel Claessens. Il pointe aussi des contraintes fortes exercées sur les sous-traitants, dont l’un des principaux envisagerait même d’arrêter, et des retards. « Les premières expériences étaient prévues en 2016, aujourd’hui elles sont annoncées officiellement pour 2025 et n’auront probablement lieu qu’en 2031. » Enfin, il dénonce des problèmes de sûreté et d’environnement : « À Iter, une fine couche de béryllium, un métal très léger et très toxique, couvrira les 440 modules qui composeront le mur interne du tokamak. Soit 12 tonnes de béryllium réparti sur 610 mètres carrés. Or, deux scientifiques d’Iter, connus pour être les meilleurs spécialistes du béryllium, ont récemment démissionné, estimant que la direction ne prenait pas les mesures de protection nécessaires. » Le service communication d’Iter balaye d’un revers de la main ces critiques émanant « d’un ex-employé qui a quitté le programme ITER il y a plus de sept ans ». Quid des alertes de l’Autorité de sûreté nucléaire ? « C’est plutôt rassurant », veut convaincre la communication d’Iter, qui explique que l’activité d’Iter n’est pas compromise et que le travail continue. En 2018, Paul Allen, cofondateur de Microsoft aujourd’hui décédé, s’était rendu en personne sur le site d’Iter. Venu en Provence pour assister au Festival de Cannes, il voulait saisir la « chance de voir les préparatifs de la naissance d’une étoile ». Iter deviendra-t-il ce soleil artificiel tant espéré ou explosera-t-il en supernova ? ...

La fusion nucléaire sauvera-t-elle le monde ? La recherche sur la fusion nucléaire, promesse d’une énergie propre et illimitée, progresse chaque jour. Mais en France, les difficultés persistent autour du projet international Iter. Fausse piste ou voie royale, la réponse n’est pas attendue avant 2050… À Cadarache, sur les rives de la Durance, un rêve longtemps tenu pour chimérique va prendre forme. Des physiciens, des ingénieurs, des techniciens, des spécialistes de l’organisation venus du monde entier vont s’engager sur le chemin des étoiles. Avec Iter, l’humanité s’apprête à conquérir le feu une deuxième fois. » C’est ainsi que, dans un ouvrage paru en 2006, le journaliste Robert Arnoux et le physicien Jean Jacquinot décrivaient Iter (International Thermonuclear Experimental Reactor), l’un des plus ambitieux projets de fusion nucléaire au monde, dont la construction débutait un an plus tard dans les Bouches-du-Rhône. La fusion nucléaire, c’est comme « mettre le soleil en boîte » résume Bernard Bigot, directeur général du projet. Autrement dit, il s’agit d’imiter la réaction nucléaire de fusion qui se produit au cœur des étoiles, lors de laquelle l’hydrogène est transformé en hélium, libérant une quantité d'énergie considérable. Contrairement au mécanisme de la fission nucléaire – le principe utilisé dans les centrales actuelles – où de gros noyaux atomiques comme ceux de l’uranium ou du plutonium sont « cassés », la fusion consiste à chauffer des noyaux atomiques légers à des températures de plusieurs millions de degrés dans une enceinte en forme d’anneau (tokamak) afin qu’ils se ionisent et se collent les uns aux autres. Pour la…

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