Toiles filantes

Philippe de Boucaud

« Si ma peinture était un paysage, elle serait un delta. Sans hauteur, sans pittoresque, elle est là sans but, elle est juste là, elle vit sa vie de sédiment. C’est en prenant place dans ce paysage que le corps peut appréhender l’abstraction. Et s’y déployer. » Quand on demande à ce peintre de l’abstraction de quoi il voudrait parler, Silvère Jarrosson, 29 ans, qui expose jusqu’au 19 mai à la Galerie Horae à Paris, hésite, baisse la voix et répond : « En interview, on ne parle jamais des vrais sujets. Pour une fois, j’aimerais qu’on parle du fond de ma peinture. Vous embarquer dans ce qu’elle a de plus abstrait. » Embarquement immédiat.

Quelle est donc cette peinture ? Un monde fluide, dans lequel l’acrylique et l’huile se répandent librement sur la toile, inondant le regard d’un ruissellement d’images et d’évocations. L’environnement minéral et végétal est très présent sans jamais être représenté, à peine suggéré. Ces apparitions ne sont pas figées : elles sont ouvertes, mobiles et se déforment avec le temps. Elles changent, se fluidifient. Elles bougent, comme l’artiste lui-même, ancien élève de l’école de danse de l’Opéra de Paris. 

Silvère Jarrosson, qui aime à parler de ses toiles en termes empruntés à la géologie, affirme que sa peinture sédimente.

Pour cerner, voire caractériser, le style Jarrosson, on peut tenter de mettre au jour les thématiques qui traversent l’œuvre du peintre. Celle du mouvement, discernable lorsque l’artiste, qui n’utilise jamais de pinceau, fait couler son acrylique ou son huile sur la toile. Celle de la texture, quand cette lave synthétique est enfin sèche et révèle différents effets de matière. Celle-ci, granuleuse, lisse, dégradée, rongée, micro-craquelée semble se penser comme le véritable devenir de l’œuvre. S’y ajoutent d’autres sujets, comme le travail du noir, pigment aussi riche qu’inépuisable, lui aussi texturé et qui fascine le peintre. Ces thématiques ne sont pas choisies par l’artiste. C’est la peinture qui lui dicte la marche à suivre et impose ses thèmes.   

Que devient le travail d’un peintre dans la durée ? Jarrosson, qui aime à parler de ses toiles en termes empruntés à la géologie, affirme que sa peinture sédimente. C’est-à-dire qu’elle repose, perd son côté immédiat, tout en se solidifiant dans une lecture plus univoque, moins souple. Ses œuvres circulent, sont vues et progressivement reconnues. L’artiste, en toute humilité, vulnérabilité peut-être, ne songe pas à s’inscrire dans l’histoire de l’art. Son ambition immédiate est plus modeste : entrer dans le regard de son époque. 

Pourtant tout artiste se pose inlassablement les mêmes questions. Que va-t-il rester de son œuvre ? Quelle trace laissera-t-elle ? Quel jugement porteront sur lui les générations futures, si tant est qu’il n’ait pas sombré dans l’oubli ? La réflexion est prégnante, quand on sait que la peinture contemporaine est éphémère, fugace, perdue. 

Qu’aime-t-on chez un artiste ? Qu’il ouvre des portes, qu’il édifie l’esprit et donne à la société ce qu’elle n’avait pas demandé, un superflu dont on sait depuis Voltaire qu’il est chose très nécessaire. L’exemple de Christo est flagrant : avait-on besoin d’un tel emballage, au Pont-Neuf ou place de l’Étoile ? L’artiste, téléporteur d’un autre monde… Grâce à sa perception du métaphysique, il nous permet aussi de voyager, non seulement sur terre, mais aussi vers une autre réalité. 

Jarrosson en quelques impressions 

Un livre. Tableau final de l’amour de Larry Tremblay, biographie de Francis Bacon, avec l’expression d’un amour particulier. Un des livres le plus juste sur la vie d’un peintre. 

Une forme. Le cercle. Celui dans lequel le public peut déambuler, lors des expositions immersives de l’artiste. La dernière en date, à la Chapelle de la Salpêtrière à Paris, présentait un cercle de peinture monumental suspendu au cœur de la nef, comme une plongée dans l’abstraction. 

Le blanc. Pas seulement l’illustration de la neutralité, le blanc est la promesse de quelque chose qui va naître. Le blanc est nourricier, fécond, comme peut l’être le lait. Pour cette raison, Jarrosson commence toujours par recouvrir l’ensemble de sa toile de blanc, avant de peindre ensuite sur cette couche virginale.

Le noir. Le plus difficile des pigments, mais aussi le plus riche. La subtilité du noir est complexe à faire éclore. D’où l’attrait que le noir exerce sur le peintre. 

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