Vertige de l’amour

Nicolas Roux

C’est une maison hantée, mais pas plus que n’importe quelle autre. Ici viennent se retrouver des vivants et les fantômes de leur passé. Ça pourrait être n’importe où. D’ailleurs, les personnages n’ont pas de prénom, juste des fonctions. Le père, la mère, le grand-père, le fils. Tous sauf une, Elsa. On ne sait pas qui elle est vraiment. Ça pourrait être n’importe qui. Bref, bienvenue chez vous. 

Dans Tout mon amour, qui reprend au Théâtre du Rond-Point après avoir été créée à la comédie de Saint-Étienne il y a quelques mois, Laurent Mauvignier raconte le deuil. Enfin, plus précisément l’impossibilité du deuil. Un homme et une femme se retrouvent, presque malgré eux, dans la maison du grand-père, après son enterrement. C’est la première fois en dix ans qu’ils y reviennent, depuis que leur fille de 6 ans y a disparu. Et quand une adolescente se présente à eux, robe simple, gourmette au poignet et une boîte à chaussures à la main, le trouble s’installe. Se pourrait-il que cette ado soit leur fille ? Sur la scène, l’ambiance est étrange mais dans la salle, le charme opère. Intrigués puis envoûtés, les spectateurs sont finalement conquis. 

Le responsable de ce petit miracle, c’est d’abord l’auteur. Il est des noms qui sonnent comme des promesses. Des imaginaires qui ne déçoivent jamais. Des trajectoires qu’il faut suivre les yeux fermés et les bras ouverts. Laurent Mauvignier est de ceux-là. Pour s’en convaincre, il suffit peut-être de rappeler qu’il a publié huit romans depuis 1999 et que tous ont été édités aux Éditions de Minuit. D’ajouter que Denis Podalydès a joué un de ses monologues à la Comédie Française, ou qu’une de ses pièces, Retour à Berratham, a été créée dans la cour d’honneur du palais des Papes à Avignon. Ça vous place un auteur. Mais ce serait réducteur. 

Pour raconter Mauvignier, il faut dire aussi ses obsessions. Ses personnages encombrés d’un réel si lourd qu’il les entraîne dans des chutes vertigineuses. Ses passés qui ne passent pas, ses non-dits et ses fuites qui finissent toujours par rattraper ceux qui essaient de s’échapper. Chez lui, l’écriture, comme les histoires, est violente, mais ce qui en résulte est une forme de soulagement. Initialement, Tout mon amour avait été conçue pour le cinéma. Mais, en échappant au huis clos pour s’ouvrir sur le monde extérieur, le scénario abandonnait tout espoir de vraisemblance : pourquoi ne pas faire un test ADN qui résoudrait immédiatement la problématique centrale de l’histoire ? Alors que, emprisonnés sur la scène, les personnages sont condamnés à la réflexion, à l’introspection. Hors du monde, le propos se fait métaphysique, le réalisme s’estompe, le questionnement scientifique s’efface au profit d’un échange d’impressions ou de sensations. Parce qu’il est capable de brouiller les cartes et les esprits, emportés dans un jeu de décors, de cloisons, de lumières et de transparence, le théâtre seul permet de crédibiliser des situations fantasmatiques que nulle logique rationnelle ne vient contester. 

Intelligente et intimiste, la mise en scène d’Arnaud Meunier restitue les doutes de la raison et les espoirs nés de la passion. À la tête de la MC2 Grenoble, une scène nationale, depuis une bonne dizaine d’années, l’homme s’attache à proposer un théâtre tout à la fois exigeant et accessible. Et y parvient. Ce que l’on ne comprend pas, on le devine, on le ressent. On écoute les silences, on entend les non-dits. Ici aucun pathos, aucune psychologie inutile. L’essentiel, rien d’autre. Et c’est bouleversant. 

Et enfin, il y a la distribution. Philippe Torreton surprend, qui livre une performance étincelante dans un registre inhabituel. Il campe ici un père abîmé, fragile, vacillant, au bord de l’effondrement. Face à lui, il fallait une comédienne capable de balayer tous les registres. Une actrice tour à tour évanescente et enracinée, légère ou décidée. Anne Brochet joue royalement cette mère qui refuse obstinément de réveiller les fantômes qui habitent les lieux. Romain Fauroux, Ambre Febvre et Jean-François Lapalus complètent un casting sans fausse note. Tout mon amour est une pièce qui vous hantera longtemps. Et c’est tant mieux. 

Tout mon amour, de Laurent Mauvignier, mise en scène d’Arnaud Meunier. Au Théâtre du Rond-Point, du 17 mai au 5 juin 2022. Réservation sur le site du théâtre ou par téléphone : 01 44 95 98 21.



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