En 1970, sur les bords de l’Adriatique, pendant la Mostra de Pesaro, un festival dominé par les films militants et les débats politiques, je découvris Katzelmacher (Le Bouc), de Rainer Werner Fassbinder, metteur en scène de théâtre à Munich et acteur, déjà remarqué dans Le Fiancé, la comédienne et le maquereau de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. Œuvre brute et brutale, parlant de haine et d’amour excessifs sans souci d’alibi humaniste, Katzelmacher surprenait, interrogeait, dérangeait. Aussitôt après la projection, je voulus m’entretenir avec son jeune réalisateur, avide de l’entendre parler de son style et ses thèmes. Las, Fassbinder n’était pas présent au festival. Je tentai alors de lancer un débat critique autour de ce qui m’apparaissait, à l’évidence, comme un événement, mais me heurtai à l’indifférence générale, personne ne paraissant sensible à l’originalité de ce Katzelmacher. Pas étonnant, d’ailleurs… En dehors de Volker Schlöndorff, le renouveau du cinéma allemand ne passionnait pas grand monde à l’aube des années 1970. Il fallut toute la ténacité de Pierre-Henri Deleau pour l’imposer lors de sa Quinzaine des réalisateurs de Cannes, où il présenta les travaux des deux Werner : Herzog et Schroeter. Mais pas encore ceux de Wenders et Fassbinder…
Curieux des autres films de ce type de 25 ans, je parvins à les voir presque tous (il en tournait plusieurs par an) à la cinémathèque du Goethe Institut à Lille. Fasciné par l’œuvre et son jeune auteur, j’entrepris d’alerter les Cahiers du cinéma. Sans résultat : arc-boutée sur ses positions radicales, la rédaction me rabroua sèchement. J’eus plus de succès auprès de Deleau, qui sélectionna Pionniere in Ingolstadt à l’édition 1971 de sa Quinzaine, et avec le légendaire Henri Langlois, qui organisa un hommage à la Cinémathèque française l’année suivante. Fassbinder n’y vint pas. Le public non plus. Nous n’étions qu’une douzaine dans la salle…
Deux ans plus tard, au Festival de Cannes de 1974, à une époque où les cinéphiles pouvaient encore y rencontrer les réalisateurs et échanger avec eux, je fis enfin la connaissance de Rainer. Comme on lui prêtait la réputation de détester les critiques de cinéma et de leur refuser tout dialogue, je sollicitai timidement une interview. Il me l’accorda aussitôt, j’ignore encore pourquoi. Elle se passa si bien que nous nous revîmes souvent pendant le Festival. Et très régulièrement par la suite. Lors de ses séjours à Paris, je le retrouvais en compagnie d’Ingrid Caven, Magdalena Montezuma, Daniel Schmid et Werner Schroeter. Nous dînions parfois tous ensemble dans un restaurant gay du quartier de l’Opéra où il nous laissait tomber pour monter dans la salle « réservée » à l’étage, parce que sa boulimie de travail ne l’empêchait jamais de vivre ses passions. Là comme ailleurs, il semblait ne vouloir connaître aucune limite.
Vivant dans le culte de l’excès, souvent violent, parfois dictatorial, possessif à l’extrême, il pouvait agir de manière effrayante. Il faisait peur.
Nous n’étions pas vraiment amis. J’étais juste un interlocuteur privilégié, statut rassurant somme toute, car son caractère n’était pas facile. Vivant dans le culte de l’excès, souvent violent, parfois dictatorial, possessif à l’extrême, il pouvait agir de manière effrayante, dissimulant sa nature d’écorché vif derrière des outrances dévastatrices. Il faisait peur. Très vite, j’ai appris à me tenir à l’écart de ces éruptions, m’éclipsant dès que les choses commençaient à déraper. Tous les autres s’appellent Ali propulsa Fassbinder au rang d’icône de l’intelligentsia, en fit le chouchou de la critique. Avec Henri Langlois, nous organisâmes une nouvelle rétrospective de ses films à la Cinémathèque. Cette fois, ce fut l’émeute. Les gens se battaient pour entrer. Et Fassbinder était là…
L’année suivante, lors de la première projection du Droit du plus fort à la Quinzaine des réalisateurs, le cinéaste était devenu culte. L’ami Deleau me laissa animer le débat public qui suivait cette projection cannoise. L’échange fut paisible et fécond, au grand étonnement de la critique allemande, qui comprenait mal cette belle entente entre un journaliste et leur enfant terrible.
Je ne l’ai jamais vu travailler. Ses comédiens, ses maîtresses et ses amants m’ont raconté les péripéties de ses tournages, évoquant son sadisme et sa force de travail. Les excès (alcool, cocaïne et amphétamines) lui étaient nécessaires pour abattre autant de besogne ; il en abusait sans prudence et dormait peu. Au fil des mois, son corps s’empâtait, son visage se déformait, ses chairs se consumaient. Le beau jeune homme des années soixante se muait en ogre épileptique. En tant que comédien, il restait étonnant. Derrière la caméra, il était toujours cette machine à créer d’une efficacité redoutable, une prolixité qui finit par lui nuire : une partie de la critique commença à qualifier de superficielle l’œuvre de ce visionnaire politique qui fut le premier, voire le seul, à aborder de manière dialectique la réalité de ces années de plomb qui crucifiaient l’Allemagne. Marqué par le « suicide » des membres de RAF, « la bande à Baader » (il avait croisé Andreas Baader avant sa dérive terroriste et meurtrière), Rainer accentua la composante idéologique de ses films.
Artistiquement, il vouait une admiration particulière à l’œuvre de Douglas Sirk (avec qui il a travaillé) et se voulait, à son exemple, un vrai auteur de mélodrames. La vie, sa vie, en décida autrement. Emporté dans un maelstrom passionnel – ses liaisons, homosexuelles le plus souvent, étaient généralement tragiques – sauvage et justicier, il radiographiait l’Allemagne sans aucune précaution, humiliait cruellement ceux qu’il aimait, souffrait de ses passions contrariées. Surtout, il se ruinait, à tous les sens du terme.
Quand le grand public le reconnut enfin avec Le Mariage de Maria Braun, sa façon d’être ne changea pas. Aucun critique n’osait plus démolir ses films. Aimé des producteurs et habitué des festivals, il incarnait à lui seul tout le cinéma allemand. Les récompenses et les prix officiels s’amoncelaient. Il possédait la gloire et l’argent, mais continuait ses errances de chat de gouttière, suivant sa ligne de poète politique avec une totale liberté d’esprit et la volonté absolue de se vautrer dans le sordide.
C’est au Festival de Cannes de 1982 que je le vis pour la dernière fois. Il me sembla épuisé. Toujours entouré d’un groupe de garçons, il allait d’un lieu l’autre, taciturne et sombre. Une nuit, au petit bar noir de l’hôtel Carlton, je le vis s’allonger sur une banquette et sommeiller à demi. Je me risquai à le réveiller pour lui présenter Jean-Louis Barrault qui m’accompagnait. Cette rencontre imprévue sembla le galvaniser. Sa fatigue disparut en un instant. Il se leva pour saluer l’immense comédien français, échangea quelques mots timides avec lui, puis retourna s’allonger sur les banquettes. Barrault s’étonna de son attitude. Je lui expliquai alors que Rainer était ainsi, et qu’il était bouleversé d’avoir rencontré un homme tel que lui. Ce fut tout… Un mois plus tard, j’appris sa mort. Il n’avait que 37 ans et avait tourné une quarantaine de films en treize ans. Un météore…