Russie : « N’ayons pas peur ! »

Armen Aramyan

Le plaidoyer d’un étudiant contre le système de répression de Poutine.
 
Le 12 avril dernier, quatre rédacteurs en chef du magazine étudiant Doxa ont été condamnés à deux ans de « rééducation par le travail » par un tribunal de Moscou. Leur crime ? Avoir diffusé en janvier 2021 une vidéo dans laquelle ils demandaient aux administrateurs d’universités d’arrêter de menacer les étudiants qui participaient aux rassemblements pro-Navalny, un opposant au régime. Bastille Magazine publie l’allocution finale qu’a prononcée devant le tribunal Armen Aramyan, l’un des condamnés, initialement parue sur le site Meduza.
Honorable tribunal !
Il ne reste plus beaucoup d’endroits en Russie aujourd’hui où je peux parler librement de ce qui se passe dans notre pays. Je voudrais saisir l’occasion de dire quelques mots lors de cette audience publique. Il y a un mois, la Russie a lancé sa -soi-disant « opération militaire spéciale » en Ukraine [le 24 février, ndlr]. Des milliers de civils sont morts à la suite de ces hostilités ; selon les premières estimations, 5 000 personnes ont péri dans la seule ville de Marioupol. Avant de faire ma déclaration finale, je voudrais observer un moment de silence à la mémoire de ceux qui sont morts dans cette guerre. Chaque événement public en Russie aujourd’hui devrait commencer par une minute de silence.
Honorable tribunal !
Cela fait déjà douze mois que mes amis et moi sommes assignés à résidence. Les perquisitions qui ont eu lieu dans nos appartements à six heures du matin le 14 avril 2021 ont divisé nos vies en un avant et un après.
Pendant une année entière, nous n’avons pas pu étudier, travailler, rencontrer nos amis ou vivre nos vies normalement. En plus de ne pas pouvoir travailler sur notre magazine, je n’ai pas pu poursuivre mes recherches, ni, surtout, voir ma petite amie, qui a été contrainte ces dernières semaines d’évacuer sa famille de Kiev.
Alla et Volodya ont dû abandonner leur dernière année d’université. Natasha a perdu son emploi. [Alla Gutnikova, Volodya Metelkin et Natasha Tyshkevich, les trois autres rédacteurs en chef condamnés, ndlr]. Pourquoi tout cela est-il arrivé ?
La réponse se trouve dans une courte vidéo que nous avons publiée en janvier 2021. Une vidéo dans laquelle nous avons lancé un appel aux autorités, ainsi qu’aux écoles et aux universités, avec une demande simple : arrêter d’intimider les étudiants et les écoliers, arrêter de les menacer d’expulsion pour avoir participé à des manifestations. Nous avons également adressé des mots de soutien aux étudiants et aux écoliers qui, depuis plusieurs semaines, étaient intimidés par les autorités et les administrations de leurs établissements d’enseignement.
J’ai 24 ans. J’ai obtenu ma licence et ma maîtrise récemment. Je sais comment fonctionnent les universités russes, je connais l’atmosphère de peur et d’autocensure qui les imprègne. Même dans les universités les plus téméraires et les plus libres, les jeunes sont endoctrinés par cet état d’esprit : « Tu es encore jeune, ne te mets pas en avant, ne risque pas ta vie, nous t’expulserons, nous ruinerons ta vie. » J’ai vu de mes propres yeux la façon dont ces menaces excessives et absurdes affectent les jeunes. Elles nous privent de liberté et du sentiment que nous pouvons changer quelque chose.
Aujourd’hui, la peur et l’autocensure sont les principaux piliers de ce régime. Chaque fois que les gens commencent à s’unir autour d’objectifs communs, chaque fois qu’ils sentent qu’il est en leur pouvoir de changer quelque chose, l’État perçoit immédiatement cela comme une menace. Toute possibilité pour les gens de s’associer librement constitue une menace pour le régime, car ce dernier ne peut pas gouverner une société, il ne peut contrôler qu’une poignée d’individus. Les autorités répondent immédiatement à toute tentative d’unification par la répression. Le but principal de leurs répressions est, bien sûr, la peur.
Mais pourquoi la peur exactement ? En général, la peur est un outil efficace. Elle est efficace parce qu’elle nous divise. Lorsque nous nous unissons avec des personnes partageant les mêmes idées, nous avons l’impression qu’ensemble, nous sommes plus puissants, que nous ne sommes plus de simples individus, que nous pouvons obtenir beaucoup plus. La peur nous donne l’impression d’être à nouveau seuls. La peur nous sépare les uns des autres, elle nous fait nous regarder avec méfiance. Lorsque l’État nous intimide – qu’il nous convoque dans le bureau du doyen pour nous menacer d’expulsion ou qu’il nous tabasse au poste de police pour obtenir les mots de passe de nos téléphones – il fait tout ce qui est en son pouvoir pour que nous ayons l’impression d’être toujours seuls.
Et la peur fait que nous sommes toujours seuls. Il n’y a pas de société, il n’y a pas d’intérêts communs, vous ne pouvez rien accomplir avec d’autres personnes. La peur vous fait évaluer minutieusement les risques personnels : je pourrais être jeté en prison, je pourrais être battu, je pourrais être licencié ou expulsé, ils pourraient s’en prendre à ma famille. C’est comme si l’État disait : « Tout ça, c’est juste tes problèmes personnels, tes risques personnels, tes réussites personnelles. Si vous faites profil bas et que vous vous concentrez sur vos problèmes personnels, nous ne prendrons peut-être pas la peine de nous immiscer dans votre petite vie. Mais si vous décidez que vous êtes capable de quelque chose de plus grand, si vous vous associez à d’autres personnes, nous vous détruirons sur-le-champ. » Lorsque le régime de Poutine écrase les derniers vestiges de médias indépendants, déclare que nos plus grandes organisations politiques sont extrémistes, c’est une attaque contre toute association libre de personnes.
La terreur à laquelle se livre notre État prétend être rationnelle. L’État, et nous aussi, justifie souvent ses répressions. Nous disons, eh bien, oui, nous n’aurions pas dû être si radicaux, nous n’avions pas besoin de nous exprimer si durement, il n’y a pas de raison de se battre pour des gens qui ont déjà été arrêtés, ils savaient dans quoi ils s’engageaient. Mais cette rationalité est une illusion. L’objectif de la terreur d’État est d’intimider chacun d’entre nous pour que nous nous sentions menacés en permanence, pour que nous devenions nos propres censeurs, pesant constamment nos propres actions.

L’objectif de la terreur d’État est d’intimider chacun d’entre nous pour que nous nous sentions menacés en permanence, pour que nous devenions nos propres censeurs.

L’autocensure n’est pas simplement une directive donnée d’en haut par les administrateurs de l’université. L’autocensure est quelque chose que nous exerçons, pas eux. C’est notre façon de réagir à la peur. La terreur politique n’est efficace que si nous acceptons ces règles du jeu, que si nous avons vraiment peur. L’État ne peut pas nous réprimer tous, il a besoin de personnes dont il peut faire des exemples.
La seule défense de la société contre cette peur est la solidarité. Le sentiment mystérieux et tout aussi irrationnel que nous ne sommes pas seuls. Même lorsque nous agissons individuellement, des milliers de personnes partageant les mêmes idées sont à nos côtés. Ils croient qu’il s’agit d’une cause commune, et qu’ils seront soutenus même s’ils sont expulsés, même s’ils sont acculés, s’ils sont enlevés et torturés par la police.
La solidarité – c’était précisément le but de notre vidéo. Dans celle-ci, nous n’avons pas appelé à des rassemblements. Nous voulions simplement que les autres étudiants et écoliers sentent qu’ils ne sont pas seuls, qu’ils sont soutenus. Pour que ces menaces des administrations scolaires et universitaires ne sèment pas en eux la graine destructrice de l’autocensure.
Notre magazine ne s’est jamais censuré et n’a jamais fait de compromis, car en fin de compte, l’autocensure mène à l’impuissance. Par peur irrationnelle, vous vous abstenez d’agir et d’avoir un impact. Lorsque vous faites constamment des compromis avec un adversaire puissant, vous reculez peu à peu, jusqu’à ce que vous vous retrouviez au bord d’une falaise. Et finalement, il n’y a pas d’autre issue – vous pouvez soit sauter vous-même, soit attendre que l’on vous pousse.
Nous avons beaucoup appris au cours de ces douze derniers mois. Grâce au Comité d’enquête [principal organe d’enquêtes en Russie, sous l’autorité du Président, ndlr], qui a monté le dossier contre nous, nous voyons enfin l’ampleur réelle de la pression exercée sur les jeunes dans notre pays. Nous constatons que ce ne sont pas simplement des universités ou des écoles individuelles qui menacent leurs étudiants, mais qu’il existe un système étatique de terreur contre la jeunesse. « Conversations préventives » sur les rassemblements, conférences propagandistes sur la guerre, convocation des étudiants contestataires au bureau – dans les universités et les écoles russes, tout cela est depuis longtemps déroulé comme sur un tapis roulant, dont l’ampleur est inimaginable. Comme nous l’avons dit dans notre vidéo : « Les autorités ont vraiment déclaré la guerre à la jeunesse. »
Et nous avons également appris qu’une fois de plus, nous ne sommes pas seuls. Que les autorités ont tout intérêt à nous convaincre que nous sommes minoritaires, que les manifestants sont loin des « gens du peuple ». Cette croyance est profondément ancrée chez beaucoup, même chez les opposants à ce gouvernement. Mais les témoins de ce procès, les jeunes qui ont été arrêtés lors des manifestations de janvier, sont des adolescents ordinaires issus de familles ordinaires. La mère de l’un d’eux travaille à la poste, le père d’un autre est un ancien combattant, celui d’un autre est chauffeur de bus. Nous sommes la société. Nos actions parlent pour notre société, contrairement aux résultats des sondages obtenus sous la menace d’une arme imaginaire.
Douze mois de poursuites, d’assignation à résidence, des dizaines d’interrogatoires, des douzaines d’audiences, un acte d’accusation criminelle de 212 volumes que nous avons été forcés de lire – tout cela a été un test assez dur de notre concept de solidarité, de l’idée que nous pouvons accomplir beaucoup si nous sommes solidaires. Mais je pense que nous avons relevé le défi. Dès le premier jour, nous avons vu comment des centaines de milliers de personnes nous soutiennent, comment, malgré les intimidations auxquelles ils sont confrontés, des étudiants et des professeurs d’universités russes sont venus nous soutenir ; comment des centaines de personnes continuent de venir à nos audiences un an après notre première arrestation. Nous avons survécu, nous sommes restés sains d’esprit, nous n’avons pas abandonné.
Maintenant que notre État a lancé la soi-disant « opération spéciale », les enjeux sont devenus beaucoup plus élevés. Notre État n’est plus un flic bon à rien qui fait tournoyer sa matraque, c’est une véritable dictature. C’est un criminel de guerre. L’État a réussi à intimider beaucoup de gens, à les forcer au silence et à ne pas dénoncer cette guerre par tous les moyens. La seule chose à laquelle je peux penser ces jours-ci, c’est comment prendre position contre une peur aussi forte. Comment continuer à agir et à soutenir d’autres personnes alors que nous avons tous envie de fuir, de nous cacher dans un cocon ou de prétendre que tout cela n’existe pas. Les citoyens russes ne soutiennent pas la guerre. Ils sont si fortement opposés à cette guerre que certains d’entre eux ne peuvent même pas croire qu’elle se déroule sous leurs yeux.
Je pourrais vous dire ce que je pense de notre affaire. Que ce dont nous sommes accusés n’a aucun sens, que c’est théoriquement impossible à prouver. L’accusation n’a pas trouvé un seul adolescent qui ait regardé notre vidéo, se soit rendu à un rassemblement, ait attrapé le coronavirus et soit mort, parce qu’il n’en existe aucun. Mais je n’ai jamais su clairement ce que je pouvais dire dans cette salle d’audience qui aurait une chance d’être entendu.
Et donc, quel que soit le verdict, je me tourne vers les jeunes de tout le pays avec un plaidoyer, le même qu’un expert de l’accusation a jugé être un appel à participer à des rassemblements spécifiques : n’ayez pas peur et ne restez pas à l’écart. La peur est la seule chose qui leur permet de nous diviser. Ces dernières semaines, nous avons vu de nombreux exemples d’héroïsme, des jeunes, souvent des femmes, qui continuent à descendre dans la rue et à protester contre la guerre, malgré des dizaines de milliers d’arrestations et de perquisitions. Des personnes torturées dans nos commissariats, mais qui n’abandonnent pas et continuent de se battre. Aujourd’hui, nous n’avons pas le droit moral de nous arrêter, d’abandonner ou d’avoir peur. Chaque mot doit être assez fort pour arrêter les balles.
La question fondamentale de notre génération n’est pas seulement de savoir comment rester digne sous un régime fasciste. Comment agir correctement. Il s’agit de savoir comment nous pouvons construire la solidarité et nous unir dans une société qui a été impitoyablement détruite plusieurs décennies durant. « Les jeunes, c’est nous, et nous gagnerons » : ces mots résonnent à la fin de notre vidéo. Et vraiment : si ce n’est pas nous, alors qui ?...

Le plaidoyer d’un étudiant contre le système de répression de Poutine.   Le 12 avril dernier, quatre rédacteurs en chef du magazine étudiant Doxa ont été condamnés à deux ans de « rééducation par le travail » par un tribunal de Moscou. Leur crime ? Avoir diffusé en janvier 2021 une vidéo dans laquelle ils demandaient aux administrateurs d’universités d’arrêter de menacer les étudiants qui participaient aux rassemblements pro-Navalny, un opposant au régime. Bastille Magazine publie l’allocution finale qu’a prononcée devant le tribunal Armen Aramyan, l’un des condamnés, initialement parue sur le site Meduza. Honorable tribunal ! Il ne reste plus beaucoup d’endroits en Russie aujourd’hui où je peux parler librement de ce qui se passe dans notre pays. Je voudrais saisir l’occasion de dire quelques mots lors de cette audience publique. Il y a un mois, la Russie a lancé sa -soi-disant « opération militaire spéciale » en Ukraine [le 24 février, ndlr]. Des milliers de civils sont morts à la suite de ces hostilités ; selon les premières estimations, 5 000 personnes ont péri dans la seule ville de Marioupol. Avant de faire ma déclaration finale, je voudrais observer un moment de silence à la mémoire de ceux qui sont morts dans cette guerre. Chaque événement public en Russie aujourd’hui devrait commencer par une minute de silence. Honorable tribunal ! Cela fait déjà douze mois que mes amis et moi sommes assignés à résidence. Les perquisitions qui ont eu lieu dans nos appartements à six heures du matin le 14 avril 2021 ont divisé nos vies en un avant…

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