Ma voix compte enfin !

Omar Youssef Souleimane

Voter, pour un nouveau Français ayant grandi sous un régime dictatorial, est une activité fascinante. Pour la première fois, il sent que sa voix compte, sa vie compte. Il lui semble incroyable de réaliser qu’il fait partie de la République, de la démocratie, et de l’avenir d’un pays.

SOULEIMANE Omar Youssef ©photo Claude Gassian Flammarion
Arrivé en France en tant que réfugié politique, j’y ai vécu dix ans sans passeport. Devenu français quelques mois avant le premier tour de l’élection présidentielle, je peux enfin pratiquer ce nouveau droit qui s’appelle Voter. Je compte les jours, les heures même, en attendant le moment où je vais écrire le nom de mon choix. Ça ressemble à l’attente d’un rencard : on est impatient, on se prépare, et on imagine les détails de la scène avec l’autre. On hésite sur ce qu’on va mettre comme tenue, comme parfum. La différence c’est que c’est une histoire d’amour entre l’exilé et le pays d’accueil. Les élections jouent aussi un rôle dans les dates : aborder ce sujet pendant une soirée avec une personne rencontrée via une application, rapproche ou éloigne, selon les engagements politiques respectifs. Une écologiste, par exemple, très engagée dans ce domaine, passe son temps à protéger la planète. Elle ne peut pas fréquenter quelqu’un qui pense que l’extrême droite va sauver la France.
Pendant des semaines, je ne me suis pas posé la question : pour qui voter ? Même les gens qui votent depuis des dizaines d’années hésitent, alors moi, qui connais à peine les programmes des candidats, les complexités des droites et des gauches, je trouve tout cela un peu kafkaïen. En réalité, j’avais envie de voter pour et contre tous les candidats, afin de rattraper toutes les années où je n’avais pu le faire. C’était ça le plus important pour moi.
En chemin vers le bureau de vote, je pense aux Syriens : en 2011, le slogan le plus répété était : « Dégage ! », adressé au dictateur Bachar -al-Assad. Il voisinait avec : « Nous voulons choisir un nouveau président. » C’était la première fois que les Syriens réussissaient à exprimer ce rêve : Choisir. Depuis l’année 1963, quand Hafez el-Assad, le père du président actuel, est arrivé au pouvoir suite à un coup d’État, le pays a été dirigé d’une poigne de fer. Les élections ont toujours été un spectacle absurde. Tous les sept ans, les services de renseignement organisaient des fêtes, des rassemblements obligatoires dans les universités, sur les grandes places, pour soutenir le père leader, le fidèle, le camarade, comme on devait appeler le dictateur. Le jour de l’élection, les employés du bureau de vote déposaient deux paquets de feuilles, un pour le Oui et un pour le Non. L’électeur pouvait se mettre derrière un rideau, mais personne n’osait le faire. Certains, pour prouver leur amour au président, et effacer le soupçon d’être avec l’opposition, se faisaient une petite blessure à un doigt, votant ainsi avec leur sang répandu sur le Oui. Si quelqu’un était pressé, les employés prenaient sa carte d’identité, inscrivaient eux-mêmes le Oui, puis le mettaient dans l’urne. Dans tous les cas, tout le monde savait que ces bulletins finiraient à la poubelle le soir même, sans avoir été comptabilisés. Sous les photos d’Assad, on pouvait lire : « Oui et mille oui à vous, notre président pour toujours. » Le résultat était décidé par le chef de l’État lui-même. Pendant trente ans, Hafez el-Assad l’a emporté avec des scores d’au moins 95 %, jusqu’en 1999, où il a été élu par 100 % du corps électoral. En 2000, à sa mort, la Constitution précisait que le président devait avoir au moins 40 ans. Son fils Bachar étant trop jeune, le Parlement, sous la menace de la police, a changé la loi en sa faveur en cinq minutes et fixé l’éligibilité à 34 ans, l’âge qu’avait alors Bachar. Une fois ce détail réglé, une vague de louanges a submergé les médias. Cet ophtalmo au regard miraculeux allait changer l’avenir ! Pour lui, être président de la Syrie était une responsabilité presque insignifiante, tant il méritait de conduire le monde entier, comme un parlementaire l’avait assuré dans une réunion.
Cet acte d’« amour » forcé envers Assad s’est répété plus fortement en 2007, l’année de la deuxième candidature du président. Et, comme son papa, le fils a triomphé avec 99 % des votes. Les services de renseignement se sont mis à diffuser une chanson intitulée : « On t’aime », que l’on entendait dans les transports, à la radio, à la télé, et sur les grandes chaînes émettant dans les lieux publics. La photo d’Assad était partout, dans toutes les positions, sérieux, souriant, en uniforme militaire, en cravate, en train de manger, de parler, ou de marcher, avec ou sans lunettes de soleil. Ces clichés me faisaient toujours penser à Zorro, et chaque fois que je les voyais, la chanson me venait en tête. Assad lui ressemblait un peu, il est aussi mince, et leurs histoires sont similaires : Assad a fait ses études en Angleterre, puis il est rentré en Syrie pour devenir chef d’État, quand Zorro a étudié en Espagne avant de retourner dans son pays pour le sauver de l’occupation étrangère. Mais, si Zorro est revenu pour protéger son peuple persécuté, Assad, lui, l’a fait pour massacrer la liberté de ses concitoyens.
Voici les images qui me traversent l’esprit en ce dimanche parisien. Ici, sur la place de la Bastille, à côté de chez moi, pas de Zorro, mais la statue du Génie, avec son flambeau et ses ailes, symboles de la liberté révolutionnaire et républicaine. Les rayons du soleil s’y reflètent, le quartier est calme. Je pense aux centaines de milliers de Syriens qui ont perdu la vie, qui ont été torturés, ou qui ont dû s’exiler en luttant pour vivre le moment que je vis aujourd’hui en France. Je suis chanceux, peu de Syriens sont parvenus à obtenir une nationalité les autorisant à exercer ce droit.
Il est 8 heures du matin, je suis parmi les premiers citoyens qui arrivent à l’ouverture du bureau. La nuit dernière, j’ai mal dormi, j’imaginais comment cette journée allait se dérouler, tellement excité et ému. Ces derniers temps, j’ai participé à plein de débats avec des amis, sur la faisabilité du vote. Dans les soirées parisiennes, le sujet y est omniprésent. Tout tourne autour des élections, la situation sanitaire, le pouvoir d’achat, l’économie, l’Ukraine. Je leur demandais : « Vous allez voter dimanche ? » La réponse était : « oui », ou « non, je m’en fous », formulée sur un ton triste et désespéré. Un malheur envahit les jeunes lorsqu’ils parlent de cette question. Ceux qui vont voter pensent que ça ne changera pas la situation. Ils le font par principe, ou pour que la gauche obtienne un meilleur résultat. Ceux qui ne votent pas pensent que les politiciens sont tous les mêmes, à gauche, comme à droite, et conduisent notre pays à la catastrophe. Pour eux, il faut changer le système, la Constitution, et le chef de l’État doit avoir moins de pouvoir, au profit du Parlement et de la justice.
Devant le bureau, je croise un couple, une femme et un homme. Ce dernier dit à sa compagne : « Vas-y, moi je ne veux pas me salir les mains. » Je me précipite à l’intérieur, les noms des candidats sont sur une table, je montre ma pièce d’identité et ma carte électorale, et choisis la feuille. Je me dirige vers l’assesseur en charge de l’urne, une employée m’arrête : « Il faut que vous alliez derrière le rideau. » Je l’avais oublié ce rideau, j’aurais voulu voter devant tout le monde, pour dire à tous que j’avais le sentiment de naître une seconde fois. J’ai l’impression d’avoir un enfant qui s’appelle Le Droit de Vote. Dans l’isoloir, je mets le bulletin dans l’enveloppe, et vais à nouveau vers l’urne, un employé dégage l’ouverture étroite pour que je l’y dépose. Je n’arrête pas de prendre des selfies, l’homme est étonné. « Désolé, c’est la première fois que je vote. » Une fois le papier dans la boîte, j’ajoute : « J’ai le sentiment d’un assoiffé dans un désert qui vient de découvrir un verre d’eau fraîche. »
« Ni Macron, ni Le Pen », scandaient les manifestants le 16 avril à Paris. Déçus du résultat du premier tour, ils ne voulaient pas être face aux mêmes candidats que ceux de la précédente élection de 2017. Mais ce que je n’arrivais pas à comprendre, c’était ce slogan. Sur les réseaux sociaux, de nombreux amis ont appelé à faire barrage aux deux, en votant blanc ou en s’abstenant. Ils souhaitaient les empêcher d’être élus, ce que je trouvais absurde, car l’un des deux allait gagner. On peut ne pas être content du résultat, mais comment peut-on être contre le processus électoral ?

Omar Youssef Souleimane
Journaliste, poète et écrivain syrien né en 1987, Omar Souleimane s’est notamment fait connaître avec son récit Le Petit Terroriste (Flammarion, 2018). Son nouveau roman, sorti cette année chez Flammarion, s’intitule Une Chambre en exil.

Plusieurs personnes croisées à Paris m’ont affirmé, une fois qu’ils ont su que je venais de Syrie, qu’en France aussi on vit en dictature, mais de façon masquée. Macron est comme Assad, la différence c’est que la dictature française manipule les gens en organisant un semblant de démocratie. Ce discours n’est pas seulement inacceptable car il met dans le même sac un boucher qui a massacré plus de cinq cent mille personnes et un président élu. Il est aussi dangereux pour la France : pour renverser un régime dictatorial, les manifestations pacifiques ne sont souvent pas efficaces, il faut passer par la lutte armée : est-ce cela que ces gens souhaitent pour la France ?
De mon côté, tout ce que je désirais, c’est que l’extrême droite n’arrive pas au pouvoir. Au deuxième tour, j’arrive vers 10 heures au bureau de vote, moins chargé que la fois précédente. La majorité des présents ont un certain âge, un homme dans la cinquantaine, devant moi, prend le bulletin Le Pen, je choisis celui de Macron. Je dépose mon enveloppe avec le même enthousiasme. Le soir même, je vais chez des amis, face à l’écran, à 19h50, l’adrénaline monte, je veux que ces moments passent plus vite que d’habitude. Il ne faut pas que notre pays soit dirigé par les extrémistes, pas la France, pas le pays d’Éluard, où l’on peut encore manifester, s’exprimer, créer des associations et faire progresser cette patrie. Il est 19h59, les chiffres du compte à rebours défilent, 10, 9, 8... Lorsque le visage de Macron apparaît, je m’écrie : « Ouf ! » Mais ça n’est pas fini, le moment est venu de se préparer pour les élections législatives. Début juin, nous vivrons une nouvelle aventure, un nouvel épisode de démocratie....

Voter, pour un nouveau Français ayant grandi sous un régime dictatorial, est une activité fascinante. Pour la première fois, il sent que sa voix compte, sa vie compte. Il lui semble incroyable de réaliser qu’il fait partie de la République, de la démocratie, et de l’avenir d’un pays. SOULEIMANE Omar Youssef ©photo Claude Gassian Flammarion Arrivé en France en tant que réfugié politique, j’y ai vécu dix ans sans passeport. Devenu français quelques mois avant le premier tour de l’élection présidentielle, je peux enfin pratiquer ce nouveau droit qui s’appelle Voter. Je compte les jours, les heures même, en attendant le moment où je vais écrire le nom de mon choix. Ça ressemble à l’attente d’un rencard : on est impatient, on se prépare, et on imagine les détails de la scène avec l’autre. On hésite sur ce qu’on va mettre comme tenue, comme parfum. La différence c’est que c’est une histoire d’amour entre l’exilé et le pays d’accueil. Les élections jouent aussi un rôle dans les dates : aborder ce sujet pendant une soirée avec une personne rencontrée via une application, rapproche ou éloigne, selon les engagements politiques respectifs. Une écologiste, par exemple, très engagée dans ce domaine, passe son temps à protéger la planète. Elle ne peut pas fréquenter quelqu’un qui pense que l’extrême droite va sauver la France. Pendant des semaines, je ne me suis pas posé la question : pour qui voter ? Même les gens qui votent depuis des dizaines d’années hésitent, alors moi, qui…

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