Le regard porté sur l’avenir se heurte aujourd’hui à une épaisse muraille. L’exercice politique de l’anticipation du futur s’est considérablement rationalisé et technologisé. De cette rationalisation gouvernementale des possibles découle un sentiment d’horizon bouché : fragilisation de la psyché, méfiance envers le discours de l’autre, multiplication des idées complotistes, difficulté de penser l’avenir avec confiance, catastrophisme environnemental, collapsologie… Autant de phénomènes qui auront durablement marqué les esprits. Quelle marge de manœuvre nous reste-t-il pour bâtir une pensée commune fondée sur l’espoir ?
C’est la question à laquelle Haud Guéguen et Laurent Jeanpierre se proposent de répondre dans leur ouvrage récemment paru, La Perspective du possible. Comment penser ce qui peut nous arriver et ce que nous pouvons faire (La Découverte, 2022). Ils y retracent l’histoire multiséculaire de l’espoir afin de mesurer comment celui-ci pourrait nourrir un nouvel horizon politique, tout en analysant le processus historique de rationalisation des rapports à l’avenir.
L’espoir apparaît en dépit des circonstances qui tendraient à le déclarer vain, inutile, posant ainsi la question de sa logique interne, c’est-à-dire de sa rationalité ou de son irrationalité. Dans l’espoir réside à la fois le désir de voir ses espoirs réalisés et la croyance en la possibilité même de leur réalisation. Il s’agit surtout d’un phénomène impossible à faire exister sans l’Autre et la projection vers un avenir en commun. L’espoir détecte et comprend dans la communication le nouveau (sens) pas encore apparu. C’est ainsi qu’il ouvre à la possibilité d’établir l’intersubjectivité et la projection vers l’avenir. La catégorie de l’attente, très proche de la catégorie de l’espoir, au sens communicatif, repose sur la fonction du savoir. Le chercheur qui attend un certain résultat de sa recherche se fie aux données dont il dispose et à la maîtrise complète des paramètres de l’expérience ou de la procédure de recherche. Le chercheur n’espère pas, il attend. L’espoir, quant à lui, apparaît parce qu’est détecté l’espace vide de l’inconnu, dans lequel la catégorie du contrôle n’est plus fonctionnelle. Contrairement au monde de l’informatique, qui est un immense système fondamentalement fermé aux possibilités limitées et prévisibles, la communication humaine opère dans un réseau caractérisé par l’indécision, donc dans un champ impossible à contrôler. Récemment, sur les réseaux sociaux, un nouveau terme, hopium, commence à se répandre. Mot-valise composé des mots espoir/espérance et opium, il est utilisé pour décrire une drogue fictive permettant de garder espoir en période de stress. Un espoir sans issue car fondamentalement solitaire et non orienté vers l’Autre.
Le temps d’entropie et de chaos global dans lequel nous vivons sera-t-il celui de l’espoir ou du désespoir ? La psychanalyste et philosophe Laurence Joseph analyse dans son essai La Chute de l’intime. La mélancolisation du discours (Hermann, 2021) les conséquences inédites de la pandémie sur la structuralisation du discours commun sur le sens de la vie, et l’importance d’échapper à la mélancolisation de l’histoire. Décrite comme une forme de projection, d’attente du résultat souhaité, l’espérance – plus encore que l’espoir – se détermine par son incertitude épistémique. L’espérance est un phénomène transcendantal, proche de la foi – une relation aux forces qui nous dépassent, plus profonde que l’espoir, plus solidement ancrée et constante car non liée aux événements concrets. Ainsi le philosophe marxiste Ernst Bloch en fait-il le principe fondateur des utopies dans son ouvrage majeur Le Principe espérance, paru entre 1944 et 1959. Il y étudie conjointement les notions d’espoir et d’utopie, en montrant que l’élaboration d’utopies est une fonction essentielle de la conscience humaine par laquelle elle esquisse les traits d’un monde meilleur. Sans une visée normative, nourrie de nos espérances, l’ouverture de l’horizon bouché ne pourra jamais voir le jour.
