Chaînes d’info : chronique d’une guerre annoncée

Nathalie Sonnac

Soumises à des impératifs marketing et de rentabilité de plus en plus puissants, les chaînes d’info vont-elles perdre leur âme ?
Voilà plusieurs mois que nous assistons à une polarisation des débats sur CNews. Nombreux sont ceux à s’interroger sur l’évolution de la ligne éditoriale de la chaîne d’information en continu : tendrait-elle à se muer en chaîne d’opinion, sorte de réplique française de la très extrême Fox News de Rupert Murdoch ? Sa courte histoire révèle combien les logiques économiques sont venues se loger au cœur de la bataille et participent de sa mue.
Mars 2005, qui marque l’arrivée de la télévision numérique terrestre (TNT) et l’abandon de l’antenne râteau, est une date-clé de l’histoire de l’audiovisuel français. À l’époque, 70 % des foyers reçoivent en moyenne 6 chaînes de télévision et seuls 885 000 sont équipés d’un adaptateur, soit 3,6 %. Trois ans plus tard, les deux tiers d’entre eux accèdent en moyenne à 15 chaînes (sur un total de 18, dont deux d’information : I>Télé, chaîne du groupe Canal+ qui demande son passage au gratuit, et BFM TV, du groupe NextTV Radio, créée pour l’occasion.)
La TNT est la première transformation structurelle du secteur. Elle s’est traduite par une consommation croissante de télévision. Selon Médiamétrie, la durée d’écoute individuelle de la population (des quatre ans et plus) est passée de 2h59 en 1997 à 3h50 en 2012. Sur le plan économique, la nouvelle offre de chaînes gratuites, généralistes et thématiques, vient concurrencer frontalement les télévisions payantes, devenues moins attrayantes du fait de leur prix d’abonnement. C’est particulièrement vrai pour LCI, distribuée depuis sa création par TF1 en 1994 sur le câble et le satellite et qui subit l’arrivée des deux chaînes rivales accessibles gratuitement. Si, côté téléspectateurs, la TNT remporte un succès indéniable, côté éditeurs, cette multiplication de services se traduit mécaniquement par une fragmentation des audiences : en dix ans, TF1 aura ainsi perdu plus de 10 points, entraînant à la baisse ses parts de marché publicitaire.
En 2012, six nouvelles chaînes gratuites sont diffusées. C’est le deuxième changement structurel pour le secteur. Cette fois, il porte sur son équilibre concurrentiel. Dans le même temps, la crise économique de 2008 a entraîné une baisse des dépenses de communication par les annonceurs. Même si le média télévision est celui qui a le mieux résisté, le phénomène de contraction des recettes publicitaires est entamé et le transfert des investissements vers Internet enclenché. À l’instar des autres pays européens, la France voit déjà une première inflexion à la baisse de l’audience de la télévision, en particulier chez les jeunes. Dans Cinquante ans de pratiques culturelles (2020), Lombardo et Wolff pointent l’apparition de clivages générationnels entre 2008 et 2018, où les générations les plus récentes développent de nouveaux usages numériques.
Ainsi, les germes de la guerre des chaînes d’information en continu sont d’abord économiques : le marché audiovisuel compte un très (trop) grand nombre de chaînes gratuites pour un revenu publicitaire resté stable et contraint par la réglementation. À ce constat viennent s’ajouter deux évènements majeurs : le passage en TNT gratuite de LCI et la création de la nouvelle chaîne d’information en continu par France Télévisions, FranceInfo. Une initiative inscrite dans le projet stratégique de la future présidente du groupe public, Delphine Ernotte, en mars 2015. Selon elle, il est de « la responsabilité éthique et morale de l’audiovisuel public de sortir de cette logique du buzz permanent pour garantir à l’audience une information de qualité. (…) Elle visera à sortir de la dictature de l’urgence. » Elles sont désormais quatre chaînes d’information en continu à se livrer une concurrence acharnée sur le marché de l’attention des téléspectateurs, et trois sur le marché publicitaire (FranceInfo: est une chaîne publique), sans compter France 24, la chaîne d’information internationale en continu du groupe France Médias Monde.
En 2016, le revenu publicitaire global des chaînes représente environ 3,3 milliards d’euros. Pour la première fois, « la santé économique du secteur se dégrade et le résultat d’exploitation des chaînes privées est négatif », selon un rapport du CSA de 2016. Seules trois parviennent à l’équilibre : Gulli, 6Ter et BFM TV. Les audiences s’érodent et les charges ne cessent de s’alourdir. Cette même année, Vincent Bolloré, nouveau président de Vivendi, souhaite recentrer l’activité de son groupe sur les médias et la communication. Il juge les coûts d’exploitation d’i>Télé trop élevés. Estimés aux alentours de 11 millions d’euros en 2005, ils seraient passés à plus de 30 millions d’euros en 2016 (chiffres presse). Un conflit social de plus d’un mois entre direction et rédaction entraîne le départ de près de 90 journalistes en novembre 2016.
Un an plus tard, une nouvelle rédaction est constituée et i>Télé est devenue CNews. Les économistes estiment souvent qu’il existe deux stratégies de différenciation des firmes possibles : une stratégie en prix ou une stratégie en produit. Accessibles gratuitement, les chaînes ne peuvent, par définition, s’engager dans une guerre des prix de vente auprès des téléspectateurs ; seule une stratégie sur la nature des programmes offerts leur permet de se distinguer. Ici, leur marge de manœuvre est faible. Définies par leur convention comme des chaînes d’information en continu, elles n’ont pas la possibilité de diffuser des films, des séries, des documentaires ou du divertissement. Lors de son passage en gratuit, la chaîne LCI s’était d’ailleurs engagée auprès du CSA sur une convention sensiblement distincte de celle de BFM TV ou de CNews. Celle-ci comprenait une obligation « de programmation a minima de 40 % de magazines d’information sur des thématiques bien précises de politique, d’actualité internationale, de consommation, de culture, de société, avec des rappels de titres et des JT qui ne doivent pas excéder 23 % du temps total ou encore la diffusion une fois par semaine d’un programme d’information pour les plus jeunes ».

Nathalie Sonnac, professeure à l’Institut français de presse de l’université Paris II Panthéon-Assas, présidente du Comité d’éthique pour les données d’éducation, a été membre du Conseil supérieur de l’audiovisuel (2015-2021).
CNews choisit ainsi un nouveau positionnement basé sur le marketing, piloté par le directeur général de la chaîne et de la rédaction lui-même, Serge Nedjar. Celui-ci met en place des émissions de plateau, peu coûteuses, autour de fortes personnalités comme Pascal Praud ou Jean-Marc Morandini. Ils organisent des débats façon talk à l’américaine, sur des thématiques « proches des préoccupations des Français ». En quelques mois, la chaîne trouve sa voix en plaçant à l’antenne Éric Zemmour. L’émission « Face à l’info » devient rapidement le rendez-vous du 19h-20h qui rassemble plus de 300 000 téléspectateurs. Les propos de l’éditorialiste trouvent écho dans les médias traditionnels et sont repris sur les réseaux sociaux, friands de polémiques. CNews a ainsi trouvé sa martingale : tout le monde en parle. En mai 2021, elle passe la barre symbolique des 2 % d’audience et vole à cinq reprises la première place de la chaîne leader BFM TV. Plus qu’une chaîne d’opinion, la chaîne est devenue un phénomène médiatique grâce à une politique marketing puissante. Reste à savoir si cette mue lui permettra d’attirer les annonceurs et devenir rentable sur le plan économique. Plus généralement, quelle est la pérennité des différentes chaînes d’information en continu sur un marché audiovisuel aussi étroit que celui de la France ?...

Soumises à des impératifs marketing et de rentabilité de plus en plus puissants, les chaînes d’info vont-elles perdre leur âme ? Voilà plusieurs mois que nous assistons à une polarisation des débats sur CNews. Nombreux sont ceux à s’interroger sur l’évolution de la ligne éditoriale de la chaîne d’information en continu : tendrait-elle à se muer en chaîne d’opinion, sorte de réplique française de la très extrême Fox News de Rupert Murdoch ? Sa courte histoire révèle combien les logiques économiques sont venues se loger au cœur de la bataille et participent de sa mue. Mars 2005, qui marque l’arrivée de la télévision numérique terrestre (TNT) et l’abandon de l’antenne râteau, est une date-clé de l’histoire de l’audiovisuel français. À l’époque, 70 % des foyers reçoivent en moyenne 6 chaînes de télévision et seuls 885 000 sont équipés d’un adaptateur, soit 3,6 %. Trois ans plus tard, les deux tiers d’entre eux accèdent en moyenne à 15 chaînes (sur un total de 18, dont deux d’information : I>Télé, chaîne du groupe Canal+ qui demande son passage au gratuit, et BFM TV, du groupe NextTV Radio, créée pour l’occasion.) La TNT est la première transformation structurelle du secteur. Elle s’est traduite par une consommation croissante de télévision. Selon Médiamétrie, la durée d’écoute individuelle de la population (des quatre ans et plus) est passée de 2h59 en 1997 à 3h50 en 2012. Sur le plan économique, la nouvelle offre de chaînes gratuites, généralistes et thématiques, vient concurrencer frontalement les télévisions payantes, devenues moins attrayantes du fait de leur prix d’abonnement. C’est particulièrement…

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